Le rôle du Contexte

Aussi important dans la distinction et l’explication des tropes, le contexte participe spécialement au déclenchement même du procédé métaphorique, un rôle sur lequel insiste le Groupe µ, dans la mesure où « une incompatibilité apparente entre les termes de l’énoncé ou entre l’énoncé et le contexte » déclenche une « tension » 166 , qui sert de fondement à la figure de la métaphore. Fromilhague inscrit également sa pensée dans cette même optique, car elle relie étroitement l’existence du trope à « un entourage contextuel spécifique », qu’on ne parvient à localiser que grâce à « la reconnaissance de combinaisons non pertinentes, où sont violées, de façon plus ou moins marquée selon les tropes, les règles de la distribution », et en conséquence, « quoi qu’il en soit, le récepteur doit toujours repérer la présence d’un ‘’conflit conceptuel’’ entre deux termes ou entre un terme et un contexte » 167 . Dans une première métaphore, extraite du poème « Programme », nous mettons en lumière une opposition entre deux mots de natures différentes (nom et adjectifs), et référant à des réalités distinctes (abstrait, concret) :

‘Je rends le massacre inutile et renie’ ‘Le passé vert et blanc pour le plaisir’ ‘Je mets au concours l’anarchie’ ‘Dans toutes les librairies et gares.’ ‘(Feu de joie, p.60)’

En révélant les nombreuses étapes d’un projet d’agression contre l’humanité, le poète finit par avouer la vanité de cette action, puisqu’elle mène inévitablement à l’anéantissement du proche, « complice » ou « frère ». Toutefois, il déclare, à la fin du poème, comme dans une sorte de morale, ne pas abandonner son plan de « massacre » et d’« anarchie », dans la mesure où ses actes même dérisoires, lui permettent de surpasser un « passé vert et blanc ». Au premier abord, nous remarquons que le poète cherche essentiellement à remplacer un état révolu par un autre présent, qui lui semble meilleur, en ayant recours à une métaphore adjectivale. Cette figure affiche un contraste entre ses deux constituants, dans le sens où elle relie un nom indiquant une période temporelle, et donc, une entité abstraite, « le passé », à des adjectifs de couleur (vert, blanc), qualifiant habituellement des éléments matériels. A ce point, nous signalons qu’une interprétation littérale n’est pas suffisante, et qu’il faut rétablir une lecture figurée de l’énoncé. En effet, en rapport avec « le passé », l’adjectif « vert » permet d’évoquer aussi bien l’état fragile que la vigueur de la jeunesse. Quant à l’adjectif « blanc », il représente l’innocence et la pureté de cette période d’avant le crime.

D’un autre point de vue, il est possible de discerner un « conflit » entre un élément et le contexte dans lequel il est intégré, en particulier si Aragon réinvente l’univers des réalités en y introduisant de nouveaux éléments qu’il fasse exister en les nommant. Nous citons :

‘A l’Hôtel de l’Univers et de l’Aveyron’ ‘le Métropolitain passe par la fenêtre’ ‘La fille aux-yeux-de sol m’y rejoindra peut-être’ ‘Mon cœur’ ‘que lui dirons-nous quand nous la verrons.’ ‘(« Chambre garnie », Feu de joie, p.30)’

Alors que le poète rapporte une simple scène, celle d’un rendez-vous galant et secret, il brise aussitôt le cours de son récit poétique par le recours à une métaphore déterminative, accordant à la « vachère » une qualité dont le sens est inexplicable et énigmatique, « yeux-de-sol ». De la sorte, il accorde une touche figurée à son poème, dans le but de dépasser le niveau propre de la signification, en s’appropriant les mots dans le but de réinventer des termes nouveaux, essentiellement au moyen de la composition, et, par conséquent, pour créer des réalités inédites. Il a suffi d’un mot pour modifier le style général du texte.

De ce fait, le cadre contextuel est à considérer comme un révélateur, dévoilant des sèmes non exposés par la métaphore isolée, et qui contribuent à mieux la comprendre et à deviner le motif permettant d’associer le thème et le phore. Cette figure n’est alors obscure et apparemment gratuite que dans le cas où elle est saisie, en tant qu’unité paradigmatique indépendante, en dehors du texte auquel elle appartient. Car, la métaphore ne s’accomplit que dans un contexte où elle affiche une présence qui lui est propre et où elle agit en assurant une fonction locale, celle d’être délimitée et spécifiée par ce qui précède et par ce qui suit, tout en étant enchâssée dans un environnement verbal aux frontières variables. Le code particulier, que produit cette figure, reste alors imperceptible et ne peut être discerné que si elle est envisagée, non dans son isolement paradigmatique, mais à l’intérieur d’un microcosme textuel, et à condition que les séquences qui lui sont reliées syntaxiquement et sémantiquement soient prises en compte. Pour illustrer ce point de vue, nous analyserons une même figure métaphorique à deux reprises, de sorte qu’elle soit examinée, dans un premier temps, indépendamment du poème dans lequel elle est intégrée, alors que dans un second temps, elle le soit par référence à un contexte immédiat, et dans un troisième temps, par rapport à l’ensemble du poème :

‘le soleil n’est plus un hortensia. ’ ‘(« Pur jeudi », Feu de joie, p.27)’

Par le biais d’une métaphore avec « être », le poète annihile, grâce à la structure négative « ne…plus », toute similitude entre l’astre et l’arbrisseau, ce qui semble, à premier abord, acceptable en raison de l’appartenance de chacun des deux éléments à un règne distinct (céleste, végétal). Toutefois, l’emploi de l’adverbe « plus » indique implicitement que cet état de diversité n’existait pas auparavant, et qu’il s’est substitué à une ressemblance étroite, pouvant être justifiée par la forme commune à l’étoile solaire et aux inflorescences arrondies de l’hortensia.

Rues, campagnes, où courais-je ? Les glaces me chassaient

aux tournants vers d’autres mares.

Les boulevards verts ! Jadis, j’admirais sans baisser les

paupières, mais le soleil n’est plus un hortensia.

Dans ce cadre, la figure acquiert une autre dimension, dans la mesure où le poète exprime amèrement une situation de changement général vers la dégradation, où le maintenant (exprimé par le temps présent du verbe « être ») s’oppose au passé (suggéré par le point d’exclamation (signe de regret), par l’adverbe « jadis », par l’imparfait, et par la négation). Dès lors, le paysage d’épanouissement naturel cède la place à une atmosphère hivernale et lugubre, dans laquelle « les glaces » repoussent le « soleil » et « les mares » se substituent aux « boulevards verts ». En outre, nous pouvons dire que le poète établit une équivalence entre son état d’âme, celui du désespoir et de la souffrance, et l’image qu’il dresse du tableau extérieur. D’où le sentiment de perte et de désorientation qu’il endure, et qu’il expose en ayant recours à l’interrogation « Où courais-je ? ». Celle-ci laisse supposer d’autres questions existentielles qu’il ne cesse de poser à lui-même, « où suis-je ? », et par conséquent, « qui suis-je ? », mais à lesquelles il ne trouve aucune réponse valable et définitive.

Et si nous essayons d’éclaircir la métaphore en rapport avec tout le texte, nous remarquerons qu’elle fait partie d’une isotopie précise, qu’elle contribue à développer, celle de la hantise du regard. Nous citons la suite du poème :

‘La victoria joue au char symbolique : Flore et cette fille ’ ‘aux lèvres pâles. Trop de luxe pour une prairie sans pré-’ ‘tention : aux pavois, les drapeaux ! toutes les amantes ’ ‘seront aux fenêtres. En mon honneur ? Vous vous trompez.’ ‘Le jour me pénètre. Que me veulent les miroirs blancs et’ ‘ces femmes croisées ? Mensonge ou jeu ? Mon sang n’a pas’ ‘cette couleur.’ ‘Sur le bitume flambant de Mars, ô perce-neiges ! tout le ’ ‘monde a compris mon cœur.’ ‘J’ai eu honte, j’ai eu honte, oh !.’

Dès le début du poème, nous avons relevé l’emploi du verbe « admirer » et du substantif « paupières », appartenant au champ lexical du regard, et surtout désignant la liberté et l’aisance, « sans baisser les paupières », avec laquelle le poète observe et exalte tout ce qui l’entoure. Cependant, l’espace décrit se transforme aussitôt et devient menaçant, au point que « le soleil n’est plus un hortensia », dans la mesure où il a cessé d’être un sujet d’émerveillement, et s’est métamorphosé aussitôt en un danger effrayant. Dans cette optique, le soleil peut symboliser l’œil angoissant de l’autre, ne pouvant être identifié à une plante ornementale, qui, à la différence de l’astre brûlant, attire le regard et apaise l’âme. Il est de même pour les termes : « fenêtres », en tant que lieu propice au guet et à l’observation, « miroirs » qui sert à évoquer la peur de voir et d’être vu, et finalement, la répétition de l’expression « j’ai eu honte » révélant la peur et l’inquiétude face au jugement de l’autre, qui ne s’interdit pas de dévaloriser et de condamner son semblable.

Autrement dit, nous sommes loin d’obtenir une signification totale sans insérer la métaphore dans le cadre syntagmatique de l’œuvre, unité fondamentale du système littéraire, car le procédé métaphorique peut acquérir, grâce à certains types de rapports (d’opposition, de gradation, de répétition…), une signification distincte, même si le sens demeure le même, chaque fois qu’il est employé dans un contexte différent. Il faut, par ailleurs, accorder de l’intérêt simultanément au motif textuel précis et à l’œuvre dans laquelle il est inscrit, dans le sens où le sentiment d’angoisse face au regard d’autrui constitue à la fois un sujet de prédilection dans l’œuvre d’Aragon, aussi bien que dans celle des autres surréalistes. Nous relevons alors certaines métaphores illustrant ce même thème :

‘Au trente troisième étage’ ‘sous l’œil fixe des fenêtres ’ ‘arrête’ ‘Mon cœur est dans le ciel et manque de vertu. ’ ‘(« Soifs de l’ouest », Feu de joie, p.29)’

Ou

‘Les gens te regardent sans rire’ ‘Ils ont des yeux de verre. ’ ‘(« Air du temps », Le Mouvement perpétuel, p.79)’
Notes
166.

J. DÜRRENMATT, La Métaphore, Paris, Champion 2002, p.27.

167.

C. FROMILHAGUE, les figures de style, Paris, Nathan 1995, pp.57-58.