La comparaison est une incise

Il est aussi intéressant de signaler un cas particulier de la proximité des comparaisons et des métaphores : le phénomène de l’incision. En d’autres termes, lorsque le syntagme nominal-sujet est étendu, Aragon privilégie de l’enrichir, dans la plupart des occurrences, par une proposition dont les effets primordiaux sont, d’abord, la mise en place de l’image, par la suite, le perfectionnement de la représentation, et finalement, la préparation de la réception du second terme de l’énoncé métaphorique. Cette proposition est principalement une comparaison insérée en incise entre les deux pôles de la métaphore, et qui joue, dans cette optique, le rôle d’un « dynamiseur » de la métaphore en la justifiant :

‘Quand on te décrit’ ‘Toutes les chevilles’ ‘comme des salives’ ‘Montent à l’esprit. ’ ‘(«La belle italienne », Feu de joie, p.47)’

Dans cet exemple, la métaphore s’installe par le biais d’un lien inédit entre le groupe nominal sujet, « toutes les chevilles », et le groupe verbal, « monter à l’esprit ». Néanmoins, cette association peut être considérée comme vraisemblable, dans le cas où on substituerait à la représentation matérielle des « chevilles » une autre mentale, celle située au niveau de « l’esprit ». De la sorte, nous énonçons que la description ou l’évocation de cette dame aura pour conséquence le surgissement d’autres souvenirs, ceux en rapport avec d’autres créatures féminines, représentées métonymiquement par des parties de leurs corps « les chevilles ». Toutefois, la comparaison fait basculer le sens vers une autre perspective, car nous apercevons une opposition entre le sens du verbe « monter », qui dit un mouvement ascendant, et la direction vers laquelle coule la salive, vers le bas. De ce fait, il est possible de supposer que « les chevilles » ne sont autre qu’un symbole phallique et les « salives » une des manifestations de la convoitise érotique que cette femme, désignée par le pronom personnel « tu », suscite dans les esprits des hommes signalés par la métonymie de la partie pour le tout.

La comparaison en incise peut également avoir la fonction d’un « connecteur », et même d’un catalyseur, entre les deux termes (verbe et SN-sujet), dans une métaphore à pivot verbal inversé :

‘Pour la première fois a pris son vol comme un canard’ ‘le kangourou langoureux de cette mélodie. ’ ‘(« Je ne sais pas jouer au golf », Persécuté persécuteur, p.191)’

Ce positionnement du thème, « le kangourou langoureux de cette mélodie », à la fin du vers le met davantage en perspective. Quant au groupe verbal, « a pris son vol », il trouve son prolongement grâce à la comparaison, dans le sens où « un canard » semble le sujet le plus approprié contrairement au « kangourou », animal non doté de la faculté du vol et qui est de plus qualifié par un adjectif inapproprié, « langoureux », et déterminé par un complément qui ne relève pas du même champ sémantique, « de cette mélodie ». Pour cet usage, nous déclarons que le thème métaphorique paraît inattendu et son surgissement suscite un effet de surprise, car il détourne le sens élaboré essentiellement par le procédé comparatif le précédant, et évoque une nouvelle créature qui puise son existence de l’imaginaire propre au poète.

La comparaison en incise peut intervenir aussi dans une structure impersonnelle avec « il y a », en intercalant un complément spatial, dans le but de focaliser l’attention du lecteur sur cet élément retardé, tel que dans cette citation :

‘Il y aura des franges merveilleuses’ ‘comme le carmin des lèvres à la blessure fulgurante de la vie. ’ ‘(«Tant pis pour moi», Persécuté Persécuteur, p.224)’

Le rapprochement entre les « franges » et le « carmin » est en quelque sorte équivoque, dans la mesure où le rouge éclatant du colorant coïncide davantage avec la blessure. Cependant, nous supposons un motif justifiant ce lien, dans le cas où le poète met en parallèle deux représentations dont la première est l’ornement de la blessure par les franges, alors que la seconde n’est que celui des lèvres par le carmin. De ce point de vue, la comparaison n’est pas le support du même processus d’abstraction que la métaphore, au contraire, elle octroie à l’image un caractère plus concret. Cet exemple formule nettement l’interférence en jeu entre métaphore et comparaison, puisque chacun des deux termes de la comparaison est associé sémantiquement à l’un des pôles de la métaphore.

En tant qu’échangeur, la comparaison se manifeste aussi dans ces vers où l’incise, exprimée dans l’intervalle d’intercession dissociant le substantif des verbes métaphoriques, accomplit cette union conçue dans le poème entre le fantastique des produits de l’imagination, « faune et végétation », et celui de la femme, suggéré par sa « chevelure d’ombre », dont les points communs s’avèrent le mystère et la merveille :

‘Toute la faune des imaginations, et leur végétation marine, comme par une chevelure d’ombre, se perd et se perpétue dans des zones mal éclairées de l’activité humaine. ’ ‘(Le Paysan de Paris, p.20)’

Le poète semble réinventer les règnes (animal, végétal et humain), dans le sens où il les fait surgir autres, issus de sa propre imagination, de son inconscient qu’il désigne par l’expression à valeur figurative « zones mal éclairées de l’activité humaine », car ils sont difficiles d’accès et baignent dans l’inconnu et l’incompréhensible, à l’image d’«une chevelure d’ombre » qui ne révèle point les secrets de celle à qui pense le poète.