Dans cette partie, nous allons nous référer également à P. Fontanier qui présente la périphrase en tant que figure de style par emphase et qui consiste essentiellement à « exprimer d’une manière détournée, étendue, et ordinairement fastueuse, une pensée qui pourrait être rendue d’une manière directe et en même temps plus simple et plus courte » 143 . L’expression périphrastique est fréquemment plus étendue et plus complexe que l’expression propre à laquelle elle se substitue, et qu’il n’est pas souvent aisé de deviner, que lorsqu’on se réfère au contexte. Nous avons relevé, en premier lieu, ces vers :
‘J’aime une herbe blanche ou plutôt’ ‘Une hermine aux pieds de silence’ ‘C’est le soleil qui se balance’ ‘Et c’est Isabelle. ’ ‘(« Isabelle », Le Mouvement perpétuel, p.68) ’Le poète présente, dans ce poème, un être inconnu, au premier abord, par le biais de trois structures périphrastiques qui se substituent au prénom final, « Isabelle ». D’abord, il s’agit d’« une herbe blanche » pour indiquer la fragilité, mais aussi la blancheur du personnage. Ensuite, nous nous trouvons face à « une hermine », dans le but d’insister davantage sur l’éclat de cette créature, de même que sur sa légèreté, d’où l’emploi du complément du nom « aux pieds de silence ». Et finalement, ce n’est qu’un « soleil qui se balance » vu la brillance, l’ardeur du désir pour cette dame, et particulièrement en raison de sa grandeur et l’impossibilité de l’atteindre, tel que le suggère le verbe « se balancer » qui signifie un mouvement perpétuel permettant à cette entité de s’échapper. Et quoique nous ayons proposé une interprétation des périphrases, l’apparition en fin du poème du nom propre « Isabelle » accorde du sens aux figures de la périphrase le précédant, dans la mesure où elles nécessitent un recours au contexte pour être expliquées. Par ailleurs, il paraît possible de dire que la métaphore analysée est périphrastique par amalgame de deux figures.
En outre, lorsqu’il s’agit d’évoquer la périphrase, classée aussi parmi les figures du choix 144 , nous assistons à un élargissement de la désignation, dans la poésie aragonienne, prise en compte un énoncé associé à la métaphore. Cependant, la périphrase ne constitue pas la figure métaphorique, mais elle s’y ajoute. Nous citons comme exemple :
‘Le sable qu’on boit dans la brise’ ‘Eau-de-vie à paillettes d’or’ ‘La saison me grise. ’ ‘(« Lever », Feu de joie, p.54) ’Dans ces vers, nous remarquons une apparente indépendance des deux figures, puisque le premier vers constitue à lui seul une métaphore verbale qui établit un lien figuré entre le verbe « boire » et, d’une part, son complément d’objet, «sable », dans la mesure où l’entité solide ne coïncide pas avec le verbe employé, nécessitant une matière liquide, et d’autre part, avec son complément de lieu, « dans la brise », non propice à l’accomplissement de l’action citée, car « boire dans le vent » paraît d’une ambiguïté difficile à cerner, sauf si nous suggérons que le souffle maritime soulève le sable qui peut s’accrocher aux lèvres. Quant à la périphrase, elle fait son apparition pour compléter la figure précédente, à cause qu’elle sert essentiellement à mettre en lumière l’élément « sable » déjà signalé, en le redéfinissant d’une manière plus imagée, identifié à une liqueur grisante, étant donné l’effet magique qu’exerce la saison estivale sur l’état d’âme du poète adolescent, « la saison me grise », mais également parce qu’elle rappelle la couleur dorée de la plage, « à paillettes d’or » désignant par métonymie les graines de sable. En effet, le terme propre se trouve substitué par la périphrase qui accorde à l’énoncé une nuance plus raffinée et plus élaborée surpassant de ce fait la simplicité d’une indication directe de l’élément en question.
Toutefois, qu’elle se fonde sur un rapport métaphorique ou bien métonymique, la périphrase forme bien une figure particulière qui ne saurait se confondre ni avec une métaphore ni avec une métonymie, car elle consiste en un procédé d’expansion par simple combinaison nominale ou par inclusion de propositions entières (par exemple d’une structure relative), tel que dans ces vers où les filles de joie, non mentionnées dans le contexte, sont indiquées par cette séries d’expressions périphrastiques :
‘A la margelle où vont le soir’ ‘S’abreuver les belles porteuses de mystères’ ‘Les belles inconnues non algébriques […]’ ‘Celles qui ont la pureté du couteau […]. ’ ‘(« Angélus », La Grande Gaîté, p.236)’Les deux premières, « les belles porteuses de mystères » et « les belles inconnues non algébriques », sont constituées selon un schéma identique par la répétition de l’adjectif « belle », pour accentuer la beauté extrême de ces prostituées, et par l’emploi de groupes nominaux composés par un nom (porteuses, inconnues) et son complément (un substantif, dans le 1 er cas, « mystères », et un adjectif, dans le 2ème, « non algébriques ») par lesquels nous pouvons constituer un champ sémantique, celui des énigmes et des secrets, suscitant de ce fait l’attention et la curiosité du poète, les préférant ainsi aux épouses. Par contre, la dernière, inscrite dans le cadre d’une proposition relative introduite par le pronom démonstratif « celle », indique spécialement l’éclat dangereux, le miroitement funeste de ces créatures de plaisir : en ayant « la pureté du couteau », elles fascinent leurs admirateurs, tout en dissimulant leur caractère menaçant.
En outre, le procédé périphrastique se présente en tant qu’opération de dénomination par substitution et qui nécessite absolument l’effacement du terme auquel il renvoie. Néanmoins, cette définition n’est pas totalement appropriée au texte aragonien, en raison des diverses liaisons qui rattachent les différentes articulations du texte. En admettant alors que le contexte, loin d’être un élément dérisoire dans la totalité des énoncés métaphoriques examinés, nous reconnaissons qu’il joue un rôle éminent pour souligner la complexité unificatrice du poème et l’alliance de ses divers composants. Il résulte, par conséquent, la difficulté de délimiter le sens de « périphrase » uniquement aux occurrences dans lesquelles cette figure assure la fonction d’un substitut.
En effet, le mécanisme de la périphrase chez Aragon ne s’accomplit pas par une tendance substitutive, mais par une orientation métaphorique active qui rassemble les termes en relation, unissant de la sorte le vocable de base et le groupe périphrastique qui l’annonce sans pour autant renoncer à l’un des pôles au profit de l’autre. La métaphore est alors clairement exposée, chez Aragon, et nous pouvons attester qu’il est occasionnel de distinguer lors de la lecture du corpus des énoncés périphrastiques qui posent une parenté de cette figure à l’énigme, nous citons alors :
‘Je chasse les étoiles avec la main’ ‘Mouches nocturnes ne vous abattez pas sur mon cœur’ ‘Vous pouvez toujours me crier Fixe’ ‘Capitaines de l’habitude et de la nuit. ’ ‘(« Les débuts du fugitif », Les Destinées de la poésie, p.118) ’Le terme de base se rencontre dès le début de l’énoncé, « les étoiles », laissant par la suite la place à l’étalement de la figure de la périphrase en plusieurs occurrences. En premier lieu, elles sont identifiées aux « mouches », vu leur petitesse dans l’immensité du ciel et leur nombre excessif. Cependant, ces insectes sont spécifiés par l’adjectif « nocturnes », car les astres n’apparaissent qu’avec la tombée de la nuit. En second lieu, les étoiles se trouvent définis en tant que maîtres de « l’habitude », dans la mesure où leur existence relève des accoutumances de la vie, annonçant la fin d’une journée et la naissance d’une autre. A côté de cette figure, nous notons la présence d’autres, à savoir la métaphore mise en place grâce aux verbes « chasser » et « s’abattre » qui établissent un lien figuré avec leur objet, « étoiles », qu’on ne peut atteindre, ou « mouches » qui ne peuvent accéder au cœur du poète. Nous signalons également un emploi de la personnification, lorsque le poète attribue au sujet « mouches », inanimé et non humain, l’aptitude à la parole, par l’intermédiaire du verbe « crier » et de l’impératif « Fixe », dans le but de signifier le pouvoir accablant exercé par ces astres sur le poète qui refuse de se plier, en s’échappant « sous le chapeau de l’infini ». Cette dernière expression s’avère être une métaphore par détermination qui signifie un désir incessant pour accéder à l’infini, comme le seul subterfuge de la réalité du martyre.
D’un autre point de vue, en accolant une représentation topographique à un concept linguistique, la métaphore pourrait être interprétée comme une « périphrase de », même si aucun élément du contexte ne permet de justifier cette interprétation. Tel est le cas de ce poème où la répétition du terme « persienne » au singulier permet de représenter l’objet du titre, « persiennes » au pluriel, surtout que la représentation typographique du poème mime la forme même de ce constituant de la fenêtre, au point que le référent est suppléé par la représentation matérielle de l’objet en question :
‘Persienne Persienne Persienne’ ‘Persienne persienne persienne’ ‘Persienne persienne persienne persienne’ ‘Persienne persienne persienne persienne’ ‘Persienne persienne’ ‘Persienne Persienne Persienne ’ ‘’ ‘Persienne ?’ ‘(Le Mouvement perpétuel, p.82)’Distinctement révélé, le motif périphrastique est développé et décomposé en images, mais dès qu’un thème est proposé comme un prototype de plusieurs pièces poétiques, l’essor métaphorique s’étale, adoptant différentes voies, dans le but de créer un dispositif figural complexe qui sert à illustrer ou à argumenter. Grâce à la périphrase, la perspective du texte dépasse parfois ses limites rhétoriques et tend vers la métaphore filée, tel que dans cet extrait du Paysan de Paris :
‘On a vu des rossignols enroués dans vos linceuls humides : au petit crachoir de sable avant de s’asseoir, ils avaient jeté leur cigare orné des étoiles de la nuit, puis ils s’abandonnaient aux ciseaux chanteurs et au vaporisateur magique. ’ ‘(« Le passage de l’opéra », p.50)’La formule périphrastique, « rossignols enroués dans vos linceuls humides », semble énigmatique, si elle prise en compte indépendamment du contexte. Nous référons alors à ce qui précède pour expliciter cette image. Dès lors, nous discernons la véritable identité de ces oiseaux, représentant les cheveux des « bêtes des forêts », d’autant plus que cette métaphore in absentia désigne les clients humains et exceptionnels des coiffeurs, ceux qui « viennent […] se préparer au plaisir et à la propagation de l’espèce », et que le poète désapprouve implicitement, dans la mesure où ils se plient aux lois de la société et pratiquent l’amour pour une raison utilitaire, la procréation, et non pour rendre hommage à ce sentiment extraordinaire pour lui-même. Toutefois, il est probable que nous trouvons le sème commun entre ce terme de base et la périphrase, dans le sens où la chevelure, identifiée à cet oiseau, peut être de la même couleur brun clair. En outre, enveloppés dans les serviettes mouillées des coiffeurs, à leur tour mises en lumière par le biais d’une métaphore in absentia, « linceuls », les cheveux perdent leur murmure secrète, celle de la beauté et de la sensualité sous ces étoffes, à l’image des rossignols que la voix est rendue sourde après leur mort. Par la suite, les deux points à valeur explicative permettent d’étendre l’image grâce à des métaphores adjectivales, « cigare orné des étoiles de la nuit », « ciseaux enchanteurs » et « vaporisateur magique », dans lesquels l’adjectif entretient un rapport figuré avec son complément ou le substantif qui le précède.
Par ailleurs, faire fusionner en une seule les deux modalités de la substitution et de la définition, dont l’une, par l’élimination de l’autre, permettra de définir la périphrase. Cet amalgame est réalisé au cas où le contexte de l’énoncé porte souvent la référence à partir de laquelle le choix figural se fait, d’autant plus que, dans les séquences où la périphrase assure une fonction substitutive, la proximité plus ou moins lointaine du terme de référence contraint le lecteur à réinstaller la figure dans la continuation du thème-source. De ce point de vue, nous analysons cet exemple :
‘D’innombrables sauterelles sortent de ma bouche et se répandent sur les céréales. ’ ‘(« Louis », Le Mouvement perpétuel, p.73) ’Dans un premier temps, la périphrase semble ambiguë, vu que nous n’arrivons pas aisément à deviner l’identité possible de ces « sauterelles ». Néanmoins, nous pouvons imaginer que ce signifiant renvoie réellement à ces insectes, surtout que la seconde proposition, « se répandent sur les céréales », affirme cette interprétation, au point que nous représentons le poète tel un Dieu qui crée des créatures par le simple fait de les nommer. Toutefois, le contexte établit une identification entre les « sauterelles » et les « paroles » dont le sème commun semble le nombre considérable, mais aussi le pouvoir ravageur, aussi bien d ces insecte qui détruisent les récoltes de « céréales », que celui exercé sur les « hommes », blessés par les paroles proférées par le « je », « paroles de coton poudre », qu’il « enflamme dans les oreilles des hommes sans méfiance ».Par ailleurs, les paroles d’Aragon sont mises en perspective grâce à la métaphore déterminative qui remplace leur nature par une autre inventée, faite de « coton poudre », dans le but de mieux confirmer l’inflammabilité rapide de cette matière nouvelle, agissant à l’extrême sur l’entendement des humains.
En outre, même si la formule périphrastique soit intentionnellement rendue énigmatique, par le biais d’une locution indéfinie qui installe un effet d’incertitude et de mystère et permet, par la même occasion, plusieurs possibilités d’interprétation, la suite du poème révèle rapidement le contenu de la périphrase, ainsi que sa référence quasiment exigée par le scripteur qui fournit aussitôt au récepteur la clef de son discours et guide sa lecture :
‘A la margelle où vont le soir’ ‘s’abreuver les belles porteuses de mystères’ ‘Les belles inconnues non algébriques. ’ ‘(« Angélus », La Grande Gaîté, p.50)’Suite à une première lecture, nous n’avons pas découvert le terme de base de cette construction périphrastique, attendu que l’essence de ces créatures déjà « porteuses de mystères » et de surcroît, « inconnues » paraît étrange. Toutefois, le poète suspend le caractère énigmatique de ses expressions, par le biais des trois derniers vers du poème. Il s’agit de « Celles qui ne ressemblent aucunement à nos mamans », sans pour autant inscrire le mot précis qui désigne ces dames.
La périphrase peut être également allégorique, dans le cas où elle sert à désigner une réalité abstraite par l’une de ses caractéristiques :
‘Le regret du roman de l’ombre’ ‘Le songe’ ‘où je mordais Pastèque interrompue. ’ ‘(« Lever », Feu de joie, p.52)’« Le songe » est ici mis en lumière grâce à une formule périphrastique qui le distingue par l’une de ses singularités, à savoir le déroulement du rêve, tel un récit narratif qui rapporte une histoire fantastique et merveilleuse, mais aussi par le cadre qui est propice à son déploiement, la nuit, que nous avons signalée par le terme « ombre ».
La fonction substitutive n’écarte pas évidemment la fonction de définition que peut contenir un segment périphrastique, en particulier parce que la poésie d’Aragon s’oriente, non vers une écriture substitutive, mais vers une expression du déploiement, de la confrontation entre les termes, les pôles et les références pour exposer considérablement la démarche de la désignation, la procédure de la dénomination figurale chez ce poète. Ce dernier ne s’empêche pas d’accoler un noyau thématique avec un autre phorique, dans un énoncé contrastif où leur différence est affichée, endossée et remarquablement écrite. La métaphore périphrastique comporte une détermination subjective qui s’étale quelquefois vers une expression hyperbolique qui coïncide parfaitement au ton ardent et passionné qui caractérise la poésie aragonienne, et que l’on rencontre dans de nombreuses clausules exclamatives, enthousiastes ou haineuses, qui allouent à l’écriture de l’émotivité, en dévoilant la présence quasi physique de l’auteur dans son œuvre.
P. FONTANIER, Les Figures du discours, Flammarion, Paris 1977, p.361.
Selon Ch. PERELMAN et L. OLRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation, Tome Premier, Paris, PUF, 1958, pp.232-233 : « […] l’effet ou l’un des effets, de certaines figures est, dans la présentation des données, d’imposer ou de suggérer un choix, d’accroître la présence ou de réaliser la communion avec l’auditoire ».