N1 (Thème) de N2 (Phore) :

La préposition « de » dans cette forme de métaphore est destinée à mettre en lumière une relation de qualification. Cette structure permet de qualifier le thème par le phore et elle opère une confrontation entre deux objets qui bénéficient d’une ou de plusieurs qualités communes. Les métaphores suivantes vont permettre de mettre en lumière les effets stylistiques d’un tel emploi, ainsi que les différentes significations des images employées :

Les épaules des luzernes

Dansaient dans les mains du vent.

(« Sonnette de l’entracte », Le Mouvement perpétuel, p.86)

La totalité des termes de la phrase entretiennent les uns par rapport aux autres des relations figurées complexes. Il s’agit d’un écart d’isotopie, étant donné que cette association de l’humain (épaules, mains) et du naturel (luzernes, vents) semble ambiguë, puisqu’inscrite dans une vision propre aux rêves, et qui teinte la totalité du poème par un amalgame perpétuel entre les deux règnes, tel que dans ces autres vers : « Il y avait des chandeliers qui faisaient des confidences aux géants blonds des escaliers ». Cependant, les deux éléments peuvent avoir un certain nombre de sèmes communs, à noter que par leur hauteur, les « luzernes » rappellent la forme humaine, et d’autre part, grâce à son pouvoir ravageur, le « vent » agit sur les éléments comme les « mains », capables de modifier tout type de corps.

Autres exemples du même genre où nous remarquons que les métaphores déterminatives établissent souvent un perpétuel entrecroisement des milieux, à noter ici le ciel et l’humain :

Le dormeur éveillé regarde la vie avec des yeux de petit enfant

Dormeur quel nuage obscurcit l’azur de ton front.

(« Sommeil de plomb », Le Mouvement perpétuel, p.65)

En effet, l’humain (dormeur) acquiert l’étendue du firmament et son « front » est aussi grand et large, à tel point que « l’azur », en fait partie. Ce dernier pouvant être troublé par un « nuage », référant aux soucis qui bouleversent les sommeils les plus profonds, même ceux «de plomb », par opposition au vers précédent où le poète fait référence à un état premier, où la vie est différente, joyeuse, parce que contemplée « avec des yeux de petit enfant », mais qui perd aussitôt ses illusions, et découvre un visage obscur de l’existence humaine.

Par ailleurs, le phore peut inscrire un écart d’isotopie, dans la mesure où nous n’arrivons point à distinguer s’il indique la matière du thème ou s’il sert uniquement à l’identifier. Il est ainsi dans ces vers :

Il n’y a pas de limite à la mélancolie humaine

Il ya toujours une pierre à placer sur la pyramide des larmes.

(« Lycanthropie contemporaine», Persécuté Persécuteur, p.233)

Cette « pyramide » est-elle faite par ou pour les « larmes », puisque nous exposons une opposition entre « pierre, pyramide », concret solide et « larmes », concret liquide? Dans cette optique, nous relevons deux vérités qui ont échangé certaines de leurs composantes, vu que la construction pyramidale est faite particulièrement de larmes, à l’exception d’« une pierre » qui reste à placer. Toutefois, en évoquant les souffrances humaines, le poète insiste sur le poids énorme qui pèse sur le cœur des hommes, à tel point qu’il égale leur « mélancolie » à une « pyramide », en raison de sa grandeur, mais encore parce que cet édifice peut être considéré comme celui de la servitude, soulevé par les maux et les pleurs des esclaves. Il s’agit donc d’un supplice immense, dans la mesure où parce il s’accroît davantage à travers le temps, d’où le recours à l’adverbe « toujours ».

Il est aussi possible de citer d’autres exemples tels que :

Le pantin verse des larmes de bois

Pour prendre Congé

LOUIS ARAGON*

Il revient saluer.

(« Pièce à grand spectacle », Feu de joie, p.48)

Dans ce cas, le complément de N2, « de bois », indique la matière des « larmes » par référence à celle du sujet de la phrase, « pantin », mais d’un autre côté, pour dire la fausseté de l’émotion, juste affichée « pour prendre congé ». Par ailleurs, nous observons dans ce poème la mention du nom et du prénom même de l’auteur, faisant son apparition aussi bien sur scène, que dans le cadre du texte.

Dans cet autre exemple, le phore est enrichi par une relative :

Si l’on pouvait suivre à la trace la bêtise humaine

Je remontrais ce fleuve avec un petit canoë […]

J’arriverais dans un havre d’hystérie

Où le prix de la vie est affiché chaque matin sur un mur

convulsif.

(«Lettre au commissaire», La Grande Gaîté, p.257)

En identifiant la destinée humaine à un « fleuve », le poète imagine un voyage d’exploration onirique pendant lequel il découvre divers ports. Dans ces vers, il atteint une nouvelle escale, celle de l’hystérie, en tant qu’autre manifestation de la « bêtise humaine », et qui consiste essentiellement en une tendance à des manières émotives spectaculaires, à la limite des délires. Cependant, la métaphore est ambiguë, car nous n’arrivons pas à fixer la fonction de N2, est-il un complément indiquant la matière (le port est fait d’hystérie) ou le destinataire (il est celui de l’hystérie) ?

Poursuivant le même cours d’idées, nous citons :

Je suis le ludion de mes sens et du hasard. Je suis comme un joueur assis à la roulette [...] Je suis à la roulette de mon corps 108 et je joue sur le rouge. Tout me distrait indéfiniment, sauf de ma distraction même.

(«Préface à une Mythologie Moderne», Le Paysan de Paris, p.12)

Aragon évoque le hasard, vu son impact sur la vie des humains, mais aussi, en raison de son importance considérable dans la théorie surréaliste, particulièrement utilisé pour mettre en place de nouvelles entités créées dans l’immédiat. En effet, parmi les manifestations du hasard, nous notons le jeu que le poète met en valeur grâce à une métaphore déterminative, qu’il est possible de transformer en un mécanisme métaphorique avec « être », « mon corps est une roulette », où le choix du « rouge » n’a pour motif que la « distraction ».

En outre, il est possible de notifier que ces quelques exemples sont tous réalisés selon un même principe, en qualifiant N1 par N2. Cette détermination est marquée par une sorte d’amplification et d’élargissement de la relation commune, d’autant plus que cette dernière n’est pas évidente et elle exige des opérations de « suppression et d’adjonction » 109 de sèmes pour qu’elle soit révélée.

Il est également possible de relever d’une phrase ou d’un vers, deux cadres « N1 de N2 », comme dans ces exemples où la métaphore déterminative est double :

Mes bras d’écorce mes bras d’oiseaux

Etreignez l’air qu’elle respire.

(«Chanson du président de la république », Le Mouvement perpétuel, p.84)

Dans cette citation, le poète reprend le même thème, « bras » qu’il qualifie par deux groupes déterminatifs selon une structure identique, en établissant une gradation allant de l’inaction, suggérée par l’« écorce » (concret, inanimé), vers le mouvement, évoqué par la légèreté de l’« oiseau ». D’un autre côté, nous soulignons que le poète insiste sur cette fusion des opposés, d’où, le verbe à l’impératif « étreignez », dont le sujet sont les bras (concret solide), alors que l’objet, « air », est aussi concret, mais immatériel. Néanmoins, dans l’exemple suivant, Aragon édifie deux métaphores coordonnées, où il est question toujours des « bras » et de ce qu’ils étreignent :

mes bras n’ont-ils pas étreint des poussières de lumière et des poissons de clarté.

(« Les étoiles à mille branches », Ecritures automatiques, p.151)

Nous marquons que les deux phores, « lumière » et « clarté », relèvent du même champ sémantique, alors qu’avec leurs thèmes respectifs, « poussières » et « poissons », ils établissent des rapports figurés qui n’ont pour finalité que d’afficher un goût maqué pour la concrétisation, par l’association d’éléments habituellement injoignables, appartenant à des domaines différents. Dans les textes de pure inspiration automatique, le poète laisse libre cours à son imagination, grâce à laquelle il accorde existence à des entités, à des créatures qui proviennent des confins du rêve, comme ces « poussières » et ces « poissons » sculptés de lumière.

Plus que double, la métaphore déterminative peut être multiple par le biais d’une série où le seul thème, ici « soleil », est spécifié par plusieurs déterminations, tel que :

Soleil soleil d’au-delà des mers tu angélises

la barbe excrémentielle des gouverneurs

Soleil de corail et d’ébène

Soleil des esclaves numérotés

Soleil de nudité soleil d’opium soleil de flagellation

Soleil du feu d’artifice en l’honneur de la prise de la Bastille

au-dessus de Cayenne un quatorze juillet.

(«Mars à Vincennes », Persécuté Persécuteur, p.216)

Situant le cadre du poème à « Chalais Meudon » où l’on trouve un observatoire astronomique, Aragon choisit de mettre en lumière une étoile de la constellation, le « soleil », dans le but de mener une critique fervente contre « les gouverneurs », ceux de tous les temps, commençant par la royauté, par référence au « roi soleil », une ère qui se termine grâce à la révolution française et « la prise de la Bastille », pour ensuite, rappeler le régime républicain, par la mention du « quatorze juillet ». Toutefois, la république n’est point honorée, parce que ses représentants sont caractérisés par une « barbe excrémentielle ». Le poète établit donc une attaque contre le « soleil », se permettant d’illuminer de tels personnages et de les mettre en valeur. Dès lors, nous relevons deux champs lexicaux opposés : d’une part, celui de l’élévation (d’au-delà des mers) et celui de la bassesse (barbe excrémentielle), et d’autre part, un champ de la luxure (corail, ébène, feu d’artifice) par opposition à celui de la souffrance affligée au peuple (esclaves numérotés, nudité, opium, flagellation).

De surcroît, ce premier type majeur de la métaphore déterminative peut être relevé dans une autre configuration, sous la forme d’un enchaînement où le groupe déterminatif est introduit dans une relative locative ou intégré dans un complément de l’objet :

Les verrous se laissent aller à la nostalgie des intrigues où tremblaient des mains de servantes sur

la lune.

(«Mandragore», Persécuté Persécuteur, p.227)

Le syntagme nominal composé, « la nostalgie des intrigues », n’acquiert un sens figuré qu’en relation avec le terme « verrous », sujet du verbe « se laisser aller », mais aussi par le biais de la relative équivoque, qui au lieu d’indiquer la conséquence, à savoir le regret des secrets épiés par les servantes, signale le lieu. Le vers se referme aussi par un complément de lieu qui accroît la surprise, « sur la lune ».

En outre, la relative en tant qu’expansion du phore se rencontre encore dans cette citation :

[…] nous […] négations du temps que le soleil inonde […].

(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.191)

La lutte contre l’écoulement ravageur du temps est toujours au centre des occupations des poètes, même surréalistes. Ceux-ci conscients de son pouvoir destructeur sur les choses, cherchent à le nier, pour qu’ils soient alors les « négations du temps » en transformant le soleil en leur allié, d’où, l’emploi du verbe « inonder » dans la relative.

Néanmoins, il faut signaler que le substantif N1 peut être le nœud d’une double jonction syntaxique avec deux autres substantifs N2 et N3, au sein d’une seule relation figurée. Tel est le cas dans les exemples suivants :

Le regret (N1) du roman (N2) de l’ombre (N3)110

Le songe

où je mordais Pastèque interrompue.

(«Lever», Feu de joie, p.52)

La métaphore déterminative peut même s’élargir à un quatrième substantif :

[…] tous les signes cabalistiques des passions sont les étoiles à mille branches […] qui s’éveillent chaque matin sous les paupières (N1) de plomb (N2) d’une jolie vérandah (N3) de feuillage (N4)111 au bord d’un fleuve sentimental et paresseux.

(« Les étoiles à mille branches », Ecritures automatiques, p.152)

Le groupe souligné est un complément circonstanciel étendu, composé, d’abord, du thème «paupières », que le phore N2 indique la matière (plomb), le N3 est le complément de l’ensemble « paupières de plomb », alors que le N4 désigne la matière (feuillage) du groupe «jolie vérandah ». Nous avons montré que la métaphore déterminative, dans ce cas, fonctionne par emboîtement, par enchevêtrement des rapports entre les différents éléments de l’énoncé, rapportant chaque fois une nouvelle information ou caractéristique du premier constituant de la série, ici « paupières ». En conséquence, la métaphore déterminative associe plusieurs objets reliés uniquement par la préposition « de », rapprochant des domaines distincts, à savoir l’humain, le métal et le naturel dans un même groupe syntagmatique.

Cette même structure étendue est également réalisée grâce à la préposition « à » :

[…] n’ai-je où rafraîchir mon cœur le cœur (N1) à la neige (N2) des monts (N3)112 […].

(«Les barres», Le Mouvement perpétuel, p.75)

Le premier complément indique la matière (neige), alors que le second indique le lieu ou la provenance (monts). Nous discernons également une opposition sémantique au sein de ce vers, puisque le verbe « rafraîchir » est en contradiction avec « le cœur » fait de neige.

Notes
108.

C’est nous qui soulignons.

109.

GROUPE µ, Rhétorique générale, Seuil, Paris 1982, pp.178-198.

110.

C’est nous qui soulignons.

111.

C’est qui nous soulignons.

112.

C’est nous qui soulignons.