Les métaphores appositives sans déterminants

La profusion des appositions métaphoriques consiste principalement dans la prépondérance des séquences non précédées d’un déterminant. Donc, nous donnons à lire des associations nées de la confrontation de deux éléments sans le recours à aucun article. Dans cette perspective, le premier exemple met en place une métaphore appositive fondée selon le modèle N2 (étendu) déterminant + N1 et où seul le phore, composé d’un substantif et son complément, est dépourvu d’article, nous citons :

Echo du monde les paroles.

(« Réponse aux flaireurs de bidet », La Grande Gaîté, p.247)

L’importance accordée aux mots, identifiés à « l’écho du monde », se vérifie par le fait qu’ils s’avèrent les seuls moyens permettant au poète de surpasser le sentiment de solitude qui pèse sur son âme, mais aussi d’enregistrer les méandres du monde extérieur pour pouvoir les communiquer, agir sur eux et les transformer.

Par ailleurs, le thème, comme le phore, peuvent être dénués d’articles, dans une même structure que celle de l’exemple précédent, N2 (étendu) N1, où le poète définit le connu (paroles ou nudité) par l’inconnu (écho du monde ou œillère de la nuit) :

Ma douleur ne vous regarde pas

Œillère de la nuit Nudité

le chemin qui mène à la mer

me conduit au fond de moi-même

A deux doigts de ma perte.

(« Sans mot dire », Feu de joie, p.50)

Dans ce poème intitulé « Sans mot dire », le poète dresse un spectacle à la fois de voilement et de dévoilement, dans la mesure où le «je» poétique est successivement présent et absent, masqué et à visage découvert. Seule la nuit permettra de faire apparaître son véritable portrait et de le mettre à nu. Cependant, l’image demeure opaque, n’admettant pas une interprétation définitive, conformément à l’image surréaliste énigmatique et difficile à déchiffrer, vu que l’emploi du terme « œillère » dit contradictoirement que la nudité de l’âme ne suffit pas pour percer ses mystères et ses secrets.

Par la suite, nous nous intéresserons aux énoncés où chacun des éléments de l’apposition correspond à un terme unique sans déterminant, N1 (un terme) N2 (un terme). Ainsi, par la création de nouveaux mots composés, les métaphores mettent en valeur des créatures inédites, car elles surgissent du rêve. Dans cette optique, il paraît difficile de proposer une interprétation fondée sur des sèmes communs entre les deux termes et la métaphore demeure indéchiffrable, tel que :

Merde aux caresses phénix

Merde au phonographe femme.

(«Rien ne va plus », La Grande Gaîté, p.304)

Toutefois, si nous nous référons au contexte, nous pourrions deviner approximativement la signification de ces images. Ainsi, l’association entre « caresses » et « phénix » repose sur le thème du feu, celui qui consume l’oiseau légendaire pour qu’il renaisse de ses cendres, et celui de la passion qui brûle le cœur du poète. Dans la seconde métaphore, le « phonographe femme » désigne les « maîtresses qui retiennent dans leurs cheveux / Les mots que je sème quand j’aime », pour dire que le poète refuse le souvenir qui garde vivantes les paroles prononcées, car, selon lui, elles doivent s’évanouir dans l’oubli. D’où, l’interjection qui dit l’indignation et le refus, « O les monstres / O les espionnes du délire les mémoires ». En effet, grâce au pouvoir créateur des mots, les surréalistes inventent des êtres nouveaux, dans le but de recréer le monde.

Du contexte immédiat, nous allons passer à un contexte externe par l’analyse d’un exemple où la métaphore produite par Aragon reprend, sous une forme différente, une image d’un autre écrivain. Il s’agit d’un cas d’intertextualité, dans la mesure où le poète reformule une image extraite des Chants de Maldoror de Lautréamont :

[…] le corps décapité lançait à grandes saccades le triple jet de ses plus fortes artères, et le sang formait des fougères monstrueuses dans le bleu étincelant de l’espace […] L’homme fontaine102, entraîné par la capillarité céleste, s’élevait au milieu des mondes à la suite de son sang. Tout le corps inutile était envahi par la transparence. Peu à peu le corps se fit lumière. Le sang rayon. Les membres dans un geste incompréhensible se figèrent. Et l’homme ne fut plus qu’un signe entre les constellations.

(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.230)

Ainsi, dans une vision qui rappelle celle des rêves, « l’homme » se transforme, par exagération, en une « fontaine », particulièrement ensanglantée, parce que décapité, et qui, par un mouvement d’ascension, accède à la divinité céleste, grâce à cet acte de sacrifice où l’homme se donne comme une offrande.

Par ailleurs, les métaphores appositives se constituent aussi sous forme d’une série dans laquelle chaque « unité » coïncide avec la base-thème, tel que :

La dame du comptoir sourit molle à Arthur et relève ses bas J’ai vu ses genoux hiboux poux.

(« Au café du commerce», Ecritures automatiques, p.147)

Nous avons déjà discerné plusieurs visages de la femme, parmi lesquels celui qui la représente comme dangereuse et mauvaise. Elle associe à la fois la laideur, la menace et l’énigme, et Aragon lui dresse alors un portrait négatif, en rapprochant une partie de son corps, « ses genoux», à des animaux les moins appréciés, « hiboux » (souvent considéré comme un signe de malheur) et « poux » (suggérant l’idée de malpropreté). Il la prive ainsi de son caractère humain, la plaçant du côté de l’animal. Nous relevons aussi un jeu de sonorités qui vérifie aussi le choix des termes, « genoux, hiboux, poux ».

A l’exception des exemples analysés précédemment, le groupe apposé est souvent enrichi par des expansions diverses, tel un complément déterminatif :

Au bout de mes cils tremble un prisme de larmes

désormais Gouttes d’Eau.

(«Secousse », Feu de joie, p.38)

Entre les « larmes » et les « gouttes », nous repérons plusieurs sèmes communs qui rendent leur rapprochement possible, tels que la forme arrondie, l’absence de couleur et le nombre important. Pourtant, l’emploi de l’adverbe « désormais » indique que le poète abandonnera la tristesse, ainsi que les larmes, substituées par des fausses, les gouttelettes d’eau.

ou encore :

Dans ta chevelure

Reflet du passé

tu gardes l’allure

du papier glacé.

(« La belle italienne », Feu de joie, p.46)

La chevelure est, par excellence, l’attribut féminin souvent en rapport avec une image de l’infini, dans la mesure où la femme, à laquelle s’adresse directement le poète, la désignant ici par le pronom personnel « tu », semble épargnée et préservée de tout effet dévastateur du temps qui passe et qui cause habituellement vieillesse et détérioration. En effet, cette force naturelle ne peut atténuer ni la jeunesse ni la beauté féminine, et c’est pour cette raison que la « chevelure », qui devrait être la plus touchée par l’écoulement du temps, et donc blanchir, demeure intacte, et devient par la suite, un « reflet du passé », celui de la jouvence.

L’apposition peut également être formée par un substantif et un ou plusieurs adjectifs :

Tu prends ton cœur pour un instrument de musique

Délicat corps du délit

Poids mort.

(« Poésie », Le Mouvement perpétuel, p.76)

Par opposition à la raison, le cœur se présente comme le siège fragile des sentiments et des sens, d’où il a été identifié, en le concrétisant, à un « délicat corps du délit ». Il est également source de toutes les erreurs commises ou « délit », en tant que point vulnérable qui accable l’humain et le conduit à sa perte. Par apposition, il est également assimilé au phore « poids mort », une expression figée que le poète emploie pour signifier que le cœur est un fardeau pour l’homme.

La métaphore appositive peut, parmi les multiples formes qu’elle présente, consister en un syntagme nominal étendu par un syntagme prépositionnel, comme dans ces vers :

Un homme à la mer Encre

A la dérive.

(« Statue », Feu de joie, p.45)

Nous remarquons que le thème et le phore sont construits selon un même modèle pour renforcer le rapprochement établi entre eux, ainsi, à chaque terme de l’un correspond un terme de l’autre (homme / encre, mer / dérive). Nous relevons, de ce fait, un échange des identités. Pour éclaircir la désorientation d’un naufragé « à la mer », le poète propose une autre image où l’« encre », désignant, par métonymie, l’écriture, pratique propre à l’humain, semble désemparée tel un navire en naufrage. Par conséquent, si elle n’accomplit pas ses fonctions d’un guide ou d’un sauveur pour l’humanité, l’écriture perd à la fois sa valeur et ses repères.

Le groupe prépositionnel renferme aussi deux compléments coordonnés, comme dans ce cas :

J’annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le Surréalisme, fils de la frénésie et de l’ombre 103 .

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.81)

Le premier élément du phore, « fils », accorde au surréalisme un trait humain, alors que les deux compléments affichent les composantes primordiales du mouvement, à savoir la révolte, suggérée par le terme « frénésie », puisqu’il s’agit d’une révolte violente et absolue qui s’oppose au réalisme, à la logique et à la société contemporaine, mais aussi, le rêve, que nous discernons grâce au terme « l’ombre », pour signaler la spécificité de l’écriture surréaliste, constituée par les récits oniriques.

L’exemple suivant développe l’idée déjà évoquée dans ce qui précède, à savoir le rôle du mouvement surréaliste :

Casser cet univers sur le genou ployé

Bois sec dont on ferait des flammes singulières.

(« Lever», Feu de joie, p. 56)

Dans ce cas, le phore, « bois sec », est un syntagme nominal prolongé par une relative déterminative, « dont on ferait des flammes singulières », précisant l’orientation métaphorique de l’apposition. Cependant, les deux constituants ne sont pas reliés directement, mais un complément circonstanciel de lieu, « sur le genou ployé », est interposé entre eux. Le projet surréaliste par excellence est donc de réinventer le monde. Ce dernier est, soit complètement nouveau, en total détachement avec la réalité et refait de toute pièce, soit il est celui réel, mais duquel nous garderons certaines composantes et modifier d’autres, tel que le déclare le poète qui maintient, de l’univers existant, réduit au « bois », précisément « sec », quelques éléments, dans le but de réaliser des rénovations et des nouveautés lumineuses. D’où, l’emploi du groupe nominal, « flammes singulières » qui nous font passer de « l’ombre », dans ses deux acceptions, le monde ancien, celui des ténèbres, et le rêve, à la lumière, et donc à un univers original et insolite. Donc, ce qui existe donne lieu à ce qui n’existe pas encore, c.-à-d. un univers nouveau et inédit. Toutefois, cette action est accomplie d’une manière violente, comme l’indique le verbe « casser », afin de dire que le surréalisme est avant tout une révolution qui se fait par « frénésie » (tel que dans l’exemple analysé précédemment).

Enfin, nous relevons aussi qu’une large majorité de syntagmes apposés dépourvus de déterminant, en plus de l’effet de qualification attribué à N1, peut garantir d’autres fonctions, d’abord celle de périphrases :

Paris […] Milice gardienne de la vertu de la famille le foyer.

(« Au café du commerce », Ecritures automatiques, p.148)

Ville principale de la bourgeoisie ascendante, Paris est ici métamorphosée, car elle est définie comme une troupe armée qui veille sur le respect des valeurs mises en place par les gens du pouvoir, essentiellement le noyau familial, désigné par les termes « famille, foyer », et que les surréalistes tentent d’anéantir.

Les syntagmes appositifs sont aussi « explicatifs », pouvant véhiculer une valeur analytique ou synthétisante :

Je chasse les étoiles avec la main

Mouches nocturnes ne vous abattez pas sur mon cœur […]

Capitaines de l’habitude et de la nuit.

(«Les débuts du fugitif », Les Destinées de la poésie, p.118)

Par les deux métaphores appositives, le poète explique son attitude face aux étoiles, considérées souvent comme les seules sources de lumière pouvant minimiser le poids de l’obscurité, celle de la nuit. Elles sont, en premier lieu, assimilées aux « mouches nocturnes », vu leur multiplicité, et aux « capitaines de l’habitude et de la nuit », en second lieu, puisqu’au milieu d’une atmosphère lugubre et sans espoir, ces petits soleils rappellent la perpétuité de cet état de détresse perpétuelle, répandue par « l’habitude ».

Notes
102.

C’est nous qui soulignons.

103.

C’est nous qui soulignons.