Les métaphores déterminatives avec addition d’un adjectif

La métaphore déterminative peut étendre son champ syntaxique, et cet élargissement correspond à une volonté de la part du locuteur pour mettre au clair la détermination. Dans cette perspective, le poète use des adjectifs qui éclaircissent les ambiguïtés du sens souvent relatives à la présence des métaphores, et en particulier pour orienter le lecteur. Nous pouvons alors trouver, dans les textes du corpus, plusieurs cas de ce type de la figure qui témoignent d’un certain souci de transparence, à l’opposé des cas où l’isotopie est fragilisée, par l’introduction d’un terme qui n’en fait pas partie, et dont le lien avec l’autre composant de la métaphore demeure opaque, n’acceptant aucune interprétation commune. Il est à signaler également que ces configurations de la détermination sont mises en place essentiellement sur la postposition ou l’antéposition de l’adjectif selon plusieurs structures que nous allons énumérer grâce à des exemples extraits du corpus.

Nous avons relevé la construction, N1 adj. de N2 :

Ce qui va droit au cœur

Ce qui Parle

La mer

La perfidie amère des marées.

(Lever, Feu de joie, p.54) 

L’adjectif postposé « amère », attribué métaphoriquement au thème « perfidie », appuie davantage le rapport figuré qu’il entretient avec le phore « marées », qui logiquement devrait être humain.

Il existe aussi le cas où l’adjectif occupe la première position, Adj. N1 de N2 :

[…] les tapissières au retour […] vers […] les fraîches prairies des soupirs.

(« Samedis », Feu de joie, p.69)

Ainsi, la qualification «fraîches » est antéposée par rapport au thème « prairies ». Ils affichent ensemble un lien propre, qui se retrouve aussitôt bouleversé par l’ajout du phore « soupirs », une entité abstraite par opposition aux prairies, en tant qu’éléments concrets

Alors que dans les deux exemples précédents l’adjectif sert particulièrement à qualifier le thème, il détermine, dans les structures suivantes, le phore. Comme dans cette métaphore fondée selon le modèle N1 de N2 adj., et que nous relevons du poème « Nocturne », dédié à André Breton :

Les vers luisants les étoiles

Se sont accrochés dans les voiles

De la nuit odorante.

(Les Destinées de la poésie, p.101)

Nous notons aussi une occurrence de la figure où N1 de adj. N2 :

La faim de mes entrailles est aussi la hâte d’arriver à temps dans la forêt de tes jolies régions.

(«Une notion exacte de la volupté», Ecritures automatiques, p.150)

Alors qu’une première métaphore avec « être » établit une équivalence qui dit l’attachement du « je » à la femme, poussé par le désir de parvenir à la posséder, cette dernière est mise en lumière par une autre métaphore doublée d’une métonymie, dans la mesure où il n’est mentionné qu’une partie de ses « jolies régions ». En conséquence, une symbiose s’établit entre l’être féminin et la nature, ce qui rend possible un échange d’attributs et d’identités, et la femme décrite se transforme, non pas uniquement en une «forêt », mais en un espace plus « joli » et plus large, renfermant le cadre naturel.

Parmi ces types de la figure, le plus reproduit est celui où l’épithète est postposée, alors que son antéposition, dans d’autres exemples du corpus, provient incontestablement d’un choix d’écriture, pour une mise en valeur ou une prise en considération du rythme. Nous citons les vers suivants introduits dans un texte en prose :

Ce que je sais d’un dieu […] ce que je sais du Dieu pressenti, c’est l’aile […] Et je chante à cette aile-dieu le rituel des simulacres :

Aile orage atteint à l’orée

Aile envol de l’aube adorée.

(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.193)

Alors que l’aile et ses attributs est une figure extrêmement exploitée par toutes les époques et qui sert à désigner l’amour romanesque, Aragon l’identifie ici au Dieu. Toutefois, il la voue à la mort et à l’anéantissement, car il la rapproche, par métaphores appositives, à « un orage atteint à l’orée », à « l’envol de l’aube adorée », et donc à la disparition de tout signe qui dit le commencement de la vie. Néanmoins, il garde une certaine part de la figure ancienne, parce que celle-ci décrit le caractère aérien, immatériel et difficile d’accès de la passion amoureuse, grâce au recours à un champ lexical du céleste (orée, aube, envol…). En conséquence, nous pouvons dire que la métaphore aragonienne est située entre le cliché et l’innovation.

Par référence à ce qui précède, il paraît évident de confirmer que l’adjectif ne joue point le rôle d’un cadre ornemental, mais, au contraire, il assure deux fonctions fondamentales. D’un côté, il peut véhiculer une particularisation appréciative du substantif qu’il qualifie, et de l’autre, amplifier la métaphore, en engendrant un effet d’emphase en rapport avec le point de vue subjectif, qui est affiché au moyen de l’adjectif (et qui exprime particulièrement un degré d’intensité). Nous citons cet exemple pour illustrer ce point de vue :

Voici la véritable Mecque du suicide. Ce pont […].

(«Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.210)

La mort, et spécialement le suicide, ont exercé souvent une influence considérable sur les surréalistes. Pour cette raison, le « pont », cadre propice à l’autodestruction, se transforme en un lieu de pèlerinage, divin et sacré, tel que la «Mecque».

Du pont aux Buttes-Chaumont, nous passons à l’espace parisien :

[…] le vaste corps de Paris […] fleuve humain qui transporte [...] d’incroyables flots de rêverie et de langueur […].

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.22)

Le poète humanise la ville parisienne, d’abord, par une première métaphore déterminative, « vaste corps de Paris », mais aussi par la deuxième figure, « fleuve humain », qui bénéficie d’un pouvoir de révélation, d’exaltation des sens, et que la dernière métaphore, «incroyables flots de rêverie et de langueur » met en lumière.

Néanmoins, l’adjectif postposé à N1 ou à N2 peut modérer le processus d’adhésion du lecteur à la métaphore, en dissimulant la connotation d’intensification qu’affiche le pôle nominal contigu, comme dans cet exemple :

la place Vendôme dissimule avec art

l’oignon luxueux de l’aristocratie.

(« Le Progrès », Persécuté Persécuteur, p.204)

Ironique face aux bourgeois du haut rang, Aragon cherche par tous les moyens à se moquer d’eux, d’où, le contraste au sein de la métaphore déterminative entre le thème « l’oignon » et son adjectif « luxueux ».

Il est aussi possible de marquer que la structure N1 de N2 se présente davantage sous la forme d’une quatrième variation configurative, et qui consiste dans le fait que N1 et N2 sont tous les deux pourvus d’adjectifs épithètes, et qui peuvent être soit postposés, soit antéposés. Cette catégorie est subdivisée elle-même en deux types :

En premier lieu, nous signalons la structure Adj. N1 de N2 Adj. :

Les belles déclarations des corps pressés s’expriment d’une façon si soudaine que la danseuse des ténèbres me repousse vers le mur […].

(«Une notion exacte de la volupté», Ecritures automatiques, p.149)

Au sein du mouvement surréaliste, nous croisons la glorification de l’amour avec son autre facette, l’érotisme, mis en valeur dans cet exemple, par le biais d’un champ lexical et sémantique de la volupté (corps pressés, danseuse, vers le mur). Cette structure en chiasme (belles / pressés, déclarations / corps) accentue le déploiement de la figure, amplifiée par la répétition par entrecroisement des éléments constituant la métaphore selon un même modèle.

En second lieu, nous tenterons d’analyser une métaphore déterminative selon le modèle N1 Adj. De N2 Adj. :

Elle [la notion exacte de la volupté] naît […] D’un cillement imprévu de la coque dorée du faisan des rêves.

(« Une notion exacte de la volupté », Ecritures automatiques, p.151)

Cette métaphore déterminative fonctionne par emboîtement, principalement au niveau du phore, étendu par l’adjectif « dorée », mais aussi par un complément composé à son tour par un substantif, « faisan » et un complément, « des rêves ». Le rapport entre thème et phore est figuré, puisque « la coque » ne peut avoir de « cillement », de même que l’oiseau à plumage éclatant a pour origine le rêve. L’inversion syntaxique des adjectifs ne fait alors que reproduire l’écart et le décalage sémantiques impliqués par l’énoncé. Néanmoins, il paraît intéressant de noter qu’il n’existe aucune occurrence où les deux pôles de la métaphore déterminative s’affichent en disjonction : « de N2 » est continuellement en relation étroite avec N1.

Quant à l’outil jonctif, la préposition « de » liant N1 à N2, elle permet à l’origine d’intégrer un élément dans un autre et elle participe à la fondation d’une zone d’intersection. Elle crée ainsi une relation entre le thème et le phore, qui trouve son explicitation dans les sèmes inhérents à cette préposition. « De » présuppose souvent l’idée de la substance ou de la qualité commune entre deux éléments, elle met aussi en valeur la notion d’origine en faisant émerger un élément d’un autre. La polysémie de cette copule fait écho à une diversité de formes syntaxiques de métaphores déterminatives. Nous relevons donc les différentes valeurs qu’elle met en place. Ainsi, N2 peut être un complément d’identité.

Placé en deuxième position pour qu’il soit mis en relief, le sujet du verbe « saigner » est d’abord un groupe nominal composé d’un substantif et de son complément, dans le but d’identifier le premier. Toutefois, N2 semble d’un emploi incongru, car il ne peut appartenir à « l’oiseau », d’où le recours à une seconde métaphore appositive pour mieux éclaircir l’identité du sujet, et dès lors, l’animal volant n’est autre qu’une femme morte d’amour :

Les nuits de lait il saigne la crosse

D’un oiseau femme 115 mort de son amour tombeau.

(«Le soleil d’Austerlitz», Le Mouvement perpétuel, p.81)

Il est également possible que le N2 soit un complément d’appartenance, tel que dans cet exemple :

La grande voix des torrents 116

Me berce considérablement

Paysage de rêve

Change sans trêve

Et réveille en moi le souvenir charmant

de mes parents.

(« Pastorale », Les Destinées de la poésie, p.102)

Alors que la « voix » nécessite un complément humain, le poète la relie par le biais de la préposition « de » au terme « torrents », faisant partie du cadre naturel et auquel elle appartient, d’où, cette insistance sur la fusion des deux règnes comme nous l’avons déjà remarqué à plusieurs reprises dans toute l’œuvre poétique et surréaliste d’Aragon. Néanmoins, le poète justifie cette confusion par le fait que la scène rapportée correspond à un « paysage de rêve », conçu grâce à l’imagination et aux « souvenirs ».

Le  N 2 joue aussi le rôle d’un complément de matière. Nous citons :

Les gens te regardent sans rire

Ils ont des yeux de verre.

(«Air du temps», Le Mouvement perpétuel, p.79)

Pour dire l’indifférence des autres, le poète taille leurs yeux du verre, parce qu’ils n’affichent rien de leur intérieur et ne reflètent aucune trace de l’extérieur. Ils sont de la sorte, non seulement impassibles, mais aussi privés de vie, laissant le « je » souffrir dans l’attente d’une fin prochaine, sans lui apporter le moindre soutien ou éprouver à son égard de l’indulgence.

Par ailleurs, la relation d’identification entre les deux segments de la métaphore déterminative permet d’apparenter la structure « N1 de N2 » à celle où « N1 est N2 », car il semble possible de remplacer la « cloche de mon cœur » par « mon cœur est une cloche », dans la mesure où nous pouvons attribuer à la fois le verbe « chanter » aux deux éléments, et spécialement pour dire que malgré une attitude de résignation, le poète s’attache à la vie :

Pourtant je ne désire pas mourir

La cloche de mon cœur chante à voix basse un espoir très ancien.

(«Air du temps», Le Mouvement perpétuel, p.80)

Toutefois, nombreuses sont les métaphores par détermination où le rapport reliant N1 et N2 est ambigu. S’agit-il d’une relation d’appartenance ou de matière ? Tel que dans ce vers :

J’attends que renaisse la dame du souvenir.

(«Sommeil de plomb», Le Mouvement perpétuel, p.66)

Cette dame parvient-elle du souvenir ou est-elle faite de souvenirs ?

En effet, l’image lexicale avec un complément déterminatif, introduit par la préposition « de », est un système permettant de générer des entités hétérogènes, donc indissociable de la poétique surréaliste, parce que le poète se place dans le domaine de la nomination pour édifier poétiquement un monde différent, un monde nouveau.

Néanmoins, il paraît évident de signaler que les deux segments de la métaphore déterminative peuvent être reliés par la préposition « à », que nous essayerons d’énumérer les différentes valeurs. Nous citons, en premier lieu, ces phrases du Paysan de Paris :

Bois en cachette la sournoiserie à paillettes qui sert de costume à ces danseuses de corde […].

(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », p.160)

Le complément déterminatif, introduit par la préposition, « à paillettes », indique la matière qui sert à dissimuler la vérité, grâce à un recours au complément circonstanciel de manière « en cachette ». Il signifie alors que l’apparence scintillante est trompeuse, une signification justifiée par le thème, « sournoiserie ».

Il est de même dans cet exemple extrait du Mouvement perpétuel, où le poète illustre le mythe de la métamorphose de l’homme se dépouillant de son aspect misérable pour revêtir un corps de fantaisie :

[…] n’ai-je où rafraîchir mon cœur le cœur à la neige des monts […].

(«Les barres», p.75)

Par ailleurs, la préposition sert aussi à la mise en relief  d’une caractéristique ou d’un attribut essentiel du terme propre, ici l’aspect creux et percé de trous d’un cœur qui a tant souffert, ne parvenant dès lors à battre que péniblement, lorsqu’on l’agite violemment :

Prisonnier au cœur du grelot que n’ai-je où rafraîchir

mon cœur […].

(« Les barres », Le Mouvement perpétuel, p.75)

En dernier lieu, la préposition « à » permet la création de nouveaux mots composés, dans le but d’illustrer une pratique privilégiée chez les surréalistes, celle de faire exister de nouvelles entités, de nouvelles créatures par le seul fait de rapprocher des termes habituellement incompatibles, qu’il leur suffit de nommer pour aussitôt les créer. Nous fournissons ces deux exemples :

La fille aux-yeux-de-sol m’y rejoindra peut-être.

(«Chambre garnie», Feu de joie, p.30)

Dans une rêverie sur une première expérience de l’amour, le poète décrit celle qui le « rejoindra », en la spécifiant par des yeux bien particuliers, mais sont-ils de couleur grise, celle du sol, sont-ils alors tristes et impassibles, ou sont-ils d’une musicalité enchanteresse, comme le suggère la note « sol » ?

vous n’imaginez rien de plus insinuant que le regard des blondes sauf l’oiseau-à-pleurer qui vole avec des gémissements plaintifs et l’expression du désespoir le plus vif morne tourment de la tempête.

(«Ici palais des délices», Ecritures automatiques, p.145)

A l’image du sentiment évoqué, celui de la souffrance et des peines, le poète recourt à un champ lexical s’y référant (gémissements plaintifs, désespoir vif, morne tourment), pour inventer une créature imaginaire qui sert à extérioriser et à expier ces sentiments, « un oiseau-à-pleurer ».

Même si le poète associe deux éléments concrets, l’alliance du vivant et du matériel demeure, comme dans la plupart du temps, opaque, dans la mesure où le dérapage ne se situe pas dans l’absence de l’un des termes, mais bien au niveau de l’impertinence, et c’est par le biais du référent qu’Aragon s’attaque à l’édifice métaphorique.

Notes
115.

C’est nous qui soulignons.

116.

C’est nous qui soulignons.