Les métaphores nominales

La métaphore nominale s’articule généralement autour du comparant. Elle est fondée sur un bouleversement des classes de mots, par l’établissement d’une recatégorisation totale à la suite d’une assimilation métamorphosante du comparé au comparant. Dans cette catégorie, nous apercevons donc, deux cas majeurs, dont le moins fréquent est celui où le terme métaphorique correspond au nom-sujet en rapport avec le groupe verbal, tel que dans l’exemple suivant :

‘D’innombrables sauterelles sortent de ma bouche […] Mes paroles de coton poudre, je les enflamme dans les oreilles des hommes sans méfiance. ’ ‘(« Louis », Le Mouvement perpétuel, p.73) ’

Le sujet « sauterelles » semble d’un emploi incongru dans la première phrase, puisqu’il ne coïncide point avec le complément indiquant le lieu, « de ma bouche ». Cependant, la suite du texte éclaire la nature véritable du sujet métaphorique, par le biais d’une autre métaphore in absentia, puisqu’il s’agit de « mes paroles », thème retardé pour raviver l’attention du lecteur. Ce choix trouve justification dans le sème commun entre les deux termes, à savoir la multiplicité et la vitesse dans la prolifération. Toutefois, ces paroles sont d’une nature particulière, tel qu’il est indiqué par le complément du nom, « de coton poudre », et les deux mots reliés par la préposition « de » constituent un procédé métaphorique par détermination à l’origine de cette nouvelle création. En effet, les mots du poète sont explosifs, d’autant plus que ce sens est appuyé par le verbe « enflammer », et surtout à cause de leurs conséquences sur les auditeurs, spécialement les « hommes sans méfiance », dans la mesure où ils les choquent et les perturbent. Par ailleurs, objet à son tour du verbe « enflammer », les paroles mettent en place un second rapport figuré, renforcé aussi par le complément de lieu, «dans les oreilles des hommes », puisque le poète, en professant ses mots, semble agir avec force sur les humains.

Du même poème, nous mettons en relief une autre métaphore nominale :

‘On dit qu’à l’époque des cascades c’était une cloche qui était le soleil ; et les soleils sonnaient dans les églises de ce temps-là. (« Louis », p.73)’

Dans la totalité de son œuvre, Aragon cherche à réinventer un monde nouveau, il préfère donc le croisement de deux pôles qui semblent le plus souvent aussi éloignés que possible, la réalité et le rêve. Cette union est déjà célébrée par Breton dans Le Manifeste du Surréalisme, lorsqu’il déclare que « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité […] » 98 . De la sorte, les rôles et les définitions deviennent interchangeables, comme dans les deux métaphores, tirées de l’exemple, et qui fonctionnent par interférence, dans la mesure où le thème «cloche » se métamorphose en «soleil», un phore qui devient, au pluriel, le thème sujet de la préposition suivante, en assumant le verbe « sonner », propre à la cloche.

Par ailleurs, pour vérifier l’importance du rêve dans la poésie aragonienne, puisqu’il permet la mise en place d’une conception originale du monde, nous analyserons la métaphore suivante :

‘Tu dors cependant et tu rêves’ ‘Des agates de peur troublent tes cheveux longs.’ ‘(« Je ne sais pas jouer au golf », Persécuté persécuteur, p.191)’

Constitué par une métaphore déterminative reliant deux entités différentes, le concret, « agate », et l’abstrait, « peur », forment le sujet du verbe « troubler » et entretiennent avec ce dernier un rapport figuré, puisqu’il s’agit d’un SN surgi directement de l’imagination de l’auteur et non existant dans la réalité, donc incapable d’agir, et encore moins sur un élément matériel, tels que «les cheveux », objet inadéquat au verbe « troubler ». Cette alliance les relègue à l’atmosphère aquatique, dans la mesure où nous pouvons présumer que le poète identifie le « tu » à une mer immense, où les cheveux ne sont que les algues du fond marin, renfermant trésors et pierres précieuses parmi lesquels l’agate.

L’autre combinaison de base est celle où la métaphore est fondée sur le nom-objet, comme dans les exemples ci-dessous :

‘Passez-moi le mot’ ‘Merci’ ‘Je tiens la clef ’ ‘Le verrou se met à tourner comme une langue. ’ ‘(« Serrure de sûreté », Le Mouvement Perpétuel, p.77)’

Le mot, et par extension le langage, constitue, pour les surréalistes, à la fois le moyen et l’objet de leur aventure. Ils lui accordent une importance considérable et cherchent par tous les moyens à le réinventer, sans oublier d’exploiter toutes les possibilités qu’il pourra offrir. Ainsi, le « mot » devient directement, sans aucune intermédiaire la « clef » de l’univers, celle qui permet son exploration, mais principalement sa réinvention. Nous exposons, dans ce cas, le pouvoir concrétisant de la métaphore, dans le but de rendre l’abstrait palpable, et donc plus proche de l’esprit du lecteur. En conséquence, le mélange des registres devient possible grâce aux mots, tel que dans ces vers :

‘Disparais à jamais visage sans mystère […]’ ‘Retourne au cœur de l’ombre et de la boue’ ‘Je touche enfin l’eau claire et le rire sauvage de l’existence. ’ ‘(« L’enfer fait salle comble », Les Destinées de la poésie, p.137)’

Le verbe « toucher » suppose un objet palpable, une attente que le poète vérifie par le recours au SN « l’eau claire », qui signifie un passage d’un état de détresse et de malheurs, suggéré par les termes « ombre » et « boue », vers une perception plus intelligible et plus radieuse à l’image de l’eau. Cependant, le second complément d’objet métaphorise l’élément verbal, parce qu’il octroie à une entité métaphysique, « l’existence », un attribut humain, « le rire sauvage », qui laisse supposer que loin des ombres, le poète retrouve la vie animée par le rire, même s’il est cruel. De surcroît, le sens figuré est perceptible au niveau de la coordination des deux objets du verbe.

L’objet est également métaphorique au sein de ces phrases extraites du poème « Ici palais des délices » :

‘[…] je ne lèverai pas un œil et encore moins l’autre de la plante […] les chirurgiens la nomment poignard. (Ecritures automatiques, p.144)’

Le poète mime l’automatisme de l’écriture en offrant une vision digne de l’univers rêvé où l’humain, la flore et le concret fabriqué coïncident, et puisque l’ « œil », pris, en premier lieu, au sens propre, devient métaphoriquement celui d’une plante. Cette dernière, personnifiée, est transformée en un « poignard ». D’où, nous distinguons une fusion et un passage immédiat d’une catégorie à une autre, grâce au pouvoir créatif des mots, un pouvoir mis en lumière par le biais du verbe « nommer » qui suffit à créer et à faire exister d’autres créatures propres au monde imaginaire inventé par l’écrivain. Celui-ci est devenu capable de pénétrer la réalité des choses, d’entrevoir les vérités par-dessus les voiles qui les dissimulent, et de se substituer au Créateur.

Il paraît évident de dire que la métaphore surréaliste introduit entre les objets un rapport d’écart pour constituer l’unité. Elle assemble les contraires pour inventer de nouvelles créatures, qui même si elles puisent leur existence de la réalité, elles sont inédites et fourmillent dans l’espace textuel, comme ces « dames » :

‘Tant pis si les dames […] Verrouillent leurs portes métaphysiques’ ‘Sur mon passage. ’ ‘(« Déclaration définitive », La Grande Gaîté, p.226)’

Dans cette configuration, « N V N tm », l’objet « portes » du verbe « verrouiller », ne réalise la « métaphoricité » du phore que parce qu’il est déterminé par un adjectif qui lui est inapproprié, « métaphysiques », ne pouvant qualifier un élément concret, ici « portes ». En effet, il suffit à Aragon d’introduire un terme dans une phrase pour faire basculer le sens du propre au figuré, et généralement, ce terme est un adjectif qui crée un sens figuré en rapport avec un substantif qu’habituellement il ne devrait pas qualifier. Ces « portes métaphysiques » renvoient aux mystères du féminin, aux secrets révélés lors d’un moment de plaisir charnel. Et même si ces êtres semblent inaccessibles, toute porte finit par s’ouvrir, en dévoilant les énigmes qu’elle dissimule.

Par ailleurs, il résulte des exemples où le terme métaphorique coïncide avec le nom- objet un choix préconçu de la part d’Aragon pour une écriture où la métaphore est comme élargie en fin de séquence. Néanmoins et malgré la relative clarté des figures exposées, nous avons remarqué que de très nombreuses métaphores restent « indéchiffrables », dans la mesure où il paraît problématique de désigner le terme métaphorique. Dans le corpus, nous avons été souvent confrontés à des difficultés rhétoriques, et plus simplement sémantiques : où voir une métaphore, où lire l’impertinence prédicative ? Reposant quelquefois sur une superposition avec d’autres tropes, cette catégorie paraît problématique, puisqu’elle échappe aux classifications rigoureuses, pour installer dans l’espace poétique une aire imprécise et trouble. Nous chercherons donc à mettre au clair cette problématique dans les chapitres suivants.

Notes
98.

A. BRETON, Manifestes du Surréalisme, Paris 1924, p.27.