Il paraît possible d’affirmer que les métaphores verbales les plus fréquentes dans l’œuvre poétique d’Aragon appartiennent essentiellement à cette catégorie, puisque la majorité des verbes employés nécessitent des compléments d’objet et la métaphore prend une envergure considérable. Et les exemples fleurissent de partout.
A l’opposé du nihilisme et de la désinvolture dadaïste, le surréalisme traduit essentiellement une double exigence : l’irruption de l’irrationnel dans le réel pour recréer le monde par l’imaginaire et la revendication d’une liberté illimitée, afin d’affranchir l’homme des déterminismes qui pèsent sur lui. Dans ce sens, le mouvement se dévoile une révolution absolue à l’origine du bouleversement, voire de la remise en question des valeurs communes qui conditionnent la connaissance de l’être lui-même et du monde dans lequel il évolue. De son côté, Aragon poursuit le programme mis en place par le mouvement, comme le démontre l’exemple suivant, dans lequel nous relevons une double relation métaphorique, la première est au niveau du SN sujet, alors que la seconde est celle qu’il entretient avec le GV :
‘Le monde à bas je le bâtis plus beau’ ‘Sept soleils de couleur griffent la compagne. ’ ‘(« Secousse », Feu de joie, p.38)’ ‘Aragon ne peut s’empêcher de parler de soi. Dès 1919, il le fait dans un mélange d’allusions diagonales et d’implicites […] « Secousse » racontant pourtant un événement atroce. Le 6 août 1919, à Couvrelles-sur-la-vesle, Aragon s’est, en effet, trouvé enterré à trois reprises au cours des combats [« Qui chavire L’autre ou moi »]. Mais, le ton digne des bandes dessinées (« BROUF/ Fuite à jamais de l’amertume » et « Hop l’Univers verse »), l’insouciance affichée, protègent l’accès à la douloureuse vérité […] Le texte s’inscrit dans une existence concrète qu’il met en forme, dont il révèle et dissimule à la fois les expériences et les douleurs […]. 89 ’En outre, Aragon maintient cette attitude de défi, même face à la poésie qu’il met à l’épreuve des faits et de la mort probable, en démontrant ce que les mots peuvent véhiculer en pleine catastrophe, la guerre. Pour effectuer cette reconstruction de l’univers, Aragon trace donc les fondements d’une révolution capable de réaliser aussi bien sa libération que celle de ses semblables. Nous citons donc ces vers qui témoignent de cette aspiration à la liberté :
‘mes ailes oublieront les bras et les travaux’ ‘ Plus léger […]’ ‘je file au ras des rets et m’évade [...].’ ‘(« Eclairage à perte de vue », Feu de joie, p.40)’Le poète souhaite, en effet, défaire les chaînes que lui impose la société telle que la famille, la religion chrétienne, les mœurs bourgeoises, et surtout le travail indiqué par le pluriel «travaux» et par son principal outil, « les bras ». Libéré, car doté d’ailes, il s’assimile implicitement à un oiseau en évasion et qui s’est sauvé des pièges et des embûches, par le biais d’une métaphore in absentia, qui peut être aussi considérée comme une métaphore hybride, puisque doublée d’une métonymie de la partie pour le tout (les ailes pour désigner l’oiseau). Il est également devenu « plus léger », car il s’est délivré du poids de la matière. Néanmoins, il n’a trouvé que la fuite, comme unique solution pour surpasser les limites du monde des réalités et accéder à un univers de merveilles, fait « d’essence », et dans lequel il acquiert une existence surhumaine, loin des imperfections et des servitudes de la société humaine. Tel qu’il l’exprime dans ces vers :
‘Aux temps parfaits dans la grande salle d’essence’ ‘Un feuillage de feu nourrissait mes désirs’ ‘Il en descendait une bouche en fait d’ombre.’ ‘(« La faim de l’homme », Les Destinées de la poésie, p.138)’Nous remarquons, d’abord, la mise en place d’un cadre spatial particulier où règne la perfection, « temps parfaits », la grandeur et la somptuosité, « grande salle », la lumière, « un feuillage de feu », mais aussi la suffisance, « nourrissait mes désirs ». On est alors loin de la réalité faite de corvées et de souffrances. Quant aux deux verbes « nourrir » et « descendre », employés par le poète, ils ne coïncident pas logiquement avec leurs sujets respectifs, «un feuillage de feu » et « une bouche », mais, tout se transforme sous le prisme de l’imagination, à tel point que la nature devient « de feu », comme la passion, pour combler les amours du poète. Ce dernier, en symbiose absolue avec le cadre naturel, lui accorde des attributs humains, « bouche », pour une métamorphose vers la féminité.
Par ailleurs, Aragon expose un autre visage de la nature « humanisée ». Cette fois, elle est décrite dans un état de déchaînement :
‘[…] les battants de la forêt claquaient des dents dans les ténèbres. ’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le Paysan de Paris, p.191)’Le groupe verbal, composé du verbe «claquer» et du complément d’objet « des dents », affiche un lien propre entre ses deux composants, alors que le sens figuré est assuré par les deux termes situés aux extrémités de la phrase, à savoir le sujet «battants de la forêt » avec le verbe qui lui est accordé, d’une part, et avec le complément de lieu proposé par le poète, « dans les ténèbres », d’une autre part. En effet, telle une porte qui s’ouvre sur le mystère, la forêt est pourvue de «battants», pour une invitation à la découverte des mystères et des merveilles qu’elle renferme. Toutefois, cet espace féerique s’avère être dangereux et fantastique, puisqu’il permet d’aboutir aux «ténèbres », pouvant désigner un inconnu incertain et périlleux. De ce point de vue, nous mentionnons que la menace et l’avertissement sont déjà suggérés par l’action de «claquer des dents », accordée à l’espace naturel, que le poète identifie à son tour, par le biais d’un procédé métonymique (la partie pour le tout), à un monstre fabuleux.
Dans cette perspective, et à côté d’un attachement particulier à la nature et à son charme parfois douteux, le poète met en lumière, suivant une pratique surréaliste, le merveilleux urbain, par le biais de plusieurs tableaux qui rapportent différentes scènes ayant lieu dans le cadre de la ville, tel que dans le poème intitulé « Transfiguration de Paris», dont le titre même est significatif, évoquant ce thème rencontré souvent dans les écrits surréalistes, et essentiellement dans Le Paysan de Paris d’Aragon. Nous citons :
‘En plein cœur de Paris […]’ ‘Aux étalages des fleuristes’ ‘Les automobiles paissaient les premiers lilas’ ‘Les bâtons des agents jonchaient les pieds lyriques.’ ‘(La Grande Gaîté, p.270)’Nous discernons ici un entrecroisement des registres se référant aux deux espaces, d’une part, un champ lexical de la nature, « fleuristes, paissaient, premiers lilas, jonchaient », et un autre renvoyant au cadre urbain, « trottoirs, capitales, automobilistes, bâtons », ce qui démontre que le poète accorde le même intérêt aussi bien à la capitale qu’à la campagne. Le deuxième et le troisième vers sont construits selon un même modèle SN V SN, mais les rapports métaphoriques s’établissent entre les éléments différemment, puisque, dans le premier cas, l’écart se met en place par le choix du sujet «automobiles», alors que dans le second, le verbe est lié métaphoriquement au sujet, mais aussi au complément d’objet. Dans ces vers, le poète observe, puis nous offre deux tableaux extraits d’un spectacle se passant dans la rue. Dans le premier, il identifie les véhicules à des bêtes herbivores qui pâturaient des fleurs, il les dote ainsi d’une âme pour qu’ils deviennent des créatures fabuleuses surgies de sa propre imagination. Dans le second, il établit une assimilation entre les « bâtons des agents » et des joncs ou des feuillages divers qui décorent les pieds des policiers, car ils sont suspendus à leur taille, et transformés, grâce à une image poétique, d’un symbole d’autorité et d’oppression en une beauté en fleurs. Quant à l’adjectif « lyriques », il est en rapport métaphorique avec le nom qu’il qualifie, « pieds », et nous nous trouvons confrontée à un cas d’impertinence, dans la mesure où nous n’arrivons pas aisément à cerner le lien entre les deux termes, ne pouvant décider si ces « pieds lyriques » sont poétiques ou enthousiastes.
Dans la même perspective, mais sous un angle différent, un autre visage de la ville est mis en lumière, particulièrement dans l’exemple suivant où nous lui découvrons une face sombre, celle du crime :
‘Les tapis d’Orient souhaitent, d’une façon très vague,’ ‘le vague hypothétique des cambrioleurs.’ ‘(« Mandragore », Persécuté persécuteur, p.227)’Alors que le verbe « souhaiter », complété par le complément de manière, « d’une façon très vague », est propre à l’humain, le poète l’attribue à une entité non-humaine et inanimée, « tapis », pour rapporter une scène de cambriolage. Il est aussi important de signaler que le procédé métaphorique se trouve combiné, d’un côté, à la personnification, grâce à cet emploi particulier du verbe déjà indiqué, mais aussi à la figure métonymique, puisque la propriété « le tapis » remplace le propriétaire, «les habitants de l’appartement », qui devraient espérer à des faux calculs et des démarches maladroites de la part des voleurs, afin d’échouer dans leur tentative de pillage. La métaphore se trouve également renforcée par un jeu de mots qui consiste dans l’emploi du terme « vague » dans sa forme adjectivale et substantivée, à la fin du premier vers et au début du suivant, dans une sorte de rejet, qui suggère un retour aux règles de la versification classique. De même, le complément d’objet introduit une connotation humoristique au sein des vers, puisqu’il met en place un faux espoir que la rapine ne se réalise pas.
En outre, l’intérêt pour le langage, comme l’une des préoccupations primordiales chez les surréalistes, se rencontre également dans cette autre métaphore verbale qui témoigne du pouvoir considérable des mots :
‘les mots croisés du jour promènent leurs orages épars ’ ‘Le nom du concombre sauvage ou tu ne passes pas poète.’ ‘(« Un jour sans pain », Persécuté persécuteur, p.244)’Si le sujet réel du verbe «promener » doit être le poète, les « mots » se chargent de l’action, pour agir, par la suite, sur l’univers dans lequel le « tu » évolue, grâce à «leurs orages épars». Quant au complément du nom, « du jour », il indique que les mots possèdent un caractère changeant, mais gardent toujours leur pouvoir de métamorphose, qualifié par l’agressivité et la violence. Ensuite, nous passons à un autre registre, vers un monde inédit qui se présente alors comme le lieu de toutes les rencontres inattendues et de la juxtaposition incongrue d’éléments étrangers les uns aux autres pour désorganiser la réalité. La non-coïncidence fait le beau et met en valeur l’originalité de l’invention.
Par ailleurs, nous avons remarqué que le syntagme nominal sujet est constamment séparé du verbe par un syntagme de nature différente, et ce retardement a pour effet de mettre en perspective l’action assurée par le sujet. De plus, un groupe, inséré entre N et V, a souvent pour fonction d’expliciter et de perfectionner la représentation, mais principalement pour préparer la réception du second terme de la métaphore. Ce syntagme peut être prépositionnel de manière ou de lieu :
‘Dans la chambre nue à dessein’ ‘[…] le dessin du papier’ ‘sur les murs’ ‘se met à grimacer des visages bourgeois. ’ ‘(« Lever », Feu de joie, p.55)’Les indications spatiales, employées dans ces vers ne peuvent véhiculer aucune signification métaphorique, en cas où elles sont prises en compte séparément. La figure métaphorique est d’abord assurée par le SN sujet, « le dessin du papier », en rapport figuré avec le verbe «se met à grimacer », dans la mesure où il est de la sorte humanisé. D’un autre côté, situer cette action propre à l’humain « dans la chambre nue à dessein », et particulièrement « sur les murs », accentue davantage le caractère insolite et fantastique de l’image. En outre, nous pouvons dire que par la célébration de l’amour passager et par l’évocation de l’éveil des sens pendant l’adolescence, le poète ne s’empêche pas de critiquer la société bourgeoise et de la ridiculiser par la dérision et la raillerie.
L’inversion dans l’ordre des mots a très souvent une valeur de mise en relief de la métaphore, puisqu’elle accentue son mouvement et fait apparaître le sujet du verbe métaphorique, en le situant dans une position de force, clôturant la séquence. Il est ainsi dans ces exemples, dont le premier affiche une antéposition du complément circonstanciel de lieu qui se situe entre deux verbes d’une locution verbale, dans le but de distinguer principalement les deux termes métaphoriques :
‘j’entends sous les feuillages de la richesse gémir le sommier crevé de la prostitution. ’ ‘(« Le progrès », Persécuté persécuteur, p.204)’Nous relevons, dans ce cas, deux propositions entrecroisées. La première est construite sur le verbe «entendre gémir», dont le sujet est le «je», alors que la seconde s’articule autour de l’infinitif «gémir» accompli par « le sommier crevé de la prostitution ». Ce retardement du complément d’objet sert à accentuer le contraste entre les aspects de la fortune de la société bourgeoise, « feuillage de la richesse », et les souffrances qui accablent la vie urbaine, dont l’une des blessures consiste dans la propagation de la prostitution. D’où, l’emploi de deux termes appartenant au champ lexical de la misère, « gémir, sommier crevé ». Ainsi, le poète joue avec le lecteur et ne répond pas à ses attentes.
Autre exemple d’inversion édifié selon le schéma suivant : le «je» assume le premier verbe, alors que l’infinitif est accordé au sujet métaphorique inversé, ici « les cheveux» :
‘[…] j’ai vu se dérouler les cheveux dans leurs grottes. Serpents, serpents, vous me fascinez toujours […]. (« Le Passage de l’Opéra », Le Paysan de Paris, p.50)’Si le verbe d’action, « se dérouler », précède son sujet, le poète prépare la métamorphose de l’attribut féminin « cheveux » en serpents, réalisée par un procédé métaphorique par apposition. Cette identification, déjà signalée par le complément circonstanciel de lieu, « leurs grottes », repose sur les sèmes de la forme, la longueur, la couleur, mais encore l’effet exercé sur le « je », voire la fascination et la méfiance face à ces entités dangereuses. Nous constatons aussi une insistance sur le terme métaphorique par une répétition du terme « serpents » et par une interpellation directe grâce au pronom personnel « vous », par lequel le poète s’adresse directement aux cheveux, en vue de leur effet envahissant.
Dans ces deux cas, nous devons noter que le verbe de l’inversion est à l’infinitif, souvent précédé par un autre verbe évoquant les sens «entendre, voir », dans le but de signaler leur importance dans la perception, mais aussi dans la mise en place d’un nouvel univers propre au poète.
Le sujet peut aussi être séparé de son groupe verbal par une proposition comparative, de supériorité par exemple :
‘Le printemps si étrange que cela paraisse’ ‘S’asseyait sur les fronts humains […]. ’ ‘(«Futur Antérieur», La Grande Gaîté, p.279)’Dans ce cas, le SN sujet, « printemps » est relié métaphoriquement au verbe « s’asseoir » qui devrait être accordé à une entité animée et spécialement humaine, et non à une saison dont les traits pertinents sont abstraits, non animés, non humains. Ce même verbe est aussi en rapport figuré avec son complément qui indique un espace incongru. En effet, l’emploi du groupe verbal est figuré, dans la mesure où il suggère l’effet de la saison printanière sur les humains. En ce qui concerne la relative à valeur explicative, elle sert à mettre en garde le lecteur, vu l’originalité de l’image mise en place. Elle devance ses protestations et rend possible l’information donnée, de sorte que le printemps humanisé peut s’asseoir sur les fronts pour leur accorder éclat et jeunesse.
Si nous avons pris en considération, en premier lieu, les métaphores verbales dans des structures transitives, nous avons jugé indispensable de mettre en lumière les modes des verbes employés par le poète et qui lui permettent de créer ses métaphores, et en particulier, le mode que nous rencontrons le plus dans notre corpus : l’indicatif.
O. BARBARANT, Aragon, la mémoire et l’excès, Paris, Seyssel 1997, pp.54-55.