La métaphore et la synecdoque

La synecdoque va constituer à son tour l’objet d’une analyse, puisque les deux mécanismes consistent en une modification au niveau de l’axe syntagmatique tout en produisant un transfert de référence. De plus, cette introduction de la figure synecdochique, dans le cadre de cette étude sur la métaphore, trouve sa justification par référence à la théorie du Groupe µ qui fait remarquer que la métaphore est « l’occasion de deux synecdoques », et donc de deux déplacements sémantiques en rapprochant deux éléments distincts se rapportant chacun, par synecdoque, à un objet différent du monde. L’exemple suivant permettra de vérifier cet emploi d’une double synecdoque :

Paupières paupières battez une dernière fois

Est-il une autre nuit que votre meurtrissure.

(« L’enfer fait salle comble », Les Destinées de la poésie, p.135)

Dans cet énoncé, un rapport métaphorique est établi entre deux entités : d’un côté, l’humain substitué par une partie, les « paupières », et de l’autre, « la nuit ». Quant à la « meurtrissure », elle constitue le lien intermédiaire entre eux, dans le sens où ce cadre temporel semble souvent propice au surgissement des souffrances endurées durant la journée et qui trouvent leur expression essentiellement grâce aux larmes, laissant leurs traces sur ces membranes protégeant l’œil, à savoir la rougeur et l’enflure. Nous relevons de la sorte un élément nouveau réinventé par cet entremêlement de relations, « la meurtrissure des paupières est une nuit », d’autant plus qu’il est question d’une nuit intérieure due au chagrin et à la désolation.

Toutefois, pour définir cette figure particulière, les théories divergent surtout si nous prenons en considération, d’une part celle de P. Fontanier, qui la présente en tant que trope par connexion 140 , et donc autonome, désignant « un objet par le nom d’un autre objet avec lequel il forme un ensemble, un tout, ou physique ou métaphysique, l’existence ou l’idée de l’un se trouvant comprise dans l’existence ou dans l’idée de l’autre », et d’autre part, celle de P. Bacry qui la présente comme « une métonymie spécialisée qui remplace le nom d’une réalité, non pas par celui de l’une de ses caractéristiques, mais par celui de l’une de ses parties » 141 . De ce point de vue, la ligne de démarcation entre les deux catégories de figures (métonymie et synecdoque) est difficile à délimiter, à l’exception des notions de contiguïté externe ou interne qui demeurent théoriques, et donc non fiables. De plus, il paraît possible d’affirmer, d’un côté, que la synecdoque est une métonymie, mais toutes les métonymies ne sont pas des synecdoques. Et quoiqu’elles reposent sur une certaine proximité, il existe une différence entre métonymie et synecdoque, dans le sens où « la première entraîne l’attention du lecteur (ou de l’auditeur) sur une tout autre représentation mais ayant évidemment un lien associatif clair avec la représentation à deviner […] la synecdoque focalise l’attention sur un détail de la représentation visées (la partie pour le tout) et l’on parle alors de synecdoque particularisante, ou à l’inverse on évoque le détail à deviner par une représentation qui l’englobe et l’on parle alors de synecdoque généralisante » 142

Du corpus, nous avons choisi quelques exemples se rapportant aux deux catégories : en premier lieu, nous analyserons une synecdoque « particularisante », puisque le poète choisit de se montrer par l’intermédiaire d’une de ses parties les plus représentatives, à savoir, le cœur, siège des sentiments les plus intimes :

Tu prends ton cœur pour un instrument de musique

Délicat corps du délit

Poids mort

Qu’ai-je à faire de ce fardeau

Fard des sentiments.

(« Poésie », Le Mouvement perpétuel, p.76)

Nous remarquons d’abord le recours à une « comparaison » établie par le groupe prépositionnel « prendre pour » qui signifie « considérer comme ». Ce lien, mis en place avec un « instrument de musique », se vérifie par la musicalité affective, qui trouve résonance par amour dans le cœur, dans le but de représenter l’effet pour la cause. En second lieu, nous distinguons une série de métaphores nominales par apposition : « délicat corps du délit », « poids mort », « fardeau » et « fard des sentiments ». A ce niveau, nous pouvons annoncer que la synecdoque permet la mise en place de la métaphore, prépare son inscription dans le texte et ouvre la voie à son déploiement. Nous témoignons également d’un considérable morcellement de l’image que le sujet a de lui-même, dans la mesure où le cœur, et singulièrement l’âme sont comme disjoints de la personnalité intégrale et atteignent – par métaphore - une existence parallèle qui rend leur particularité plus évidente.

Du particulier, nous passons à un procédé synecdochique qui dispose d’un pouvoir de généralisation :

Mon corps mon corps c’est une danse rouge c’est un mausolée un tir

aux pigeons un geyser.

(« Sommeil d’aplomb », Le Mouvement perpétuel, p.66)

Cette fois, le poète opte, par le biais d’une synecdoque du tout, pour une représentation globale, celle de la totalité de son corps. Ce dernier est mis en place par deux métaphores avec « être », précédées par le pronom démonstratif neutre « ce », de même, par deux autres procédés appositifs qui établissent une assimilation complète entre les éléments rapprochés. Ainsi, la masse corporelle équivaut à « une danse rouge », dans le but de suggérer l’allure inquiète de celui qui passe son temps à partir, à changer de lieu et d’attitude. Elle est également identifiée à un « mausolée » pour dire le désespoir énorme ressenti par le « je » et qui atteint les limites de la mort, en se transformant en « un tir aux pigeons ». Cependant, nous pouvons lire cette dernière figure telle que l’une des premières prémices d’une révolte intérieure, qui trouve sa justification au sein de la dernière métaphore, « un geyser », vu que le poète se métamorphose finalement en une source éruptive d’eau chaude d’origine volcanique, afin de se libérer d’un fardeau sentimental.

Dans tous les cas, cette figure donne à un mot un sens plus large ou plus restreint que son sens habituel par des moyens divers. Elle n’établit qu’un rapport d’inclusion (de nécessité ou d’appartenance) entre le terme employé et le référent (l’un faisant partie de l’autre et ne pouvant de la sorte exister séparément).

Nous essayerons par la suite d’analyser des exemples se rapportant chacun à l’une des différentes catégories synecdochiques, telle que la partie pour le tout, grâce à laquelle le poète célèbre la chevelure et met en valeur la beauté féminine, celle qui résiste face au passage dévastateur du temps et garde intact un aspect de la jeunesse :

Dans ta chevelure

Reflet du passé

tu gardes l’allure

du papier glacé.

(« La belle italienne », Feu de joie, p.46)

Le mécanisme synecdochique permet également de suppléer la personne par un objet qui peut la désigner, tel que l’habit et plus exactement la robe qui suggère celle qui la porte, d’où l’emploi de l’adjectif possessif :

Sa robe est ouverte sur le paradis.

(« Les approches de l’amour et du baiser », Les Destinées de la poésie, p.110)

En ce qui concerne le groupe attributif, « ouverte sur le paradis », il permet la mise en place d’une métaphore établie grâce au lien de l’adjectif ave son complément de lieu, dans la mesure où la robe peut être déboutonnée, ouverte, mais non sur le paradis, sauf pour signifier les délices du plaisir charnel pouvant réaliser un bonheur paradisiaque.

Par ailleurs, grâce à un mécanisme d’extension, ce procédé synecdochique cherche à nous faire passer d’un énoncé où des éléments sont considérés comme les parties d’un tout, vers un autre énoncé où ces mêmes parties acquièrent une forme d’indépendance, dans le but de dissimuler le rapport synecdochique. Ces termes se fixent alors en tant qu’entités métaphoriques indépendantes, distinctes de ce tout auquel elles se référent habituellement, pour réaliser leur pertinence. Certes, quelques séquences installent sans équivoque une commutation synecdochique, comme dans ces vers extraits du poème « Ma main dans la glace » où la synecdoque est proposée en tant que point de vue distinctif qui aboutit à la métaphore de l’être divisé, sans que le mécanisme synecdochique mis en œuvre puisse véhiculer la même portée ontologique qu’aurait une métaphore. Nous citons :

La-main-qui-éteint-la-main-qui-décline

La-main-qui-éteint-la-main-qui-décline

Mains mains mains

La main qui domine est Ma main.

(« Ma main dans la glace », La Grande Gaîté)

Ce poème peut être considéré, dans sa totalité, comme une métaphore de la création et spécialement de l’invention poétique, dans la mesure où la « main » est la partie la plus active, la plus symbolique du corps humain, comme le suggère la liste exhaustive des verbes d’action, « dessiner, étreindre, éteindre, décliner et dominer », qui, par un système de sonorités (une quasi homonymie entre « étreindre » et « éteindre », une même terminaison des trois autres), par allitération (répétition de chaque verbe à quatre reprises à l’exception du dernier), mais aussi par leur inscription dans le texte (des tirets dans le but d’éviter les blancs et les espaces vides entre l’outil et ses actes) établissent un lien étroit entre les deux éléments en relation. Nous remarquons aussi l’usage de la synecdoque du singulier, « ma main », pour le pluriel « mains », de sorte que celle du poète est supérieure à celle des autres, assurant davantage l’invention, grâce au pouvoir des mots.

D’un autre côté, nous proposons cet exemple de synecdoque, qui, par l’intérêt voué à certaines parties, ne se destine pas à la représentation d’un être divisé. Au contraire, la figure le présente sous le meilleur de ses angles, s’intéressant davantage à l’une de ses caractéristiques les plus attirantes, ici, la « gorge » :

[…] les gorges

Changent chantent sous les baisers

Collines caressées d’aurore

fauves bécanes du plaisir

Or les mamelles les mamelles bondissantes

Président aux métamorphoses du mobilier.

(« Réponse aux flaireurs de bidet », La Grande Gaîté, p.251)

La première de cette série métaphorique, dont l’apparition dans le texte est rendue possible à la suite de la synecdoque, est de nature verbale, puisque nous avons attribué le verbe « chanter » à un élément inanimé et non doté de voix, dans le but de signifier la félicité éprouvée par plaisir. Les seins sont encore confondus avec les « collines » vu qu’ils partagent une même caractéristique, à savoir la forme ronde avec un sommet arrondi, et dont les versants sont en pente douce. De l’aspect, nous passons à leur couleur, celle d’une lumière rosée, indiquée par le groupe adjectival « caressés d’aurore ». La dernière occurrence métaphorique offre une autre métamorphose de cette partie érotique du corps, transformée également en « fauve », parce que féroce, par le biais de la jouissance qu’elle procure, mais encore douce au toucher, tel le pelage de ces créatures. Elles sont également « bécanes » par référence au nombre deux. D’une appellation, nous nous intéresserons à une autre, «les mamelles », qualifiées par l’adjectif « bondissantes » qui signifie qu’elles tressaillent, qu’elles sont en secousse sous l’effet d’une émotion extrême, dont le résultat s’avère être une modification de la vision, et par conséquent, une transformation du décor environnant qui coïncide avec le ressenti.

Dans un dernier exemple, l’énumération des grâces féminines suggère que la série demeure ouverte, même si le locuteur choisit de la limiter en sélectionnant des constituants précis et des plus représentatifs de la femme. Néanmoins, ces composants ne se réfèrent pas uniquement à eux-mêmes et ne sont point auto-référentiels, de même que les énoncés les plus intéressants sont distinctement ceux où le « je » du scripteur se confirme, alors qu’il ne procède pas par une fragmentation ou une altération mutilante de l’unité de l’être. Dans cette optique, ce type de figure aboutit à une focalisation allégorique, comme dans ces vers :

Crachons […] Sur les étoiles fussent-elles

Tes yeux

Sur le soleil fût-il

Tes dents

Sur l’éternité fût-elle

Ta bouche

Et sur notre amour

TON amour.

(« Poème à crier dans les ruines », La Grande Gaîté, p.301)

Par l’intermédiaire de ces éléments accouplés grâce à l’auxiliaire « être » à sens plein, le poète esquisse le portrait de sa bien-aimée, en choisissant des parties de son visage : les « yeux », miroirs de l’âme, assimilés aux « étoiles », vu leur luminosité et leur préciosité, les « dents » présentés à l’image du « soleil » à cause de leur éclat éblouissant, et finalement, à l’apogée de l’admiration, il installe un parallélisme entre « l’éternité » et la « bouche », car cette dernière fournit un sentiment d’immortalité qu’elle verse dans l’âme de son amoureux lors d’une étreinte.

D’après ces extraits révélateurs, nous signalons donc que certains procédés, considérés comme une synecdoque (de la partie pour le tout), franchissent, dans la plupart des cas, les cadres de cette figure en édifiant une métaphore qui décrète un procès d’autonomisation par brisure des liens de connexion logiques. De surcroît, à côté de cette inclusion cohérente, nous discernons la production d’une véritable volatilisation de l’être, débouchant sur une prolifération des instances opératrices et locutrices, au point que le sujet unique délivre une multitude de sujets métaphoriques.

Notes
140.

P. FONTANIER, Les Figures du discours, Flammarion, Paris 1968, p.87.

141.

P. BACRY, Les Figures de style, Belin, Paris 1992, p.89.

142.

A. COSTES, Lacan : Le fourvoiement linguistique, La Métaphore introuvable, Paris, PUF 2003, p.57.