L’image selon Breton

Il paraît donc inconséquent de s’intéresser à l’image surréaliste sans avoir recours à la définition proposée par le chef de file André Breton :

‘C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image […] les deux termes de l’image […] sont les produits simultanés de l’action que j’appelle surréaliste, la raison se bornant à constater, et à apprécier le phénomène lumineux. 26

Ce rapport avec la lumière dit que l’image surréaliste ne peut avoir pour origine la faculté raisonnante, mais provient d’une faculté au-delà de la raison, cette dernière ne pouvant qu’observer ce phénomène miraculeux dont la signification ne peut être atteinte par le biais de la logique, dans la mesure où « l’atmosphère surréaliste [est] créée par l’écriture mécanique » 27 . En effet, l’image est fondée principalement non sur une association des idées, mais sur celle des mots dans un énoncé, et de ce fait, la rencontre analogique se réalise entre deux éléments d’une phrase et non pas entre deux réalités (comme le prétend Reverdy).

Selon Breton aussi, l’image surréaliste peut être classée selon plusieurs types. Cependant, il ne prend en considération qu’une catégorie bien particulière, « celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé […] ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement […], soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire » 28 .

Par conséquent, l’image surréaliste n’admet point d’interprétation logique, elle demeure obscure malgré les tentatives de clarification, et ce parce qu’elle procède selon différents modes qui font que son interprétation surpasse les facultés communes ; on va reprendre donc ces techniques : d’abord, les deux termes en rapport pour constituer l’image sont incompatibles, ils ne peuvent donc être rapprochés qu’en vue de l’absence de tout lien commun qui permet de les relier, d’où on peut qualifier ce produit regroupant les deux pôles par l’adjectif « arbitraire » - parce que non motivé. On ne peut donc l’entendre comme une création propre à un esprit actif, mais comme une confidence faite à l’homme sensible prêt à recevoir dans un état de passivité toute inspiration poétique. Cette production surréaliste peut être également fondée sur l’un de ses deux constituants en l’absence de l’autre, qu’on ne peut le deviner et dont on ne peut discerner les motifs de l’absence, de même que ceux de l’apparition du terme présent dans le contexte. Elle peut aussi s’adresser aux sens ; toutefois, concrète ou figurative, elle échappe à l’interprétation qui demeure illusoire au cas où elle apparaît possible, et qui ne peut être alors que stérile et vaine.

D’autre part, soit « hallucinatoire », donc fantasmatique ou délirante, soit qu’elle échange les sèmes (abstrait/concret, humain/ animal…), ou qu’elle soit comique, le but n’est autre que de garder un caractère énigmatique propre à l’image surréaliste, un trait spécifique qui peut être atteint aussi par un effet de surprise, ainsi que le mentionne Breton : « Tout est bon pour obtenir de certaines associations la soudaineté désirable » 29 . Surprendre, ainsi, la logique aussi bien que les attentes du lecteur. Par conséquent, la surprise est envisagée comme l’un des fondements de l’esthétique surréaliste : « elle est la rencontre avec l’inconnu, avec la richesse du monde et de l’être que nous dissimule l’habitude d’employer les mots usés par une pratique inconsciente » 30 .

Créée par l’automatisme, cette image doit être le produit de l’arbitraire et du hasard, en l’absence totale de préméditation et de calcul, fondée donc sur la conjonction abrupte et énigmatique de deux termes que rien ne devrait en principe assembler. L’image n’est plus alors une simple figure de style, mais, par sa dynamique propre, elle dévoile certaines éventualités inexplorées qu’elle arrive à mettre en place par le seul libre jeu de mots. « Elle se propose de réunir des éléments que la logique ordinaire ne rapproche pas, ce qui lui donne l’efficacité d’un révélateur des aspects cachés de la réalité et fait d’elle un mode de résolution des contradictions » ; « loin d’être un mirage, l’image suscite le surréel : elle n’est pas illusion mais possession. A son pouvoir de révéler le surréel en ‘’dépaysant’’, s’associe sa capacité à résoudre les contradictions et à désenchaîner le désir » 31 .

La première des pratiques que Breton présente, au niveau de l’image poétique, semble le mécanisme « l’un dans l’autre », en tant que moyen efficace de création des représentations les plus osées. En dehors des limitations imposées par le réel, l’imagination libérée peut se permettre d’établir des rapprochements qui paraissent les plus gratuits. Pourtant, cette gratuité n’est que superficielle et apparente, puisque le langage de l’inconscient et de la poésie peut réaliser tous les détours possibles pour passer d’un mot à un autre, grâce à un lien caché qui existe entre les objets indiqués par les mots ainsi mis en contact. On est ainsi dans l’application d’une théorie des correspondances qui rend possible la transformation de toute chose en toute autre, ainsi que le maintien d’une effervescence partagée des sens et des images, en tant qu’éléments constitutifs de l’esprit.

L’image poétique surréaliste peut être considérée comme un pont permettant de passer d’un mot à un autre, en s’épargnant la peine d’établir une description des liens vérifiant ce passage, puisque cette chaîne de nouvelles relations est recomposée par la voie de l’analogie, qui semble reconstituer l’activité inconsciente. Mais l’évaluation du procédé analogique, qui consiste principalement en un échange continuel entre les objets, nécessite une pensée libérée du système limitatif de l’identité, bâti sur une dialectique elle-même fondée sur la distinction de l’activité vigile et de l’activité onirique. Dès lors, on assiste à une annulation des frontières communément marquées entre rêve et veille, poésie et raison, conscient et inconscient : les contradictions sont réellement franchies, remplacées par des considérations confirmant le caractère unitaire de l’esprit, comme l’atteste Legrand :

‘L’analogie ‘’particularise’’ les connexions de la simple ‘’similitude’’ puis les généralise (par son effet inductif) jusqu’à une totale métamorphose où s’effondrent les différences en ce qu’elles ont d’inerte, de même que la dialectique ‘’analyse’’ les connexions de l’ancienne logique, et, dissipant les antinomies qui la bloquaient, assume la destinée amplifiante de la ‘’Raison’’. 32

L’image se montre donc comme une synthèse, comme celles illuminantes que vise à réaliser toute l’activité surréaliste (entre le rêve et le sommeil, la raison et la folie, le bien et le mal…).

Cette aspiration à résoudre les antinomies par la force de l’imagination, contribue à une métamorphose perpétuelle des objets du monde, à une transformation radicale des apparences réelles, de même à une inversion dans l’ordre des processus qui régissent l’univers. Dès lors, le surréaliste reconstruit le monde selon sa propre vision, pour se reconstruire lui-même, avec une personnalité autre que celle qu’il possédait dans le monde logique. Les rapports du moi avec l’univers se modifient et changent, par la fusion totale de l’imaginaire, et pour parvenir, en conséquence, à une pureté au-delà de l’aliénation du monde réel. Néanmoins, pour parvenir à réaliser cette alliance des choses entre elles et celle de l’être dans les choses, les surréalistes ne se sont pas contentés de l’imagination et de l’analogie, mais ils ont multiplié les techniques et les pratiques, à commencer, essentiellement, par l’écriture automatique et l’hallucination.

Par ailleurs, en s’inspirant de la définition de l’image proposée par Pierre Reverdy :

‘L’image est une création pure de l’esprit’ ‘Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.’ ‘Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique » 33 .’

Breton établit la sienne :

‘comparer deux objets aussi éloignés que possible l’un de l’autre, ou, par toute autre méthode, les mettre en présence d’une manière brusque et saisissante, demeure la tâche la plus haute à laquelle la poésie puisse prétendre  34 , ’

dans le but d’affirmer que le rapprochement soudain de deux objets étrangers l’un à l’autre, disjoints auparavant par les catégories rationnelles, réanime l’imagination pour qu’elle crée des relations imprévues et stupéfiantes, et réalise le retour à une vision « normale » des choses. En refusant donc la dissociation logique des choses, l’image surréaliste révèle leur unité cachée, en accédant à un champ de voyance que seuls les poètes authentiques peuvent explorer. Elle signifie la réconciliation des choses entre elles, l’amorce de la réconciliation de l’homme avec toutes les choses, et avec l’univers.

Malgré cela, l’image surréaliste peut être condamnée et rejetée à cause d’un caractère d’absurdité apparent, parce qu’on oublie qu’elle est le produit de l’inconscient et, par conséquent, n’accepte pas une interprétation logique. Et c’est le moi profond qui s’exprime conformément à un déterminisme propre à l’inconscient, qui fait que derrière l’« absurdité » du texte, se cache un sens particulier et qu’il n’est possible d’expliciter que grâce à un travail d’élucidation en mesure de le découvrir, comme l’atteste Philippe Forest :

‘Le propre de l’image surréaliste réside […] dans son inexplicable arbitraire, et tenter de réduire celui-ci reviendrait à en nier la singularité. Mais si chacune des images doit conserver sa part d’énigme, rien n’empêchera que leur réunion finisse par composer un sens, le désordre de l’écriture produisant spontanément et paradoxalement un ordre qui est celui-là même de la création poétique laissée à elle-même. 35

Toutefois, si la notion de justesse, sur laquelle Reverdy bâtit sa conception de l’image, se trouve remplacée, chez Breton, par l’arbitraire, le caractère absolu de ce critère est aussitôt restreint par le fait de rendre l’interprétation de l’image possible. Dès lors, alors que l’une est juste et l’autre arbitraire, les deux conceptions de l’image vont se différencier de plus en plus dans la mesure où, au-delà du Premier Manifeste, l’image surréaliste va évoluer en s’éloignant de la définition stricte héritée de Reverdy, puisqu’elle regroupera la métaphore (que Breton semble assimiler à la comparaison), aussi bien que tout autre mode de rapprochement et de découverte d’analogies.

Dans la section suivante, nous avons pris le choix d’exposer certaines définitions de la figure, dans le but de mieux saisir cette notion, et subséquemment de proposer une approche orientée vers une meilleure appréciation du texte.

Notes
26.

A. BRETON, Manifeste du surréalisme, Paris 1924, p.46.

27.

Idem.

28.

Ibidem, p.47.

29.

Ibidem., p.49.

30.

V. BARTOLI-ANGLARD, Le surréalisme, Nathan, Paris 1989, p.59.

31.

A. PRETA-DE BEAUFORT, Le Surréalisme, Paris, Ellipses 1997, pp.226-227.

32.

G. LEGRAND, « Analogie et dialectique », La Brèche, n°7, Paris, Le Terrain vague, Décembre 1964, pp. 28-29.

33.

A. BRETON, Manifestes du surréalisme, Pauvert 1972, p.30.

34.

A. BRETON, Les Vases Communicants, Paris, Gallimard 1970, p.129.

35.

Ph. FOREST, Le Mouvement Surréaliste (Poésie, Roman, Théâtre), Paris, Vuibert 1994, p.94.