La métaphore et l’allégorie

L’allégorie consiste en une image développée sous la forme d’un récit ou d’un tableau, en recourant à une succession cohérente de tropes et en permettant une double lecture. Elle repose souvent sur une personnification et suppose une métaphore dont le comparant est un être animé. De la sorte, la distinction entre la personnification et l’allégorie ne s’effectue pas grâce à la nature du comparant (il est dans les deux cas un être vivant), mais par le biais de celle du comparé qui doit absolument être, dans le cadre allégorique, une notion abstraite et générale. Ainsi, cette figure n’est point prise en situation, comme dans le cas d’une personnification, mais elle paraît comme figée, dans la mesure où il est question d’une fabrication à la fois artificielle et définitive. Définitive, car la représentation qu’elle offre possède des traits donnés d’une manière irrévocable par celui qui la crée. Artificielle, parce qu’elle est inventée par une association d’éléments qui servent à illustrer une idée sans se référer à aucune réalité tirée de la nature, et, par conséquent, à aucun comparant authentique.

Une idée spirituelle se présente donc sous les traits d’un être animé, déterminé par les caractéristiques de l’idée en question. Dans ce cadre, nous donnons l’exemple extrait du Paysan de Paris où le poète choisit de mettre en valeur l’une de ses sensations, en lui accordant une existence humaine et même une apparence physique :

‘Le sentiment de l’inutilité est accroupi à côté de moi sur la première marche. Il est habillé comme moi, mais avec plus de noblesse.’ ‘(« Le passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.62)’

En effet, « l’inutilité » se détache de celui qui l’éprouve pour le côtoyer, « à côté de moi ». Mais aussi en vue de l’intensité de ce sentiment, ce dernier se représente à l’image du poète, «habillé comme moi ». Ils deviennent de la sorte équivalents, dans la mesure où le « je » submergé par cette impression de l’inutile se métamorphose en ce sentiment même.

Le procédé allégorique consiste aussi dans le fait d’octroyer à l’idée abstraite le statut d’une personne physique, alors qu’elle est effective, et de lui attribuer un nom, tel que dans ces phrases,

‘La mort aujourd’hui lundi est une nageuse dont je vois bouger le sexe dans l’argent à la clarté du magnésium […] A la toucher l’eau devient phosphore. La mort se nomme Lucie, ce soir. ’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le Paysan de Paris, p.160)’

où « la mort » fait son apparition sous l’aspect d’une nageuse, dans un récit écrit par l’ennui, une autre entité allégorique « assis[e] à [la] table » de l’écrivain pour l’accompagner. Cette baigneuse évolue dans un milieu onirique composé par différentes sortes d’éléments chimiques, à citer l’argent, le magnésium et le phosphore, et qui partagent une propriété commune, la luminescence, d’autant plus qu’ils dégagent une flamme éblouissante ou une brillance inaltérable. Par ailleurs, cette personnification se confirme enfin par l’emploi d’un nom propre, « Lucie », héroïne de ce récit surréaliste, que l’ennui se charge de composer de toute pièce et où un nombre considérable d’entités abstraites (une troupe de silences, les soleils, la grève de faim, l’ombre du confesseur…) se trouvent concrétisées sous la forme d’une allégorie continuée ou filée.

En outre, l’image produite par l’allégorie est souvent importante, dans le sens où les traits concrets et précis qui la signalent et qui la définissent mettent en valeur quelques aspects de l’idée qu’on a choisie de souligner. La concrétisation de ces aspects, en permettant d’éviter une formulation abstraite, les rend instantanément sensibles, tangibles, et particulièrement déroutants. Et quoiqu’elle puisse être considérée comme une des formes extrêmes de la métaphore, l’allégorie s’affranchit, dans la pratique de cette parenté, pour devenir autonome, et remplacer une expression abstraite par une image découlant d’une construction de l’esprit, totalement fictive, détachée du réel duquel elle puise pourtant le plus souvent les traits individuels qui la composent. Toutefois, cette image peut d’ailleurs être autre que celle d’une personne, même si le recours à un être animé est le cas le plus courant. Dans ca cas, nous proposons cet extrait :

‘L’esprit se prend au piège de ces lacis qui l’entraînent sans retour vers le dénouement de sa destinée, le labyrinthe sans Minotaure, où réapparaît, transfigurée comme la Vierge, l’Erreur aux doigts de radium, ma maîtresse chantante, mon ombre pathétique. ’ ‘(« Le passage de l’opéra », Le paysan de Paris, p.135)’

L’entité abstraite, « Erreur », se trouve concrétisée au moyen de la figure de l’allégorie, dans le sens où elle se substitue, en premier lieu, au « Minotaure » du « labyrinthe », pour égarer l’homme dans des chemins incertains très éloignés de la vérité. Par conséquent, elle acquiert une existence à mi chemin entre la mythologie et la réalité humaine, une existence qui se justifie par le choix même de cet être hybride moitié humain, moitié taureau. En second lieu, cette entité s’achemine davantage vers le pôle humain, puisqu’elle s’identifie à la « Vierge » par le biais d’une comparaison. Cependant, cette Madone semble particulière et équivoque, parce qu’elle se trouve « transfigurée », dans le but de signaler le véritable visage de l’erreur que nous pouvons deviner sombre et ténébreux, dans la mesure où elle possède des « doigts » en métal (le « radium »), qui témoignent de sa cruauté. En dernier lieu, elle s’assimile à la « maîtresse charmante » du poète qui l’accompagne et demeure accolée à lui, comme condamné à faire son chemin à ses côtés. Quant à la métaphore appositive finale, elle perpétue cette même idée, « mon ombre pathétique », vu que l’homme ne peut être séparé ni de son ombre, ni de ses erreurs, d’où l’emploi de l’adjectif « pathétique » qui souligne le caractère tragique de la destinée humaine accablée par ses fautes et ses délits.

En conclusion, nous pouvons dire que la figure de l’allégorie foisonne essentiellement au sein du Paysan de Paris qui célèbre la notion même de l’idée :

‘Ainsi je peux dire sans image : la bouche d’une idée, ses lèvres, je les vois. C’est cette apparence que je surveille […]. ’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont » p.205)’

Mais aussi le mouvement surréaliste :

‘[…] un nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le Surréalisme, fils de la frénésie et de l’ombre. (« Le passage de l’Opéra », p.81) ’

Dans l’étude d’une œuvre, il est essentiel de ne pas disjoindre les figures, puisqu’elles sont des aspects différents d’un même procédé, l’image, et que la constance d’un même thème sous l’une ou l’autre forme peut être le signe d’une obsession continuelle ou d’une tendance stylistique significative. Dans cette optique, nous signalons qu’une abondance d’analogies détermine l’œuvre aragonienne, et que ses métaphores s’assemblent incontestablement à d’autres notions et à d’autres images. Elles se dévoilent simultanément, s’éclaircissant les unes par les autres, au point que chaque figure participe avec celles qui la devancent et qui la suivent, et elle se fait interpréter par un jeu compliqué d’analogies et de correspondances.

En conséquence, l’interpénétration des figures, des thèmes, des motifs abstraits ou concrets paraît mettre en valeur une part fondamentale de cette richesse de la poésie aragonienne, caractérisée essentiellement par la mise en valeur d’une figure métaphorique hybride, qui renferme un nombre considérable de figures, grâce à plusieurs types de relations dont le rôle principal consiste à étaler le fonctionnement du mécanisme métaphorique dans le texte. En d’autres termes, la métaphore n’est plus prise en compte comme un phénomène isolé, placé en dehors de l’énoncé textuel, mais un phénomène complexe grâce à ce rapprochement des différentes figures, ainsi que les effets stylistiques et sémantiques qui peuvent en résulter. En effet, l’ensemble de ces procédés constitueront l’univers propre au poète et permettront de la sorte de rendre compte du système figuré qu’il met en place, de même que les différentes idées principales qu’il crée et développe par le biais de cet enchevêtrement du paysage figural.

Par l’union du semblable et du dissemblable, l’analogie fait la synthèse du divers et constitue un élément de connaissance et d’expression de l’ineffable. La démarche qu’elle suit est herméneutique, en ce sens qu’elle concerne non pas la seule figure de style isolée, mais l’ensemble du discours analogique. Or si la métaphore, par sa structure interne est un procédé cohérent, facteur d’homogénéité, la cohésion textuelle, dont elle est à l’origine, n’est pas le fait de la seule figure de style prise isolément, d’autant plus que le discours poétique, dans les réseaux qu’il organise, assure le passage de la métaphore à la comparaison, à la métonymie, à la synecdoque, à la périphrase… De ce point de vue, les descriptions et les systématisations de ces figures s’alternent avec une quête perpétuelle d’une figure générale, qui les rassemble toutes, les récapitule dans une unité retrouvée.

Ainsi, la métaphore trouve souvent son prolongement dans une comparaison, à tel point que ces deux figures d’analogie peuvent être considérées comme des manières de faire voir ou ressentir, mais aussi comme un moyen pour traduire la présence d’une réalité personnelle s’opposant à la réalité objective.

D’un autre côté, la comparaison répond, d’une part, à la tendance « expansive » de la poésie aragonienne par l’agencement de correspondances infinies qu’elle permet de souligner. Elle s’avère également capable, en dépassant un simple effet de redondance, de développer tout un système itératif qui attribue un rythme incantatoire au texte. Dans cette perspective, la figure ne s’affiche plus uniquement en tant qu’outil exemplaire pour la création d’analogies plus ou moins motivées, mais disposerait en parallèle d’une valeur emphatique, que la prosodie rendrait possible.

Pour les autres tropes ou figures alignés sur la métaphore, alliés ou littéralement fondus en elle, nous avons pris en considération la métonymie, qui contribue, dans les poèmes aragoniens, à un déploiement métaphorique de l’image de base, employée, non pour elle-même, mais parce qu’elle rend possible une corrélation impertinente, à laquelle elle sert uniquement de support ou de prétexte. En outre, au moyen de cette corrélation des métaphores et des métonymies, nous affirmons que l’écriture aragonienne découle d’une conception double : d’abord, synoptique et généralisante, dont le but est de regrouper les différentes impressions visuelles en une instance métonymique supérieure, vers un élargissement de la perspective, mais aussi le surgissement d’une atmosphère fantastique. Ensuite, la conception peut être particularisante, permettant de passer d’un élément général à ses composantes, par le biais d’une énumération d’impressions distinctes, par lesquelles on opère une restriction de la perspective, et, par conséquent, on affine la vision par une insistance sur le détail.

Le procédé métaphorique se définit davantage par le biais des relations qu’il entretienne avec les termes l’entourant, avec les figures (spécialement la comparaison) qui l’appuient, l’obscurcissent ou au contraire le dévalorisent en dévoilant de manière trop évidente son mécanisme analogique. De ce fait, chaque poème réinvente de nouveaux rapports métaphoriques, de nouvelles correspondances entre signifiés ou entre signifiants, auxquels se joint la métonymie, la synecdoque, la personnification, la périphrase, l’oxymore ou l’hyperbole. Les textes trouvent ainsi une cohérence et une unité dans l’association des figures analogiques et leur organisation en réseaux.