La métaphore est un trope

Définis par Dumarsais, les tropes sont « des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot » 62 . En d’autres termes, il s’agit de figures fondées sur « une déviance sémantique», dans la mesure où le mot qui est métaphorisé (1), renvoie à un signifiant inhabituel, composé de la dénotation 63 d’un autre mot (2) et de la valeur connotative du signifiant de (1). Une transgression de l’emploi courant du mot (1) implique la coexistence d’un sens propre et celle d’un sens figuré, due à un rapprochement de deux réalités hétérogènes par le biaisd’une relation d’analogie, de similarité.Ainsi, les métaphores réalisées par des termes transposés (étrangers à leur emploi habituel) ne sont qu’une forme particulière du changement de sens, du transfert des termes établi sur la ressemblance entre leurs signifiés. Elles accomplissent, en effet, deux fonctions, une proprement rhétorique, d’expression et de persuasion, et une autre lexicale, qui consiste à désigner par un mot détourné de son sens propre un objet qui n’a pas de mot propre pour l’indiquer.

Selon C. Fromilhague et A. Sancier, « un trope est un détour de sens qui repose sur l’opposition sens propre - sens figuré ». Conformément à cette définition, la métaphore est donc un trope des plus considérés « parce qu’il est un des faits de style les plus représentatifs du discours littéraire : si dans les tropes précédents (métonymie, synecdoque), le rapport entre sé1 et sé2 est d’ordre logique, dans la métaphore, le rapport entre les deux est d’ordre analogique, et met en jeu beaucoup plus nettement la subjectivité de l’énonciateur. Il y a introduction d’une isotopie étrangère au discours ». D’autre part, si « la comparaison pose un rapport explicite entre un comparé (cé) et un comparant (ca) qui restent distincts, la métaphore crée un lien immédiat entre un cé et un ca dont les référents sont assimilés l’un à l’autre, par transfert de signification. La comparaison est analytique et présuppose en principe une volonté de clarté. La métaphore est synthétique et donne une densité accrue à la représentation » 64 . Afin d’expliciter cette théorie, nous allons relever pour l’analyser une métaphore employée par Aragon :

‘Dans la forêt dans les buissons ’ ‘se sont envolés les soupçons ’ ‘Les vers luisants les étoiles ’ ‘Se sont accrochés dans les voiles ’ ‘De la nuit odorante.’ ‘(« Nocturne », Les Destinées de la poésie, p.101) ’

Au premier abord, nous remarquons que le poète met en place une scène « nocturne » singulière, essentiellement grâce à la figure métaphorique. Il recourt d’abord à une métaphore verbale, qui lui permet, suite à une inversion du sujet, d’introduire un élément abstrait, « les soupçons », et donc inadéquat avec le cadre mis en place, « dans la forêt dans les buissons», mais également inattendu, parce qu’il ne convient pas au verbe « s’envoler », nécessitant un sujet concret. En outre, par une métaphore appositive, il établit une équivalence inédite entre « les vers luisants » et « les étoiles », probablement à cause de leur luminosité. Et au final, il recourt à une métaphore par détermination, pour transformer la « nuit » en un navire, parce qu’il lui attribue des « voiles », quoique ce mot polysémique, peut nous orienter vers une personnification de la nuit, d’où l’adjectif « odorante ».

Dans cette perspective, nous pouvons dire que le procédé métaphorique repose sur la présence d’un attribut dominant qui produit un rapprochement justifié entre un élément faisant partie de l’isotopie du contexte et un autre qui lui est étranger et qui, pour cette raison fait image. Au surplus, l’attribut dominant est une forme nouvelle, une intensification du procédé de la délimitation de l’objet, dans la mesure où la métaphore dénomme un objet à l’aide du représentant le plus typique de l’un de ses attributs, d’autant plus que ce dernier peut être indiqué explicitement ou implicitement, et même d’aucune manière suivant la nature des réalités comparées ou selon le cadre contextuel, dans le but de mettre en valeur une image qui échappe aux exigences du commentaire logique du message. Et c’est ainsi que le groupe µ confirme que le mécanisme métaphorique « extrapole, en étendant à la réunion de deux termes, une propriété qui n’appartient qu’à leur intersection » 65 . Nous citons :

‘Je chasse les étoiles avec la main ’ ‘Mouches nocturnes ne vous abattez pas sur mon cœur ’ ‘Vous pouvez toujours me crier Fixe’ ‘Capitaines de l’habitude et de la nuit.’ ‘(« Les débuts du fugitif », Les Destinées de la poésie, p.118) ’

Dans ces vers, le poète installe une équivalence entre « les étoiles » et un certain nombre d’éléments disparates. Nous essayerons donc de deviner l’attribut dominant, sur lequel repose chacune des figures métaphoriques. En premier lieu, les astres lumineux sont identifiés à des « mouches » en tenant compte de leur multiplicité et de leur mobilité, et elles sont « nocturnes » parce qu’elles s’activent la nuit. En second lieu, les « étoiles » sont désignés, par une métaphore in absentia », tels que des « capitaines de l’habitude et de la nuit », parce qu’ils réapparaissent à chaque tombée du jour, sans pour autant rapporter du nouveau qui vaincra la routine.

Compte tenu de ce qui précède, il est possible de confirmer que l’entremêlement des isotopies engendre la création d’une nouvelle isotopie les rassemblant au niveau de l’image associée, mais qui garde les deux isotopies initiales distinctes au niveau de la communication logique, comme le souligne le nom même de la figure, «où méta- indique un déplacement et -phore l’idée de porter : il s’agit d’un transport, d’un transfert, de la translation du mot métaphorique dans un contexte qui lui est a priori étranger » 66 , « un transfert de sens entre mots ou groupes de mots, fondé sur un rapport d’analogie plus ou moins explicite » 67 , et qui repose sur « des élément sémantiques (appelés sèmes) communs à deux isotopies » 68 . En conséquence, il parait primordial d’identifier le sémème dissimulé, dont le croisement avec le visible est productif par extension de la métamorphose poétique, afin de parvenir à appréhender la métaphore.

De surcroît, nous remarquons que le contexte linguistique ou extra-linguistique, où le discours est produit, joue un rôle primordial dans le mécanisme métaphorique, coïncidant ainsi avec une structure fondamentale dans l’entreprise discursive, par l’intermédiaire des deux notions de l’axe syntagmatique et de l’axe paradigmatique, que Bacry adopte pour développer sa théorie de la métaphore, se référant à R. Jakobson. En effet, l’axe syntagmatique est un axe réel, configuré horizontalement et qui « représente la succession des mots dans la phrase. Il s’agit d’une succession linéaire et chronologique : les mots, ne pouvant être prononcés ou écrits que l’un après l’autre, se succèdent dans le temps […] en respectant des règles d’ordre syntaxique : ils constituent ainsi différents groupes de mots, qu’on appelle syntagmes » 69 . Il est possible de le renommer l’axe de la combinaison. Quant à l’axe vertical, il « met en évidence le fait qu’à chaque moment du discours, le locuteur choisit dans un stock très large, le vocable qui lui convient » 70 . Ce groupement de mots dans lequel s’effectue le choix, s’appelle paradigme qui accorde son nom à l’axe paradigmatique ou l’axe de la sélection.

Néanmoins, cette structure universelle de tout discours est mise en relation avec les tropes par le linguiste Roman Jakobson, dans la mesure où ces figures ne peuvent se réaliser qu’au niveau de l’axe de la sélection : d’un point de vue syntaxique, on peut avoir un ensemble cohérent de termes sur cet axe, mais il n’en va pas de même sur le plan sémantique puisqu’il est possible qu’une phrase soit juste grammaticalement, alors qu’ elle ne véhicule aucun sens correct, tel est le cas des images qui paraissent dans certaines occurrences insensées, à la suite d’un choix sur l’axe paradigmatique d’un terme inattendu, n’ayant pas de lien sémantique direct ou évident avec le reste de la phrase. Nous illustrons cette idée par l’exemple suivant, extrait des « Ecritures Automatiques », où la phrase construite correctement, sans qu’elle véhicule un sens logique, en raison d’une association de mots incompatibles :

‘[…] le poker de l’amour engage très loin les patrimoines […]. ’ ‘(« Ici palais des délices », p.144)’

Les tropes reposent également sur la notion d’écart, qui n’est pas uniquement linguistique, puisqu’il s’agit à la fois d’« une distance entre deux faits de langage, mais [aussi] entre un fait de langage et la réalité qu’il est censé coder »71. Ce « postulat d’écart » est traité en particulier par Ricœur qui le considère comme « la dictature du mot dans la théorie de la signification »72, de telle sorte qu’il discerne la métaphore non comme un écart mais comme une réduction de l’écart. Cependant, le Groupe µ repère dans l’écart métaphorique « une tension, une distance entre deux sémèmes dont le premier reste présent, fût-ce implicitement »73. Nous choisissons donc cet énoncé pour expliciter ce principe sur lequel repose la métaphore :

‘La maîtrise de soi est une martre qui suit lentement les cours d’eau. ’ ‘(« Une leçon de danse », Ecritures Automatiques, p.148)’

Nous relevons donc une discordance entre les deux composants de la métaphore, alors que le poète les rapproche étroitement, par le biais du verbe « être ». En effet, si le premier élément est une entité abstraite, et donc inimaginable, le second élément, censé l’éclaircir, rapporte une scène où le sujet est animal. En conséquence, cette équivalence tensionnelle semble obscure, à moins que nous prenions en considération la lenteur du mouvement qui suggère celle requise pour arriver finalement à prendre le contrôle de soi-même.

Il existe également une autre notion aussi importante que les autres, et qui contribue aussi bien à l’identification qu’à l’explication de ces figures-tropes : il s’agit du contexte. C’est en effet la tension entre les termes de l’énoncé ou entre l’énoncé et le contexte qui réalise le procédé métaphorique, d’autant plus qu’A. Henry confirme que « la métaphore […] apparaît immédiatement comme étrangère à l’isotopie du texte où elle est insérée ». Par conséquent, « l’incompatibilité sémantique joue le rôle d’un signal qui invite le destinataire à sélectionner parmi les éléments de signification constitutifs du lexème ceux qui ne sont pas incompatibles avec le contexte », dans le sens où « la métaphore […] se fonde sur des relations qui surgissent dans l’intuition même qui lance la métaphore en question » et « fixe des équivalences d’imagination » 74 . Nous proposons comme exemple :

‘La seule école buissonnière ’ ‘et non Silène m’enseigna ’ ‘cette ivresse couleur de lèvres.’ ‘(« Pour demain », Feu de joie, p.35)’

Alors que le poète met en place un cadre favorable pour une leçon de peinture, nous nous retrouvons surpris face à un sujet qui ne coïncide pas avec ce thème, puisqu’il est question d’une « ivresse couleur de lèvres », mise en lumière grâce à une métaphore déterminative, qui accorde à une entité abstraite une couleur propre à une entité concrète, probablement à cause du rouge, celui du vin et des « lèvres ».

Dans cette perspective, il s’avère indispensable de rappeler la théorie élaborée par C. Fromilhague 75 , qui démontre que les tropes sont constitués de trois composantes :

  • La Première est « une composante sémantique »,  puisque « le sens figuré, base du trope, est lié à un contexte particulier », et par conséquent, il est « moins fixé par l’usage que le sens propre, et d’autant moins prévisible que le trope est plus inventif et original ». Il est également « plus motivé que le sens propre, et donc d’une expressivité renforcée », sans pour autant être « un transfert, une substitution », parce que « la richesse - et peut être l’existence même du trope comme figure viennent de ce qu’on perçoit la présence du sens littéral comme ‘’valeur ajoutée’’, une trace connotative ».
  • La seconde est « syntaxique », puisque c’est dans « un entourage contextuel spécifique qu’existe le trope. Ce qui permet souvent de le repérer, c’est la reconnaissance de combinaisons non pertinentes, où sont violées, de façon plus ou moins marquée selon les tropes, les règles de la distribution […] Quoi qu’il en soit, le récepteur doit toujours repérer la présence d’un ‘’conflit conceptuel’’ entre deux termes ou entre un terme et un contexte ».
  • Quant à la troisième composante, elle est référentielle, car « notre saisie du monde est perturbée par la formulation tropique, l’identité, la stabilité du référent ne sont plus assurées. Le référent désigné par le terme tropique n’est pas celui qui correspond au sens littéral : quand il y a trope, il y a toujours ‘’délit référentiel’’ ». il s’agit d’une composante pragmatique par laquelle il devient possible de deviner « l’intention communicative » qui « préside au choix d’une expression tropique, par laquelle on insinue une vérité tout en ne la disant pas ; on peut s’attacher à déterminer les enjeux de ces énoncés déviants : un trope ne peut être étudié isolément ».

En conclusion, nous pouvons affirmer que, par ce passage en revue des différentes définitions de la métaphore, que le champ de cette dernière est en évolution permanente, constituant uniquement avec la métonymie la classe des tropes, puisqu’elles modifient la signification des mots, par opposition aux non-tropes qui s’articulent autour de l’ordre des mots tels que la syntaxe, le lexique, les sonorités ou l’expression des sens.

Notes
62.

DUMARSAIS, Traité des tropes, I, 4, réédition Flammarion, Paris 1973, p. 112.

63.

« Dénotation : le contenu d’information logique du langage.

Connotation : l’ensemble des systèmes signifiants que l’on peut déceler dans un texte. » M. LE GUERN, Sémantique de la Métaphore et de la Métonymie, Librairie Larousse, 1973, p.20.

64.

C. FROMILHAGUE et A. SANCIER, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Bordas 1991, p.133.

65.

GROUPE µ, Rhétorique de la poésie, Paris, éd. Complexe 1977, p.72.

66.

P. BACRY, Les figures de style, éd. Belin, 1992, p.47.

67.

J.-J. ROBRIEUX, Les figures de style et de rhétorique, Paris, Topos 1998, p.21.

68.

Ibidem, p.23.

69.

P. BACRY, Les figures de style, éd. Belin 1992, p.48.

70.

Ibidem., p.48.

71.

Ibidem, p.46.

72.

P. RICŒUR, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p.64.

73.

GROUPE µ, Rhétorique générale, Paris, Larousse 1970, p.95.

74.

A. HENRY, Métonymie et métaphore, Bruxelles, édition Académie royale de Belgique 1983, p.63.

75.

C. FROMILHAGUE, Les figures de style, Paris, Nathan 1995, pp.57-58-59.