Un jeu surréaliste : « Qu’est-ce que … ? C’est… »

Dans cette partie, nous prendrons en considération une pratique d’écriture particulière au surréalisme, établie grâce à un jeu inventé par la collectivité surréaliste, dans le but de faire échec aux exigences de la logique, de surpasser la subjectivité individuelle, et de discerner où peut conduire un discours dont les éléments proviennent de différents locuteurs. Ce jeu consiste dans l’alternance de questions et de réponses rédigées par séries indépendantes, avant d’être réunies au hasard. Cette activité vérifie la puissance métaphorique du langage comme combinatoire infinie, et elle offre de la sorte de nouvelles images poétiques qui s’épanouissent essentiellement dans un poème aragonien, intitulé « Une fois pour toutes », extrait du recueil Le Mouvement perpétuel. Par ailleurs, il est possible de considérer chaque couple (une question / une réponse) comme une métaphore dont le thème se révèle grâce à la question, et le phore apparaît dans la réponse qui sert à définir et à déterminer l’autre élément. Nous proposons donc d’analyser la totalité du poème.

Les premières remarques que nous pourrons faire concernent, d’abord, le titre, « Une fois pour toutes », qui signale le programme de l’entité textuelle, puisqu’il s’agit de définir d’une façon définitive les notions évoquées. Concernant l’ordre topographique, nous signalons la présence des signes de ponctuation, « les points d’interrogation » et des caractères en italique pour distinguer la question qui se renouvelle chaque fois en une forme nouvelle. Le plus souvent, le poète met en place des interrogations partielles, soit avec « qu’est-ce que », ou avec « que » qui fonctionne par inversion du sujet, tel que « qu’auriez-vous voulu être ? », et parfois, elle se suffit à un seul terme, comme « Courage ? Honneur ? », pour finalement disparaître, remplacée par plusieurs points de suspension). Quant aux tirets, ils indiquent le changement du locuteur qui se charge chaque fois de répondre, et par conséquent, nous relevons une prolifération des voix dans un seul énoncé. Néanmoins, l’analyse de ce poème ne consiste pas uniquement à résoudre le rapport entre la question et la réponse qui lui est attachée, mais il est nécessaire de considérer cette technique comme un mode particulier d’expression, qui caractérise, mais aussi qui définit le surréalisme.

Nous commencerons alors l’analyse du poème :

Qu’est-ce que parler veut dire ?

_Semer des cailloux blancs que les oiseaux mangeront.

Alors que la question requiert une définition du verbe « parler », la réponse, correcte syntaxiquement, établit une assimilation incongrue entre celui-ci et un autre verbe, « semer ». Elle contourne donc son rôle habituel, celui d’expliquer l’inconnu et de faciliter la compréhension, dans le sens où elle crée un parallélisme, à premier abord, injustifiable entre deux champs sémantiques que rien ne relie, sauf si nous présumons que le poète s’est référé au conte du « Petit Poucet », pour dire que, les « cailloux blancs » semés peuvent être également considérés comme des signes, et réfèrent aux paroles, aux mots, ou autres signes linguistiques. Ainsi, les paroles servent à guider les hommes et à les nourrir, comme les « cailloux blancs que mangeront les oiseaux ». Nous précisons aussi que la réponse est à classer du côté d’une image concrétisante, tandis que la question s’inscrit dans l’abstrait.

Que redoutez-vous le plus au monde ?

_ Certains animaux lents qui se promènent après minuit autour des arbres de lumière ; les autobus aussi.

Il est de même dans ces vers, dans la mesure où le poète cherche à rendre un sentiment abstrait, celui de « redouter », plus concret, et par conséquent, plus compréhensible, par le biais d’une image qui renvoie au monde onirique, vu que la cause de la peur ressentie n’est que « certains animaux lents ». Ceux-ci représentent de nouvelles créatures cependant incertaines, évoluant essentiellement dans un espace fantastique, « autour des arbres de lumière », qui voisine avec celui des réalités, d’où, la mention des « autobus aussi ». Nous pouvons signaler aussi que, dans ce type de jeu, Aragon, comme les surréalistes, procède par jonction du concret et de l’abstrait, du rêve et de la réalité, de l’humain et de l’animal. Toutes les frontières sont abolies grâce au pouvoir des mots, permettant toutes les associations possibles, selon une logique propre à ce mouvement littéraire.

Qu’auriez-vous voulu être ?

_ Le passé, le présent, l’avenir.

Bien que dans les deux exemples précédents, nous définissons l’abstrait par un élément concret, dans ce cas, le poète procède inversement, dans la mesure où il met en lumière son désir de surpasser les limites du temps, d’accéder à l’éternité en se métamorphosant, en se transformant aux trois pôles temporels, à tel point que l’être humain (concret, connu) est identifié à des notions abstraites et difficiles à cerner par les sens. Cette image sert à caractériser le « vous » par l’omniprésence et l’ubiquité, afin de dépasser sa situation précaire et sa destinée condamnatrice. Par conséquent, le poète révèle le désir le plus cher à l’humanité, celui de résister face au pouvoir destructeur du temps et parvenir à égaliser la divinité par une victoire incontestable contre la mort. Par ailleurs, malgré que l’énoncé semble cousu, formé de plusieurs propositions dont la provenance ne paraît pas la même, nous parvenons, plus ou moins, à interpréter l’adjonction entre la question et la réponse offerte. Dans cette perspective, nous dirons qu’Aragon procède différemment des autres surréalistes, puisque, pour ces derniers, cet exercice n’a pour finalité que d’exercer le langage, et qu’il suffit d’écrire des phrases correctes syntaxiquement, et puis de les rassembler indépendamment de toute logique.

Qu’appelle-t-on vertu ?

_ Un hamac de plaisir aux branches suprêmes des forêts.

La notion proposée, « vertu », est représentée par le biais d’une métaphore nominale qui sert à concrétiser un élément abstrait pour le rendre plus explicite, le rapprochant de la sorte de l’esprit du lecteur. Cette identification trouve sa justification par le fait que le « hamac », vu sa suspension en un endroit en hauteur, « branches suprêmes des forêts », se trouve hors atteinte, et donc pur, éloigné des souillures qui peuvent le profaner sur terre, de sorte que le « plaisir » qu’il procure est innocent, angélique et chaste comme le suppose la vertu.

Courage ?

_ Les gouttes de lait dans la timbale d’argent de mon baptême.

Sans rapport sémantique apparent la rattachant à la question, cette réponse s’inscrit également dans la même perspective, celle d’une connaissance par la voie de la concrétisation. Il paraît, a priori, difficile de deviner un lien entre les deux constituants de la métaphore, ce qui permet de dire qu’Aragon se conforme à une écriture fondée sur le hasard, à moins que nous supposions que le poète, nécessitant du courage pour affronter la vie avec ses malheurs et ses épreuves, puise sa force de l’eau bénite de son baptême, de même que du lait maternel.

Honneur ?

_ Un billet d’aller et retour pour Monte-Carlo […].

Inscrite dans une écriture du jeu, cette image métaphorique est mise en place pour concrétiser la notion d’« honneur », tout en regroupant un ensemble d’éléments hétéroclites : un abstrait (honneur), un concret (un billet) et un cadre spatial. Pour cet effet, le poète propose un lieu propice pour le divertissement, « Monte-Carlo », et donne une condition pour sauver son honneur, celle de perdre tout son argent au jeu, mais en se rassurant de garder « un billet d’aller et de retour ».

Qu’est-ce que l’amour ?

_Un anneau d’or dans les nuages.

La métaphore suivante véhicule aussi un pouvoir de concrétisation, car elle transforme le sentiment d’amour en « un anneau », qui signifie le lien de ceux qui l’éprouvent l’un envers l’autre. De plus, le poète choisit une matière précieuse pour faire son anneau, « d’or », dans le but d’accorder ce caractère inestimable au sentiment même. Ce dernier se trouve célébré également par sa position, « dans les nuages », et par conséquent, il acquiert une importance croissante, dans la mesure où nous ne pouvons pas l’atteindre, car divin, mais encore surgissant des rêves. Nous remarquons également que le poète, par le biais du complément circonstanciel de lieu, nous éloigne d’une interprétation banale de l’image et ne permet pas de définir le sentiment passionnel au mariage, dont l’anneau n’est que le symbole, conformément au refus éprouvé par les surréalistes des liens familiaux, officialisés par le mariage.

Qu’est ce que la mort ?

_ Un petit château-fort sur la montagne.

Une autre entité abstraite, « la mort », est mise en lumière par une équivalence avec une réalité concrète située à l’écart, « sur la montagne », pour dire la solitude et l’oubli qui accableront le futur défunt.

_ Un palais fermé par les plantes, un glaçon sur le cours de la ville, un regard vers le paradis.

_ Je ne vous demandais rien.

_ Ah ? (p.71-72)

Habitué à laisser libre cours à son imagination, le poète propose enfin une réponse alors qu’on ne lui a posé aucune question. Suite à quoi nous pouvons considérer cette dernière métaphore comme une figure in absentia vu l’absence du thème. Par le biais du jeu, le poème se représente sous la forme d’une large métaphore, composée d’un ensemble d’images dont les deux parties sont associées selon les lois du hasard, et donc ne présentent aucun motif permettant de les lier. Par conséquent, nous sommes face à un espace énonciatif où le langage n’est exercé que pour lui-même, dans des combinaisons inédites et infinies, ayant pour finalité la réinvention du monde réel .