La métaphore et l’oxymore

A. Kibedi-Varga classe la figure de l’oxymore sous la rubrique de « l’antithèse » et des « rapports antithétiques » : 

‘Parmi les figures de style fréquentes en poésie, il convient sans doute de mentionner aussi l’antithèse. Ce terme désigne divers procédés d’opposition syntaxique et sémantique ; dans le cas où les deux termes mis en contraste sont étroitement liés, on parle d’oxymoron. 149

En effet, l’oxymore peut être un syntagme nominal composé par un substantif et une épithète le qualifiant ou un syntagme verbal qui comporte un verbe et son adverbe, d’autant plus que ces deux termes sont toujours antinomiques au niveau sémantique, mais qui paraissent complémentaires sur le plan syntaxique. Et si nous analysons, dans notre corpus, la particularité de l’oxymore (nommée aussi « antilogie », car elle expose distinctement l’association de deux idées antithétiques), nous marquerons que la majorité des figures sont fondées sur la conjonction d’un substantif et d’un adjectif, dont l’un se montre comme l’exacte antonymie de l’autre. Nous proposons d’analyser cet exemple :

‘les hommes se promènent dans le jardin de mes yeux’ ‘Rêveurs incompréhensibles’ ‘ou seul suis-je frappé par une main desséchée’ ‘dans ce désert peuplé parmi ces arides fleurs. ’ ‘(« Lycanthropie contemporaine », Persécuté Persécuteur, p.234)’

Dans ces vers, le poète essaye de mettre en valeur un sentiment de solitude qui le torture et qui le blesse, puisqu’il se trouve souvent affronté à l’incompréhension de son entourage. Il se conforme ainsi à l’image habituelle du créateur qui souffre à cause du rejet que les autres lui réservent, vu qu’il leur est différent. Il use donc d’un ensemble de figures : en premier lieu, une métaphore déterminative permettant d’assimiler ses « yeux » à un « jardin », ou plutôt à un théâtre où le spectacle de la rue se relate, de sorte qu’il se pose comme un observateur attentif du comportement des humains et un témoin de leurs attitudes et évolutions. Cependant, il se heurte à l’ignorance de ses semblables incapables de déchiffrer et de comprendre ses idées, au point qu’il recourt à la seconde métaphore appositive, « rêveurs incompréhensibles », parce que les yeux relatent, tel un miroir magique, le spectacle de la réalité extérieure, mais également les rêves du poète et ses espérances pour un changement radical, qui sert à améliorer l’existence humaine. Mais en dépit de son projet qui leur est bénéfique, il ne reçoit des autres que le refus et l’indifférence. Nous constatons également une synecdoque de la partie pour le tout, « une main desséchée », qui symbolise la cruauté, suggérée aussi par le verbe « frapper », mais encore un manque d’affection vis-à-vis du poète, d’où le choix de l’adjectif « desséchée ». Ce procédé synecdochique trouve son écho dans la métaphore finale in absentia, « ces arides fleurs », qui réfère aux hommes, en accentuant davantage leur cruauté envers le poète, leur ignorance et surtout leur infertilité au niveau des idées et des rêves. Quant à l’oxymore, il est constitué par un substantif, « désert », et un adjectif qui lui est antithétique, « peuplé », puisque le poète se déplace dans un voisinage vide, quoique fréquenté par les humains, dans la mesure où l’incompréhension et l’indifférence revivifient un sentiment accablant de solitude : on est seul même avec les autres. De ce fait, l’adjectif incongru qu’on fournit, se présente à la suite de plusieurs syntagmes qui vérifient son apparition, et qui produisent même implicitement l’antithèse mise en place par l’oxymore établi particulièrement par l’ironie, qui résulte du véritable non-sens auquel aboutit la figure.

Dans ces vers, un oxymore repose sur une opposition entre deux substantifs :

‘Vos dents d’émail’ ‘Vos silences pleins d’aveux […] Ce sont des raisons excellentes’ ‘Pour pleurer. ’ ‘(« Le dernier des Madrigaux », Les Destinées de la poésie, p.103)

Alors que le madrigal est un petit poème galant destiné à complimenter la dame aimée, Aragon l’emploie pour célébrer aussi bien ses qualités que ses défauts, comme l’affiche l’aveu final, « pour pleurer ». Concernant l’oxymore, nous pouvons dire qu’il relie deux entités extrêmement antithétiques, parce que si le « silence » suppose une absence complète d’expressions de tout genre, celle-ci se trouve aussitôt surpassée par un autre substantif, « aveux », qui contredit cette hypothèse, d’autant plus qu’il est un complément de l’adjectif « pleins » précisant la multitude de ces révélations qui brisent le silence. Par conséquent, le poète semble confirmer que même le silence est expressif, dévoilant les méandres de l’âme féminine, pouvant être interprétés par le biais de ses manières et de ses gestes, en se substituant à la parole, « Votre manière agaçante, vos airs, vos dents, vos jolis petits cheveux ». Par ailleurs, que l’oxymore se manifeste d’une façon spontanée, dans le contexte (par l’intermédiaire de propositions précédentes, ou par un commentaire explicatif ultérieur qui participera à la réduction de l’écart conflictuel) facilitera davantage la recevabilité de l’énoncé.

Il est donc possible d’avancer que les formules oxymoriques concises ou condensées se repèrent spécialement dans les textes en vers qui exhibent, dans la plupart des cas, une expression hybride (métaphore / oxymore) qui se met en place pour permettre d’accéder à un degré maximal de la contradiction. A côté d’un lien antonymique entre les termes, l’oxymore peut être réinterprété en tant que rupture ou absence de compatibilité logique, par le biais d’un dédoublement surprenant dans un énoncé qui se superpose à un procès attributif métaphorique pour confirmer l’impertinence.

Cette négation d’une antinomie préexistante dans la langue, et qui n’acquiert sa valeur spécifique que par le biais d’un système où les termes opposés font leur apparition, entraîne une remise en question d’une définition préconçue de l’oxymore, vu que la détermination de l’écart par contraste dépendra du réseau d’oppositions et d’associations spécifiques à une œuvre. Subséquemment, ce qui semble, en premier lieu, comme un effet d’antithèse pourra être rectifié par une connaissance du texte obtenue par une réorientation de l’interprétation (relation de correspondance ou de complémentarité). Par conséquent, une simple contradiction devient de plus en plus complexe et peut établir une interpénétration.

Bien qu’il existe un lien étroit entre les deux figures, nous pouvons aussi instituer une différenciation de valeur entre métaphore et oxymore, dans la mesure où la première renferme un processus actif qui débouche sur un nouvel état des choses, alors que la seconde n’engendrerait qu’une simple dimension figurative à l’énoncé, au sens où aucune transmutation n’est insinuée. Par ce recours minimal à cette figure d’opposition, nous ne pouvons pas qualifier la poésie aragonienne comme celle de la contradiction, mais il est possible de dire que l’oxymore ne se rencontre pas uniquement au niveau sémantique en reliant des termes nettement antithétiques, mais aussi sur le plan des structures, puisque des poèmes d’un lyrisme amoureux sont en contradiction avec les tons d’accablement et d’angoisse qui s’affichent dans d’autres textes poétiques. L’oxymore s’agence ainsi sur l’axe d’un sens métaphorique global qui surpasse le cadre limité d’un texte pour parcourir l’œuvre entière. Nous regroupons donc les poèmes du recueil Feu de joie en deux catégorie : ceux relatant la passion amoureuse tel que « la belle italienne » et ceux rapportant les souffrances endurées par le poète comme « Pur jeudi », « Secousse », « Sans mot dire ».

En effet, l’étude des combinaisons métaphores / figures (comparaison, périphrase…) aura pour finalité de démontrer que la métaphore chez Aragon ne correspond pas à la définition traditionnelle, dans la mesure où elle ne coïncide pas uniquement à l’assemblage de deux lexèmes contradictoires sur le plan sémantique, mais elle semble aussi annoncer une combinatoire extrêmement étroite de deux figures (et c’est ce qui a permis de dénommer ce type de produit «métaphore hybride »). En conséquence, cette métaphore sera au « second degré » parce qu’elle relie deux tropes, qui, dans ce cas de la métaphore et de l’oxymore, sont ceux installant une relation d’incompatibilité.

Cette interférence de la métaphore et de l’oxymore ou de la métaphore et de l’hyperbole réalise un énoncé « métalogique » où l’apparition de la seconde figure vient renforcer le processus. Cependant, si l’effet hyperbolique découle généralement d’un terme qui garantit lui-même une fonction métaphorique dans la proposition, l’oxymore constituera, dans la plupart des cas, un surcroît de la complexification figurale par la jonction d’un adjectif produisant l’un des pôles de l’antithèse. De ce point de vue, la métaphore ne peut être prise en considération comme un fait isolé, mais, à l’inverse, elle doit être solidement associée aux autres phénomènes que le texte met en place. Elle ne consiste pas uniquement en un fait de texte, mais encore en un fait de contexte, au sens où elle met en lumière un fait interfigural qui répond aux exigences de l’écriture aragonienne caractérisée par une exubérance imagée. Par conséquent, la figure métaphorique se reproduit au sein même du système poétique et du complexe figural qui y est mis en œuvre.

Notes
149.

A. KIBEDI-VARGA, Les constantes du poème. Analyse du langage poétique. Coll. «Connaissances des langues », Picard, Paris, 1977, p.201.