Adjectifs antéposés

Souvent postposé, l’adjectif peut être aussi antéposé, souvent dans le but de créer un effet d’accentuation, de révéler une attitude subjective de la part de l’auteur qui cherche à mettre en valeur la qualité attribuée, d’autant plus que R.-L. Wagner et J. Pinchon notent que « l’antéposition souligne une valeur métaphorique » 99 et que « d’une manière générale, un adjectif épithète tend à se placer après le substantif auquel il se rapporte. En regard de l’ordre normal ‘’substantif-adjectif épithète’’, l’ordre inverse ‘’ (adjectif-épithète)-substantif’’ est donc toujours motivé » 100 .

Il est ainsi dans ces vers où il insiste sur le pouvoir métamorphosant de la « métaphore » :

Faut-il croire les métaphores des écrivains

Et dans ces temps lointains

la terre était-elle le siège

De perpétuelles métamorphoses.

(« Futur Antérieur », La Grande Gaîté, p.280)

Ce rôle de transformation assumé par le procédé métaphorique est continuel et durable, d’où l’emploi de l’adjectif « perpétuelles », situé avant le substantif « métamorphoses », pour dire la permanence du changement et des modifications apportées au monde réel. Toutefois, le recours à l’interrogation, (faut-il croire / était-elle), et à l’indication temporelle, (dans ces temps lointains) qui ancre l’évènement dans un horizon incertain, sèment le doute ou expriment un regret face à un état révolu où les métaphores, abondantes, jouent un rôle créateur.

Nous analyserons encore un autre exemple dans lequel le poète souligne un thème récurrent dans son œuvre, à savoir sa préférence pour les prostituées et les filles de joie aux dépens des femmes mères :

Vieilles putains […] vous êtes encore de vivantes lueurs au prix de ces mères de famille […].

(« Le passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.46)

Par cette métaphore avec « être », Aragon affiche une admiration pour les prostituées, identifiées aux « vivantes lueurs ». « Lueurs » par référence à leur beauté et leur éclat attirant, « vivantes » puisqu’actives, pleines de vie et en mouvement incessant, par opposition à l’état de passivité des mères soumises et accablées par les devoirs et les mœurs bourgeoises. Néanmoins, contrairement au second adjectif à valeur méliorative (vivantes), le poète recourt également à une autre qualification, « vieilles », qui semble au premier abord péjorative, mais qui est aussitôt modifiée en acquérant une valeur appréciative, grâce à l’adverbe « encore », qui permet de dire que malgré le passage du temps et la vieillesse, ces femmes gardent leur beauté et leur éclat.

Du plaisir suscité par l’amour charnel, le poète évoque la poésie, en tant qu’autre créature féminine, qui paraît lui procurer le plus de satisfaction et d’exaltation, la situant ainsi au plus haut des échelons, le divin :

La divine élégie s’est assise en pleurant […]

Ses voiles sont pendus à son beau corps d’albâtre.

(«Une solitude infinie », Les Destinées de la poésie, p.111)

Dans ces phrases, nous relevons deux adjectifs antéposés, « divine » et « beau ». En effet, métamorphosée en un navire, l’« élégie » est présentée, dans une posture humaine, avec un corps féminin qualifié par l’adjectif « beau », puisqu’il est sculpté d’une matière tendre et translucide, « l’albâtre ». La blancheur éclatante de cette matière peut être considérée comme la caractéristique la plus importante pour interpréter cette occurrence de la figure et dire la préciosité, de même que l’effet éblouissant de la production poétique. Ainsi, la poésie de forme libre est aussi « divine », parce que nous pouvons l’imaginer comme une statue de marbre, « pleurant », car confrontée à l’incompréhension des humains, rappelant, de la sorte, les muses et les déesses de l’olympe, d’autant plus qu’elle semble libre, non conforme aux règles mises en place par les théoriciens et n’obéissant qu’à ses propres lois. Par ailleurs, il est essentiel de dire que la métaphore aragonienne est souvent doublée par la figure de la personnification, qui répond aussi à ce goût considérable pour la concrétisation, comme un mode privilégié pour accéder à la connaissance.

Notes
99.

R.-L. WAGNER et J. PINCHON, Grammaire du français classique et moderne, Paris, Hachette 1978, p.153.

100.

Ibidem., p.152.