Adjectifs postposés

Nous analyserons, en premier lieu, des métaphores adjectivales dans lesquelles le substantif précède la qualité. Cette postposition de l’adjectif tend vers une notation objective :

L’éphémère est une divinité polymorphe ainsi que son nom.

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.111)

L’« éphémère », par nom et par essence, (terme propre), et « la divinité » (terme métaphorique) partagent avec l’adjectif « polymorphe » qui leur est accordé plusieurs sèmes communs, à savoir la pluralité des formes, le changement perpétuel et le caractère insaisissable. Dans cette phrase, Aragon rend hommage, comme tous les surréalistes, à l’instantané, aux perceptions momentanées, puisque riches de surprises et de nouveautés, à tel point qu’ils atteignent un statut divin.

De surcroît, ces métaphores sont fondées essentiellement sur des qualifications à terme unique :

Dentelles noires où bat un sein de glace.

(Persécuté persécuteur, p.228)

Sans désir et amour, le poète se laisse envahir par le deuil et la souffrance, comme le mentionne cet exemple relevé du poème « Mandragore », où règne une atmosphère de désolation et d’amertume. L’adjectif de couleur « noires » signifie l’emprise de la mort sur la totalité des êtres, et d’ailleurs, ce climat funèbre est justifié également par la subordonnée relative, puisque le « sein », sujet du verbe « battre », qui signale d’habitude la vie, est fait paradoxalement « de glace », et donc il devient froid et vide de sentiments, et peut être même cruel, qu’aucun évènement ne pourrait affecter. Dans une même structure syntaxique, nous relevons un premier sens, celui de la vie, mais qui se retrouve aussitôt remis en question et renié par un autre qui lui est opposé, celui de la mort. En effet, l’opposition du noir et du blanc (glace) ne dévoile qu’une absence de tout signe révélateur d’une existence vivante.

Et même accablé, dans ce poème, par le poids écrasant de la mort qu’il n’ose affronter, et face à laquelle il n’affiche qu’une attitude passive, le poète ne s’empêche pas de critiquer, par dérision, la société. Pour cet effet, il a choisi l’un de ses représentants, dans le but de le ridiculiser en proposant un portrait ironique, à l’opposé de la grandeur du rang politique de ce personnage :

[…] le préfet des pyrénées-Orientales

Le cygne lunaire assure son monocle et ricane.

(« Mandragore », Persécuté persécuteur, p.230)

Dans cet exemple, le sujet « préfet » se transforme par une métaphore appositive en «cygne ». De cet animal reconnu par sa beauté, nous devons procéder par suppression des sèmes communs entre les deux éléments et ne garder que le long cou qu’on accorde par moquerie à l’homme du pouvoir. Quant à l’adjectif postposé, « lunaire », il semble polysémique parce qu’il peut référer à la fois à la forme ronde de la tête, alors ridicule, à la face blafarde ou à l’aspect chimérique et trompeur du personnage.

Nous examinerons aussi cette métaphore dans laquelle nous discernons une assimilation entre deux entités aussi éloignées que possible, par le biais d’une apposition :

Quel froid Le vent me perce à l’endroit

des feuilles

des oreilles mortes.

(« Personne pâle », Feu de joie, p.49)

Cette identification de l’élément naturel à l’organe humain se trouve renforcée en attribuant l’adjectif « mortes », non à l’élément qui lui est propre, « feuilles », mais aux « oreilles », parce que ces dernières perdent toute sensation à cause d’un froid glacial, et donc semblent se détacher du reste du corps, meurtris par le vent, à l’image des feuilles qui tombent des branches, parce que flétries par la gelée hivernale. La figure est ainsi bâtie sur un enchevêtrement de rapports et un échange de qualités.

En termes uniques, les adjectifs apparaissent dans des structures parallèles, comme dans les vers extraits du poème « Lever », où le poète met en valeur cette fois les souvenirs de la jeunesse, cette fleur de l’âge :

Le prestige inouï de l’alcool de menthe

Le souffle odorant de l’amour.

(« Lever », Feu de joie, p.55)

Dans le premier vers, l’adjectif « inouï » n’est pas en rapport figuré avec le substantif qui le précède « prestige », mais au contraire, il constitue avec lui un groupe qui entretient un rapport figuré avec le complément du nom, « l’alcool de menthe ». Nous devinons pourtant un seul motif possible du rapprochement, voir l’étourdissement causé par le fantastique comme par l’eau de vie. Quant à l’adjectif du second vers, « odorant », il renforce davantage le lien métaphorique déjà établi entre « souffle » (concret) et « amour » (abstrait), conformément à l’aspiration continuelle chez le poète à concrétiser tout élément faisant partie du monde qu’il reproduit. L’adjectif réfère aussi au vers précédent, puisqu’il rappelle l’odeur de la « menthe » qui parfume les soupirs des amoureux. Ainsi, les métaphores renvoient l’une à l’autre et constituent une cohérence interne spécifique au texte aragonien.