L’image est définie par Jacques Garelli « comme le rapprochement de deux réalités logiquement exclusives ou existentiellement incompatibles, mais ayant un fondement commun qui se situe à un niveau préréfléchi » 17 . Dans cette optique, nous pouvons dire que le dénominateur commun entre le surréalisme et l’image est donc l’utilisation de l’image comme mode d’expressivité privilégié, à cela s’ajoute que les deux fonctionnent de façon automatique. En conséquence, nous étudierons la démarche du surréalisme pour renouveler des mécanismes, comme ceux de l’image et particulièrement ceux de la métaphore.
L’image existe depuis toujours dans la poésie, indépendamment des courants littéraires et des modes d’écriture. Elle est donc la matière première du langage poétique, sans être par essence classique, réaliste ou surréaliste ; mais elle diffère d’une époque et d’un style aux autres, se distingue par la définition particulière qu’on pourrait lui octroyer et le rôle qu’on lui assigne. Ainsi, l’image dans le surréalisme ou l’image « surréaliste » est singulière, non pas parce que les surréalistes ont inventé l’image poétique, mais parce qu’elle est devenue une figure essentielle de la poésie moderne, et peut-être la marque de toute poésie, de laquelle ils ont tiré un parti nouveau, essentiellement en lui accordant un caractère onirique. « L’image surréaliste naît d’une vision préalable retranscrite, ce qui la ramènerait à une «mimésis d’hallucination », qu’elle « donne à voir », cela implique toute une poétique de l’image qui, au lieu de consigner une vision, ouvrirait sur un nouvel état de la vue, changerait le regard de l’Autre. Dans le droit fil de la voyance rimbaldienne, le surréalisme illumine le quotidien par un nouvel éclairage induit à partir des mots. Certains philosophes avaient déjà montré que notre perception du réel est conditionnée par le langage : le surréalisme décide d’en tirer parti, en une magie active » 18 .
Produit donc de l’automatisme psychique, elle déroute par son incohérence effrénée, son jaillissement libéré de tout contrôle et de toute sorte de préméditation, caractérisée également par un pouvoir d’invention et par l’intensité des coïncidences qu’elle crée. Elle est donc la création de syntagmes nouveaux et insolites par association de mots dont les champs sémantiques sont éloignés ou divergents, et de la sorte, elle sert à transcrire directement le monde intériorisé du poète et de son inconscient par le biais d’un langage brut, sans intermédiaire de l’esprit critique. En réalité, dans l’image surréaliste en général, l’imagination ne présente pas un rapprochement de deux termes, mais leur écart comblé par un transfert de sens. Une idée qu’on rencontre chez Jean Cohen, pour qui « toute métaphore est ainsi, si on peut dire, une figure ‘’obligée’’ : la poésie distend sans cesse les significations et, d’un même mouvement les renoue » 19 , donc pour être réussie, l’image doit mettre en place un sens même si ses éléments soient éloignés, mais encore donner quelque chose à voir ou à sentir, comme il le dit également, « dans et par la figure, le sens est à la fois perdu et retrouvé » 20 .
En effet, elle n’est plus un concept superflu, confondu proportionnellement avec certaines figures, comme la présente la rhétorique, mais elle acquiert un statut important, transformée en « un élément premier de l’écriture du poème », dans la mesure où elle tire sa force poétique de la contradiction sur laquelle elle est bâtie : alors qu’elle est énigmatique, elle autorise toutefois l’accès à la connaissance. Par ailleurs, le point de vue surréaliste s’oppose à la conception classique, car la base de l’image n’est plus la notion d’invention fondée sur le vraisemblable, mais sur la ferveur onirique admettant toutes les associations. Par conséquent, la notion du hasard remplacera l’intention, et mènera à un mode original permettant d’envisager, d’une autre manière inédite, les rapports entre langage et sujet, entre langage et société. Donc, grâce au hasard, l’image surréaliste se caractérise par un caractère remarquable, car inattendu, pour se libérer ainsi des exigences de la représentation « liée à l’idée d’un nœud premier, chargé d’un sens immuable » et ainsi, « l’image ne présente plus alors un objet réel, elle est l’objet même » 21 .
« Nous éprouvions toute la force des images. Nous avions perdu le pouvoir de les manier. Nous étions devenus leur domaine, leur monture » 22 , comme le confirme Aragon dans Une vague de rêves, l’image verbale prend pour les écrivains surréalistes une importance primordiale, vu que, dans sa structure, elle se dérobe, dans une certaine mesure, aux paramètres syntaxiques, et que d’autre part, elle enfreint la logique rationnelle, car les images surréalistes sont dictées par l’inconscient, ne consistant point en « un changement de sens, mais [en] une proposition de sens » 23 . Alors que l’image en général permet une transposition de la réalité vers la concrétisation, et ce par un passage, qu’elle seule rend possible, du règne de la logique à celui de l’émotion, dans le but d’offrir une perception personnelle et subjective du monde, l’image surréaliste établit un lien entre deux types de conception du monde sans conférer l’éminence à l’un sur l’autre. Elle procède également par analogie, toutefois particulière, tel que l’affirme Gérard de Cortanze, parce que « universelle, proche des thèses baudelairiennes », « susceptible de créer une image parfaitement authentique », qui donne forme aux perceptions de l’intuition, et contribue à la création d’une image surréaliste qui « ne passe ni par la rhétorique ni par le réalisme pratique », et dont « la beauté » est « convulsive », et « l’écriture automatique en garantira la liberté et rendra enfin possible l’essor d’une pensés pure, seule capable d’atteindre au ‘’dévoilement surréel’’ » 24 .
Par ailleurs, il est primordial de signaler la parenté entre l’image surréaliste et le symbole, dans la mesure où on rencontre souvent dans la poésie surréaliste des « images d’images », qui désignent des figures où les termes de la « comparaison » sont eux-mêmes déjà des figures métaphoriques. Nous essayerons donc d’expliciter le caractère symbolique de cette image par le fait que le symbole est un mode de fonctionnement du langage non conforme aux lois de la logique, toutefois en véhiculant un sens qui demeure voilé, détourné ou brouillé. En effet, de Baudelaire et du symbolisme au surréalisme, l’évolution de la poésie se définit par un recours sans cesse plus exigeant au symbole comme créateur du sens, et ce par un abandon systématique de ce que les linguistes appellent la dénotation au profit de la connotation.
Au-delà d’un sens inédit qu’il véhicule, un poème surréaliste typique se présente le plus souvent comme une suite de propositions juxtaposées, dont chacune contient une image, ou même comme une suite de mots, substantifs ou adjectifs, qui font image, alors que les mots-outils sont systématiquement soustraits, cependant, les subordinations et les coordinations peuvent être inscrites, sans pour autant coïncider réellement avec les articulations du discours qu’elles paraissent former, ce qui met donc en place une discordance entre le sens et la syntaxe. D’autre part, l’originalité de l’image surréaliste repose non seulement sur la littérature mais sur l’enivrement des sens.
Ce qui caractérise également les poèmes surréalistes est le fait qu’ils soient composés d’une seule image, correspondant de la sorte à une intuition éblouissante prolongée par la révélation progressive de correspondances multiples. L’image alors n’est plus instantanée, mais suspensive puisqu’elle s’étale dans l’espace textuel, et son intensité émotive garde une tonalité unique mais soumise à des modulations. On obtient de la sorte « le poème-image, qui découle d’une image première, d’une phrase d’éveil, et qu’on trouve fréquemment dans la production surréaliste : il n’est donc pas d’abord une forme, un procédé, un genre littéraire. Il nous ramène sans cesse au souci surréaliste d’aboutir, par quelque moyen que se soit, au ‘’point suprême’’ de résolution des contradictions » 25 . Les images transposent sur le monde concret une vision des choses, et elles s’engendrent l’une l’autre en renvoyant indéfiniment à un autre registre.
J. GARELLI, La Gravitation poétique, Mercure de France 1966, pp.111-112.
M.-P. BERRANGER, Le Surréalisme, Paris, Hachette 1997, p.129.
J. COHEN, Structure du langage poétique, Paris, Flammarion 1966, p.171.
Idem.
G. DESSONS, Introduction àl’analyse du poème, Nathan 2000, pp.64 -74.
L. ARAGON, Une Vague de rêves, Paris, Seghers 1990, p.14.
P. CAMINADE, Image et Métaphore, Paris, Bordas 1970, p.129.
G. De CORTANZE, « Dada et le Surréalisme, entre révolte et révolution », in Magazine Littéraire n°365, Mai 1998, pp.49-53.
A. PRETA-DE BEAUFORT, Le Surréalisme, Paris, Ellipses 1997, p.39.