La structure « N 1 est N 2 » :

Selon Eluard, « l’image par analogie (ceci comme cela) et l’image par identification (ceci est cela) se détachent aisément des poèmes, tendent à devenir poèmes elles-mêmes, en s’isolant » 91 . En effet, créant une sorte de combinaison totale entre le thème et le phore, ce schéma introduit deux types d’emploi. Syntaxiquement, le premier est caractérisé par une sorte de raccourcissement et de concision et le second tend à l’élargissement et à l’expansion. Dans le premier cas, il s’agit de rapprocher deux termes en établissant entre eux une identité absolue. Une telle assimilation est issue du recours à une « identification non motivée » 92 . Autrement dit, cette forme de métaphore comporte seulement deux termes et la copule métaphorique, sans additionner un autre terme explicitant les motifs de la métaphore ou des formes relatives ou explicatives permettant de mieux éclaircir la phrase, et de l’interpréter aisément, tel que dans les exemples suivants :

‘Les oiseaux sont des nombres’ ‘L’algèbre est dans les arbres.’ ‘(« Acrobate », Feu de joie, p.33)’

Pour réinventer le monde réel par l’inattendu et l’avènement du merveilleux onirique, le poète mélange les réalités et permet le passage d’un univers à un autre sans raisons apparentes. Il échange ainsi les identités grâce à l’emploi de la copule «être », mais aussi par une modification dans l’ordre et la place des mots, comme par un effet de chiasme qui fait passer du particulier (dans le premier vers : oiseaux et nombres) au général (deuxième vers : algèbre et arbres). Les éléments interchangent leurs natures, et les «oiseaux » sont assimilés aux «nombres », peut être parce qu’ils sont innombrables, et «l’algèbre » se transforme, implicitement, par le biais du complément circonstanciel « dans les arbres », en créatures ailées et volantes, car probablement difficiles à comprendre et donc inaccessibles. Cependant, ces permutations demeurent énigmatiques, dans la mesure où « les premiers textes des futurs surréalistes », se caractérisent, selon O. Barbarant, par une « nouveauté [qui] naît principalement d’un parti pris systématique pour le décousu et l’inconséquence », d’où « même le ‘’simultanéisme’’ d’avant-guerre paraît linéaire devant des montages qui perturbent quelquefois jusqu’à la syntaxe » 93 . Nous citons la totalité de ce poème pour mettre en lumière cette pratique :

‘Bras en sang Gai comme les sainfoins’ ‘L’hyperbole retombe Les mains’ ‘Les oiseaux sont des nombres’ ‘L’algèbre est dans les arbres’ ‘C’est Rousseau qui peignit sur la portée du ciel’ ‘cette musique à vocalises’ ‘Cent A Cent pour la vie’ ‘Qui tatoue’ ‘Je fais la roue sur les remparts.’

Contrairement au premier usage de la métaphore, nous notons alors la fréquence du second cas qui est distingué par une certaine extension formelle. Par conséquent, à l’ajout de quelques mots à la forme (N1 est N2) correspond une délimitation du sens. Dans l’exemple suivant :

‘La nature éternelle’ ‘Me réchauffe en ses seins’ ‘L’heure et ma ritournelle’ ‘Sont mes deux médEcins. ’ ‘(« Falparsi », Les Destinées de la poésie, p.108)’

Nous constatons, d’une part, que le phore dépasse le seul terme par l’emploi de l’adjectif numéral à valeur anaphorique « deux », et d’une autre part, qu’il est possible de discerner les mobiles de l’identification du thème et du phore, puisque «l’heure », le moment vécu au cœur de la nature apporte bienfaits et sécurité au poète, d’où, l’emploi du verbe « réchauffer ». En outre, cet instant agréable, avec la chanson qui réfère, par métonymie, à la poésie (qui provient également d’un autre cœur, celui du poète), représentent à la fois les guérisseurs et les uniques refuges pour cet être. De plus, ce rapprochement qui atteint l’identification des deux éléments (nature, poésie) est justifié, d’abord, par un jeu de mots, dans la mesure où « éternelle » et « ritournelle » occupent une même position (la fin du vers) et coïncident au niveau de la forme (même terminaison), mais aussi au niveau du sens puisqu’ils suggèrent l’idée de la continuité dans le temps. Ensuite, le poète établit un jeu de « lettres », d’où la transcription particulière du terme « médEcins », pour mettre en lumière le mot « sein » et appuyer la correspondance des deux termes. Toutefois, ce jeu n’est point apprécié par O. Barbarant qui affirme que « la chanson […] est présente [dans cette première poésie], sous forme de redondances qui l’affaiblissent, d’un choix de la noire niaiserie […] » 95 .

Par ailleurs, nous notons le recours à d’autres éléments qui viennent expliciter et enrichir la figure, dans le but d’élargir l’énoncé, tels que les subordonnées relatives, les syntagmes prépositionnels ou l’addition d’un adjectif. Nous commencerons alors par l’analyse d’un exemple où l’expansion est un adjectif qualificatif attribué au phore :

‘L’existence est un œil crevé Que l’on m’entende’ ‘Bien un œil qu’on crève à tout instant’ ‘le harakiri sans fin. ’ ‘(« Lycanthropie contemporaine », Persécuté persécuteur, p.237)’

Dans ce poème teinté d’un désespoir amer, Aragon énumère une série de tableaux rapportant les malheurs qui accablent et oppriment l’homme dans la société moderne, et c’est pour cette raison qu’il choisit d’identifier métaphoriquement « l’existence » à un œil : d’abord, parce qu’il s’agit de l’organe le plus précieux, mais aussi le plus fragile, à l’image de la vie, et il est précisément « crevé », pour souligner l’intensité, l’ampleur et également, le caractère continuel des souffrances humaines. Nous distinguons alors une certaine gradation ascendante, réalisée par un passage de l’adjectif, « crevé » à la forme verbale, « crève », suivie par le complément circonstanciel de temps, « à tout instant ». Par la suite, nous notons le recours au terme « harakiri », auquel succède le groupe prépositionnel « sans fin », et qui signifie un suicide par éventration, particulièrement honorable, au Japon.

Dans cet autre cas, le terme métaphorique est enrichi à la fois par un adjectif antéposé et par un groupe prépositionnel qui désigne le destinataire du procès :

‘Il ya une liaison bien forte dans l’esprit des hommes entre les Bains et la volupté […] les baignoires ici prostituées sont de dangereuses sirènes pour le visiteur […]. ’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.65)’

A l’opposé de l’amour exalté pour et par la femme, le poète met en scène le désir érotique célébré dans les maisons de passe, et dont l’un des accessoires, «les baignoires », sont qualifiées d’abord par l’adjectif postposé « prostituées », qui leur octroie un caractère humain, et sont présentées par l’auteur en tant que « dangereuses sirènes », à cause de leur attirance périlleuse, ainsi que de leur charme destructeur, dignes des créatures mythiques et mises en valeur par l’antéposition de l’épithète.

Malgré toutes les apparences, le culte voué à la femme unique demeure pourtant la principale préoccupation de l’homme, comme le témoigne cette phrase extraite du Paysan de Paris où le phore est un groupe composé d’un substantif et de son complément qualifié par un adjectif :

‘Femme […] Charmante substituée, tu es le résumé d’un monde merveilleux, du monde naturel […]. (« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », p.207)’

Identifiée par apposition à une «charmante substituée », la femme est également «le résumé du monde naturel ». Le poète insiste sur cette assimilation par le biais d’une gradation, vu que d’une remplaçante de la nature, et donc se partageant les mêmes qualités, et se situant au même rang en tant qu’égales, et l’une peut prendre la place de l’autre, l’être féminin surpasse le cadre naturel, puisque le « résumé » ne garde que le meilleur de la version originelle, et, par conséquent, consiste en la quintessence, et tout le merveilleux chavire du côté de la femme, qui devient la nature elle-même, mais dans une version plus grandiose, plus idéalisée.

Par ailleurs, l’expansion de N2 peut être également une proposition subordonnée relative :

‘La maîtrise de soi est une martre qui suit lentement les cours d’eau.’ ‘(« Une leçon de danse », Ecritures automatiques, p.148)’

Nous constatons, en premier lieu, que cette métaphore est une figure concrétisante, dans la mesure où elle cherche à représenter une notion abstraite «la maîtrise de soi », par un rapprochement avec un animal «une martre». Cependant, il paraît compliqué de trouver les sèmes communs entre les deux éléments, sauf si nous supposons que le fait d’acquérir un pouvoir d’agir sur soi-même est d’abord inestimable, précieux et recherché, telle que la fourrure brune du mammifère, et qui nécessite aussi une durée considérable dans le temps, de la patience et la poursuite d’un chemin bien précis, d’où l’emploi de l’adverbe «lentement».

L’amplification métaphorique est assurée aussi par des substantifs juxtaposés à valeur de synonymes, appartenant à un même sémantisme. Il est ainsi dans cet exemple de la « Préface à une Mythologie Moderne » où le trait dominant de l’être féminin est la clarté :

‘Au lieu de vous occuper de la conduite des hommes, regardez plutôt passer les femmes. Ce sont de grands morceaux de lueurs, des éclats qui ne sont point encore dépouillés de leurs fourrures, des mystères brillants et mobiles. ’ ‘(«  Préface à une mythologie moderne », Le paysan de Paris, p.12)’

Par cette métaphore, introduite par le pronom démonstratif neutre «ce», qui renvoie au substantif qui précède, «les femmes », le poète insiste davantage sur un thème récurrent dans son œuvre, celui de la lumière et des illuminations, relevé généralement en perpétuel rapport avec celui de la femme célébrée. Lui servant donc à découvrir leur particularité mystérieuse, la lumière caractérise également ces créatures et constitue leur charme. Nous notons alors deux groupes nominaux synonymiques renvoyant à cette spécificité, la brillance, à savoir «grands morceaux de lueurs » et «éclats ». Toutefois, par la relative, « qui ne sont point dépouillés de leurs fourrures », nous constatons que le secret demeure intact, inviolable malgré les tentatives persévérantes de la part du voyeur. En effet, dans cette image, le mystère n’est plus un attribut de la femme, puisqu’elle-même devient une énigme «brillante et mobile». Dès lors, l’être féminin est à la fois lumière, mais aussi un mystère.

De même, il est possible de relever deux métaphores par assimilation coordonnées et bâties selon un même modèle avec élision du verbe « être », tel que dans ces vers où les thèmes « front / orteil » et les phores « azur / boue » sont des notions opposées, dans le but de présenter le bourreau comme un être fabuleux, omniprésent, puisqu’accaparant l’espace du ciel jusqu’à la terre :

‘Combien suis-je payé pour être le millionième’ ‘des aides du bourreau’ ‘dont le front est l’azur et l’orteil la boue. ’ ‘(« La Pesanteur », Persécuté Persécuteur, p.222) ’

L’emploi du verbe-copule permet également le jeu des symétries et des redondances sous la forme d’un redoublement d’une même structure avec répétition ou ellipse d’« être », nous citons alors ces vers extraits du poème « Chanson pour mourir d’amour au temps de carnaval » :

‘Mercredi me fait un signe de croix’ ‘menteur veux-tu que je croie’ ‘Qu’amour est en terre et déjà tout froid’ ‘Il est mon Seigneur et je suis sa proie.’ ‘(Le Mouvement Perpétuel, p.93) ’

Alors que les premiers vers rapportent l’anéantissement du sentiment d’amour, par le biais d’un champ lexical de la mort (un signe de croix, tout froid), le poète renie cette idée. D’où, il recourt à l’interrogation de protestation, et dresse une image traditionnelle de l’amour, celui qui règne sur les êtres, identifié ici au « seigneur », chasseur, dont la proie et non l’esclave est le «je». Par ailleurs, concernant ce poème, O. Barbarant déclare qu’il fait partie de ces « poèmes [qui] paraissent, à proprement parler, des ’’jeux d’enfants’’ », tout en gardant « de l’activité enfantine, la profondeur. Quand Aragon bredouille une dérisoire ‘’Chanson pour mourir d’amour au temps de carnaval’’ […] l’humour sert d’écrin ou d’écran à une véritable interrogation sur la langue » 96 .

Dans la poésie aragonienne, si nous mentionnons le pouvoir ensorceleur de l’amour, il est nécessaire de rendre hommage à la femme, la seule qui pourra le révéler et lui accorder existence, alors le poète lui offre une image au-delà des dimensions de l’univers, grâce à une série de métaphores par assimilation, fondées selon la structure «A est B », qui met en valeur une fusion et un rapprochement jusqu’à l’identification d’un thème unique et d’une multitude de phores, tel que dans cet exemple :

‘Femme […] Tu es le mur et sa trouée. Tu es l’horizon et la présence. L’échelle et les barreaux de fer. L’éclipse totale. La lumière. Le miracle. ’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », p.207)’

Puisqu’elle représente le tout, le poète tente d’énumérer ce que la femme désigne dans un mélange hétéroclite qui augmente l’étrangeté et le mystère la caractérisant. Elle accouple de la sorte les contraires, tels que «le mur et sa trouée », désignant respectivement le construit et le détruit, mais aussi d’un côté, « l’horizon » signalant l’absence vu que nous ne pouvons l’atteindre, et « la présence », de l’autre côté. Avec la troisième métaphore, nous distinguons l’effacement du verbe « être » et du thème lui-même, sous la forme d’une gradation. Par conséquent, la femme devient la chose et sa matière, « l’échelle et les barreaux de fer ». De plus, pour mettre en valeur l’omniprésence de la femme, Aragon sélectionne des couples d’éléments qui ne peuvent exister l’un sans l’autre. Quant à la suite de l’énumération, «L’éclipse totale. La lumière. Le miracle », elle s’oriente vers l’ouverture et l’élargissement, suggérant que la femmeest souvent le terme d’une procession mystique, suite à quoi elle prenne finalement la place de l’absolu.

A l’image de la femme adorée, le poète, par le biais d’une série de trois métaphores, devient à son tour un être cosmique qui effectue le lien entre des essences diverses :

‘Je ne pourrai rien négliger, car je suis le passage de l’ombre à la lumière, je suis du même coup l’occident et l’aurore. Je suis une limite, un trait.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.136)’

Grâce à la première métaphore, le «je» se présente comme le sauveur de l’humanité, la conduisant vers la délivrance et la vérité, puisqu’il est «le passage de l’ombre à la lumière », et donc des souffrances à la joie. Avec la seconde figure, il affiche un pouvoir d’ubiquité, car il est à la fois« l’occident et l’aurore », tout en s’inscrivant dans la même perspective sémantique de la métaphore précédente, dans la mesure où le couchant renvoie à « l’ombre », alors que l’aube rappelle le lever du jour, et par conséquent, le jaillissement de la lumière. Quant à la dernière métaphore, elle le place grâce aux deux phores juxtaposés, «limite» et «trait », à la frontière séparant, et du même coup réunissant les opposés. De ce fait, les métaphores placées en série sont souvent doublées par la figure de la gradation.

Notes
91.

P. ELUARD, Premières vues anciennes, Œuvres complètes T.I., Paris, Gallimard 1968, p.539 et 969.

92.

G. GENETTE, Figures, Paris, Seuil 1969, p.130.

93.

O. BARBARANT, Aragon, la mémoire et l’excès, Paris, Seyssel 1997, p.48.

95.

O. BARBARANT, Aragon, la mémoire et l’excès, Paris, Seyssel 1997, p.68.

96.

O. BARBARANT, Aragon, la mémoire et l’excès, Paris, Seyssel 1997, p.64.