La métaphore et la personnification

Nous citerons, en premier lieu, la définition de la figure, proposée également par P. Fontanier :

‘La personnification consiste à faire d’un être inanimé, insensible, ou d’un être abstrait et purement idéal, une espèce d’être réel et physique, doué de sentiment et de vie, enfin ce qu’on appelle une personne ; et cela, par simple façon de parler, ou par une fiction toute verbale […] Elle a lieu par métonymie, par synecdoque, ou par métaphore […]. 150

Pour que cette figure existe, il est nécessaire que le comparé soit inanimé alors que le comparant soit animé. Dans cette perspective, un changement de registre s’effectue pour constituer la personnification tout en oubliant à peu près la métaphore qui la sous-tend. Nous proposons d’analyser cet exemple :

‘Les épaules des luzernes’ ‘Dansaient dans les mains du vent. ’ ‘(« Sonnette de l’entr’acte », Le Mouvement perpétuel, p.86)’

A travers le titre du poème, nous imaginons que le poète se livre, durant l’entracte, à une vision fantastique en quittant la salle, « je suis monté dans le soir », et pour accéder à ce lieu propice au déchaînement de l’imagination, « c’était quelque part dans l’ombre ». Par conséquent, le tableau fantastique, rapporté par « le bébé qui parle », constitue le pendant ou la continuation de la scène à laquelle il a assisté. De là, il recourt à une figure de la personnification qui accorde à la nature, et plus particulièrement aux « luzernes », une existence animée, d’abord, en leur attribuant une partie du corps humain, « les épaules », et ensuite, un verbe d’action, « danser » qui nécessite, en d’autres cas, un sujet animé. Toutefois, cet acte trouve sa justification dans le complément de lieu, « dans les mains du vent », dans la mesure où la plante remue sous l’effet du courant d’air. Cette même indication spatiale bâtit une autre occurrence de la figure, puisqu’on offre à cet autre élément naturel des « mains ». Ainsi, sous le regard enchanté du poète, la nature s’anime en prenant l’allure et l’attitude humaine.

Chez Aragon, la figure de la personnification trouve spécialement son champ d’application dans le domaine de la nature, d’autant plus que cette dernière acquiert souvent des traits humains, en se métamorphosant en êtres dotés d’une vie active. Nous proposons, à cet effet, d’autres exemples, à savoir celui des jardins, dont la célébration s’étale dans une grande partie du « Sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont » :

‘Jardins, par votre courbe, par votre abandon, par la chute de votre gorge, par la mollesse de vos boucles, vous êtes les femmes de l’esprit, souvent stupides et mauvaises, mais tout ivresse, tout illusion. (Le paysan de Paris, p.147)’

Le poète rend humain cet espace naturel par l’intermédiaire d’une assimilation entre les jardins, d’un côté, et les femmes, de l’autre. Plusieurs attributs féminins sont alors alloués à ce cadre vert en se répartissant selon deux champs sémantiques. D’abord, celui de l’aspect physique, à savoir la « courbe » spécifique aux formes féminines, l’« abandon » par référence à la posture langoureuse, « la chute de la gorge » et « la mollesse des boucles ». D’un autre côté, le champ sémantique d’un portrait moral établi essentiellement grâce à une métaphore nominale avec « être », qui appuie cette ressemblance déjà mise en place entre les deux entités, et dont les points communs semblent agencés en deux groupes antithétiques, celui des qualités, « esprit, illusion, ivresse», et l’autre des défauts, « stupides, mauvaises ». La nature est donc la femme.

A côté des caractéristiques physiques ou morales, la personnification est mise en lumière par le biais d’une série impressionnante de verbes propres aux personnes humaines, par une accumulation variée que seule la figure de la personnification rend possible, comme dans ces phrases extraites de la même œuvre et dans lesquelles les jardins acquièrent le don de parole, « chuchotent », mènent une existence ordinaire signifiée par le fait de « fumer leur pipes », ou une vie où ils éprouvent des sentiments d’amour. De ce fait, nous renvoyons le lecteur à une vision animiste grâce à laquelle la nature est « anthropomorphisée », où seul le « comparé » compte :

‘Les jardins […] Les uns chuchotent, d’autres fument leurs pipes en silence, d’autres ont de l’amour plein le cœur. ’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.148)’

La personnification découle d’un déplacement dans l’ordre du réel qui autorise un changement de registre, du champ de l’inanimé à celui de l’animé, en ayant recours à une variété immense du lexique de l’action (chuchoter, fumer…).

Grâce à la personnification, Aragon inscrit son propre univers dans une atmosphère animée, dans le but de rendre hommage à l’espace naturel, auquel il consacre la seconde partie du Paysan de Paris, suite à la création d’une symbiose complète entre l’humain, et plus spécialement la femme, et la nature. De plus, cette figure peut, à la manière d’une métaphore filée, s’étendre sur plusieurs pages, tel que dans la partie consacrée aux jardins, et de laquelle nous avons extrait cet exemple :

Jardins […] Parfois vous accrochez vos lèvres aux balcons […]. (p.147)

La métaphore s’inscrit dans la même perspective de personnalisation par le biais des parties du corps humain accordées aux jardins. Cette fois, il s’agit des « lèvres », car les plantes peuvent pousser jusqu’à atteindre les fenêtres pour les décorer en les «embrassant ».

D’un autre côté, Aragon réalise la figure par une énumération des différents métiers des hommes, pour les distribuer ensuite aux jardins, comme ceux mentionnés dans cet énoncé et qui peuvent avoir de liens implicites avec les différents effets produits par la nature :

‘Il y a un jardin qui est un diseur de bonne aventure, un autre marchand de tapis. Je connais leurs professions à tous : chanteur des rues, peseur d’or, voleur de prairies […]. (p.148)’

Ainsi, en tant que lieu favorable au déroulement des épisodes d’aventures, le jardin est assimilé à « un diseur de bonne aventure », puisqu’il leur sert de témoignage, de même que la nature est toujours riche par des sons magiques, ceux des plantes caressées par le vent, ceux des différents animaux qui y vivent, des sons qui servent aussi à raconter les évènements vécus et les sensations éprouvées dans ses détours. De plus, ce décor naturel joue le rôle d’« un marchand de tapis », dans le sens où il étale à chaque saison une nouvelle tapisserie colorée et extrêmement décorée. Le jardin est également un « chanteur des rues », car il rend ces lieux plus gais par la symphonie qu’il dégage ; il est un « peseur d’or » vu sa valeur esthétique et sa beauté extrême qui nécessite, pour être entretenue, effort et argent, mais il est encore, un « voleur de prairies », parce qu’il les imite.

Par ailleurs, la personnification s’applique dans le cas où un objet inanimé est représenté par un animal, comme dans cette même séquence textuelle :

‘[…] vous miaulez au fond des cours intérieures. (p.147). ’

De l’humain, nous passons à l’animal pour sauvegarder cet aspect animé offert aux jardins. Ils sont identifiés aux chats, parce que ces derniers demeurent tout au long de la journée dans un état de paresse, allongés ou rôdant dans les « cours intérieures », à l’image de ces parcelles de verdure qui ornent les maisons de la ville.

Un autre exemple établit une personnification particulière, puisqu’un élément matériel, « les baignoires » s’assimilent aux « prostituées », d’une part, pour devenir elles-mêmes des êtres féminins, vu que le bain constitue un lieu spécifique de la volupté, dans lequel le corps retrouve son identité sensuelle et s’y confond. Cependant, cette personnification se trouve atténuée ou contrairement renforcée par référence au personnage mythique, la « sirène », femme-poisson qui manifeste à la fois un plaisir fantastique, mais dangereux :

‘[…] les baignoires ici prostituées sont de dangereuses sirènes pour le visiteur […] Ainsi ces temples d’un culte équivoque ont un air du bordel et des lieux de magie.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.65)’

Il est aussi possible de personnifier des éléments inanimés n’appartenant point à la faune ou à la flore, mais à l’univers des réalités matérielles et spécialement aux inventions des hommes, comme dans cet extrait des « Ecritures automatiques » :

‘On n’échappe pas à l’étreinte renversée des compas qui baillent ha qui baillent des mots sans suite. (« Une notion exacte de la poésie », p.150)’

La personnification est assurée, dans ce cas, par le lien établi entre « l’étreinte » et les « campas », bien que ces derniers ne puissent afficher aucun signe d’affection. Cependant, on leur attribue un verbe dont le sujet principal devrait être une personne humaine, d’autant plus que cette action est mimée par le biais d’une onomatopée qui la reproduit, « qui baillent ha qui baillet », sans oublier de noter que les « campas » ont acquiert au même moment le pouvoir de parler pour proférer « des mots sans suite ».

Notes
150.

P. FONTANIER, Les Figures de discours, Flammarion, Paris 1977, p.111.