Adjectifs constituant un écart d’isotopie

Aragon adopte aussi une ligne d’écriture particulière privilégiant les écarts sémantiques, en les instituant en modèle normatif, spécialement par le biais de métaphores basées sur un adjectif incongru et qui se caractérisent par le fait d’accorder au thème une qualité qui n’appartient point à l’isotopie du premier élément de la métaphore. Nous proposons donc d’analyser certains procédés métaphoriques qui témoignent de cet écart d’isotopie :

[…] que je me défasse dans le magnétisme bleu de l’amour !

(« Le sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.209)

Il est difficile de deviner le sème commun entre le substantif « magnétisme» et l’adjectif de couleur « bleu ». Ce dernier évoque t-il la puissance de l’amour par assimilation à l’énergie des vagues, dévoile-t-il le caractère noble d’une telle passion attrayante, ou, au contraire, suggère-t-il les souffrances de ce sentiment cruel, dans le mesure où le bleu signifie également la meurtrissure, et donc une plaie intérieure qui ne saigne pas, mais qui fait plus de mal ? En effet, cette double interprétation trouve justification grâce à l’emploi du verbe polysémique « se défaire », qui signifie, dans le premier cas, la libération et la délivrance du poète, « dans » et grâce aux pouvoirs de l’amour, en se débarrassant et en se détachant de tout ce qui l’enchaîne, tel qu’il le déclare lui-même : « Pour moi que me quittent enfin ces corps étranges qui me retiennent, que mes doigts, mes os, mes mots et leur ciment m’abandonnent […] ». Dans le second cas, le verbe est pris dans le sens de « s’affaiblir, se détruire » sous l’emprise accablante de la passion. Cependant, le contexte vérifie l’explication initiale, car la métaphore choisie fait partie d’une interminable célébration consacrée à la « femme », tel qu’il est signalé dans ce qui suit la figure : « la femme est dans le feu, dans le fort, dans le faible, la femme est dans le fond des flots, dans la fuite des feuilles, dans la feinte solaire où comme un voyageur sans guide et sans cheval j’égare ma fatigue en une féerie sans fin ».

Nous avons relevé également un autre exemple où l’adjectif, «interrompue», semble étrange, puisque qualifiant un substantif qui ne lui convient pas, la «pastèque» :

Le songe

où je mordais Pastèque interrompue.

(«Lever », Feu de joie, p.52)

Toutefois, un tel emploi peut être vérifié grâce à l’antécédent de la relative, « le songe », qui permet les plus étranges des associations, dans la mesure où « la liberté est le garant du rêve, et le rêve est le défi que la liberté lance sans cesse à la vie réelle » 101 . En effet, le monde onirique est inédit, se présentant comme le lieu de toutes les rencontres inattendues et de la juxtaposition incongrue d’éléments étrangers les uns aux autres, dans le but de désorganiser la réalité.

Le dernier exemple de cette série démontre davantage que le procédé métaphorique consiste dans le fait d’accorder à un substantif un adjectif qui lui est incompatible, du moment qu’ils n’affichent aucun lien évident. Ensemble, ils ne relèvent pas de l’usage commun, d’où il paraît difficile de décrypter cette image :

A la margelle où vont le soir

S’abreuver les belles porteuses de mystères

Les belles inconnues non algébriques.

(« Angélus », La Grande Gaîté, p.236)

Nous nous interrogeons dès le début si ces inconnues sont innombrables, puisque « non algébriques », sans pour autant parvenir à interpréter définitivement cette image.Nous signalons aussi que ces vers comportent deux structures symétriques qui véhiculent un même sémantisme, le mystère énigmatique, et qui contribuent à la mise en place d’une sonorité rythmique. Par ailleurs, nous rappelons une spécificité de l’écriture aragonienne, celle de faire basculer le sens, grâce à l’emploi d’un terme unique qui surgit soudainement et crée une figure inattendue et parfois indéchiffrable.

A la fin de cette section, nous pouvons conclure qu’Aragon, d’après cette nomenclature des configurations adjectivales, élabore le jeu figural et le travail métaphorique sans prendre à rebours, que dans des occurrences rares, les relations syntaxiques. De plus, il paraît possible de dire que la poésie aragonienne n’est point fondée sur l’imbrication du « sens propre » et du « sens figuré », vu que tout essai, dans le but de démarquer distinctement les frontières entre ces deux dimensions du sens, se révèle vite infructueux. La métaphore et l’« effet » métaphorique dans l’œuvre surréaliste d’Aragon sont essentiellement tributaires des éléments contextuels, des modalités d’insertion dans l’énoncé. Loin d’être alors un phénomène isolé et exceptionnel dans l’écriture, le procédé métaphorique est considéré comme le support du processus créateur et particulièrement de la trame du texte aragonien, dans la mesure où la préférence de cette figure justifie l’obsession du poète pour dresser l’image en norme d’écriture.

Notes
101.

R. BRECHON, Le Surréalisme, Librairie Armand Colin, Paris 1971, p.116.