Avec des verbes intransitifs

Au niveau du texte poétique, le verbe ne peut être intransitif qu’en théorie, puisqu’il se trouve dans un contexte riche d’expansions qui peuvent être particulièrement ou bien une comparaison, un adjectif ou un adverbe, mais surtout un syntagme prépositionnel à valeur locative (complément circonstanciel de lieu et plus rarement de temps ou de manière). Ces expansions servent essentiellement à mettre en place une « transitivité » de fait, dans le but d’orienter l’attention du lecteur à la fois vers la nature du verbe-pivot et sur le contexte dans lequel il surgit. Toutefois, il existe certaines occurrences de la figure qui n’affichent pas cette transitivité particulière au verbe aragonien, mais au contraire, mettent en lumière des verbes véritablement transitifs, se limitant à un seul terme qui porte à lui seul toute la valeur sémantique, tel que dans ces vers :

‘Ça c’est pour eux comme pour d’autres ’ ‘La forêt féerique où les apparitions du soir ’ ‘Se jouent et chantent. ’ ‘(« Le paradis terrestre », La Grande Gaîté, p.275)’

Le rapport métaphorique se situe au niveau de la proposition subordonnée relative, entre les verbes d’action « chanter » et « jouer », nécessitant un sujet humain et le substantif en fonction de sujet, « les apparitions du soir », en tant qu’entité abstraite. Il existe également un autre lien figuré, installé entre la relative et son antécédent, « la forêt féerique ».

Dans ce poème, Aragon rapporte également un spectacle de la rue, espace au sein duquel toutes les rencontres sont possibles, où merveilles et réalités se côtoient, puisque la scène de « très jeunes filles » prenant « un sorbet » se transforme en une vision fantastique durant laquelle les « apparitions » deviennent dynamiques, dans un perpétuel mouvement de félicité, par le biais des deux verbes intransitifs sans expansions pour dire l’exclusivité de l’action :

‘[…] les belles bouteilles’ ‘Elles sont blanches comme les seins vous savez’ ‘vers la gorge’ ‘où le couteau aime les très jeunes filles’ ‘[…] ils aiment les voir prendre un sorbet’ ‘ça c’est pour eux comme pour d’autres’ ‘La forêt féerique où les apparitions du soir’ ‘Se jouent et chantent’ ‘[…] Des exemples comme ceux-là la rue en’ ‘Est pleine […]. ’ ‘(pp.247-275)’

Cependant, nous allons constater que la métaphore aragonienne ne peut être simple, elle évolue par un emboîtement relationnel entre les différents termes mis en relation syntaxiquement, dans la mesure où nous relevons une multitude d’expansions qui se rattachent au verbe intransitif. Elles peuvent être, dans un premier temps, des compléments circonstanciels de temps, comme dans ce vers :

‘les fourrures et les flanelles tombaient avec les jours.’ ‘(« Futur Antérieur », La Grande Gaîté, p.279)’

Dans ce poème, Aragon expose les étapes d’une vie d’antan, il revoit le déroulement des saisons avec leurs activités et transformations, pour s’inscrire dans la lignée d’une tradition qui installe le thème du passage du temps et de ses effets fatals sur l’être au centre de la réflexion humaine. Et si l’hiver est souvent considéré comme la saison de la mort, durant laquelle tout signe de vie disparaît (« l’hiver/ Réalité des saisons Les sévices de la mauvaise époque »), l’été fait son apparition pour faire revivre les éléments, par le biais de la métaphore citée dessus, où le verbe entretient avec son sujet un rapport imagé. Dés lors, les accessoires de la période hivernale « tombaient », par assimilation aux feuilles mortes de l’automne, pour un nouvel épanouissement, une éclosion à une vie à venir. Quant à l’emploi du complément temporel, «avec les jours », il dit la progression de l’action et l’effet du temps sur l’état des choses.

D’un autre côté, l’intransitivité verbale peut être surpassée par une indication spatiale, et plus précisément par un complément circonstanciel de lieu :

‘C’est quand les peines de cœur pleuvent’ ‘Sur l’un des plateaux de la balance. ’ ‘(« Réponse aux flaireurs de bidet », La Grande Gaîté, p.24)’

Le verbe « pleuvoir », non employé dans un tour impersonnel, régit à la fois un lien figuré avec le sujet «les peines du cœur », mais aussi avec le complément. Sémantiquement, il dit la multiplicité des peines et des souffrances causées par la passion et qui pèsent sur le cœur du poète jusqu’à l’anéantir. D’où, le recours à l’indication spatiale, « sur l’un des plateaux de la balance », puisqu’il s’agit de celle des joies et des chagrins, faisant chavirer les âmes vers l’espoir ou le désespoir. Ce dernier sentiment empreint la totalité du poème. Toutefois, nous remarquons qu’une tension métaphorique est réalisée grâce au complément spatial qui contribue essentiellement à la transformation du lieu commun (dire l’intensité ou la multiplicité par le biais du verbe « pleuvoir ») en une image revivifiée (la pluie des peines a eu lieu sur « des plateaux de balance »).

À son tour, la comparaison permet aussi de dépasser l’intransitivité, tel que dans ces vers :

‘La Seine au soleil d’avril danse’ ‘comme Cécile au premier bal.’ ‘(« Pour demain », Feu de Joie, p.34)’

Attribué à un sujet inanimé, «la Seine», le verbe intransitif d’action, « danser », nécessite une expansion comparative pour mettre au clair les motifs de ce lien. En effet, le poète accorde au fleuve, par le biais du verbe, un souffle de vie acquis grâce à la venue du printemps, indiqué par le complément du temps « au soleil d’avril », interposé entre le SN et le V. Quant à la comparaison, elle confirme d’une part, la féminité attribuée au fleuve, puisque pareil à « Cécile », et d’autre part, pour signifier le premier éveil, signalé par le « premier bal », du cours aquatique à la sortie de l’hiver. En effet, la ville de Paris et ses attributs ont constitué un sujet de prédilection dans la poésie surréaliste, comme chez Aragon qui s’est intéressé à décrire la capitale lors de toutes ses métamorphoses.

Le complément indique aussi la manière, comme dans cet exemple où le poète recourt au gérondif :

‘Ainsi la tristesse succède à la tristesse et le désir s’envole en secouant ses ailes ’ ‘colorées et douces. ’ ‘(« Louis », Le Mouvement Perpétuel, p.73)’

Dans ce cas, la métaphore s’établit, d’un côté, entre le sujet « désir » et le verbe « s’envoler », dans la mesure où cette action nécessite un actant animé et non un concept abstrait, et d’un autre côté, entre le sujet et le complément, puisque le poète établit une identification entre un sentiment et un animal (l’oiseau), dans le but de mettre en lumière le mouvement d’évasion qui ne peut être mieux suggéré que par le vol. Ainsi, accablé par les souffrances, le poète ne peut que regretter la perte des joies offertes par le «désir», des délices devinées grâce aux adjectifs mélioratifs, « colorées », par opposition à l’absence de couleurs qui dit la peine et l’amertume, mais aussi « douces », pour signifier les sensations agréables procurées par la flamme passionnelle. Le chagrin ne peut être éprouvé en même temps que la félicité de la passion, d’autant plus que celle-ci est assimilée à un oiseau de couleur, prenant la fuite pour céder la place à l’atmosphère lugubre des maux causés par un amour malheureux.

Dans cette optique, nous remarquons que dans le cas où Aragon emploie des verbes intransitifs, il cherche aussitôt à dépasser leur intransitivité, et par conséquent, à enrichir la métaphore verbale grâce à un ensemble d’expansions diverses.