Une relation de mise en relief

Avant de s’intéresser à cet autre type de rapport entre la métaphore et son contexte, il est indispensable d’éclaircir la notion d’écart. Selon Eric Bordas, la figure ne peut être discernée que « soit en termes d’analogie […], soit en termes d’écart par rapport à une norme, qu’il est possible de décrire comme le langage ordinaire, dont la définition est aléatoire, ou comme un ‘’degré zéro’’ qui reste surtout virtuel » 179 . Dès lors,« une expression figurée, qui s’oppose à une expression propre […] est une expression remarquable par sa forme », mais aussi par « l’écart qu’elle instaure ». Ce dernier est considéré comme tel « par rapport à une règle linguistique abstraite, non par rapport à un usage, qu’elle crée elle-même bien souvent en fait ». En tant qu’écart, « la figure propose des sens nouveaux pour certains mots », en fonction « d’une création contextuelle particulière » ou bien « d’une rupture isotopique » qu’elle produit dans le contexte et non l’inverse. Dans ces vers, la métaphore peut être considérée comme un écart :

‘Il y a des mouvements de jambe sous l’eau’ ‘Des nages’ ‘Des poignards dans l’agilité du vent.’ ‘(« La faim de l’homme », Les Destinées de la poésie, p.138)’

Si le poète évoque d’abord une scène de baignade de la manière la plus simple, il interrompt aussitôt le cours ordinaire de celle-ci, en introduisant un élément étranger, « des poignards » dans le champ lexical déjà mis en place, d’autant plus qu’il fait partie d’une métaphore. Cette figure est fondée, d’une part, sur un rapport inédit entre cet élément et le complément de lieu, « dans l’agilité du vent », et d’une autre part, en reliant deux termes incompatibles, dont l’un, « l’agilité », qualifie inhabituellement l’autre, le « vent ». Dans ce cas, la métaphore constitue un écart par rapport au contexte dans lequel elle est inscrite, à la fois, au niveau des termes la composant, dans la mesure où nous passons d’un univers aquatique vers l’évocation d’un autre élément naturel aérien, mais encore au niveau du sujet qu’elle traite et qui diffère de celui développé au sein du contexte avoisinant, puisqu’elle introduit l’idée du danger dans une scène sereine, et plus particulièrement elle représente d’une manière singulière l’extrême froideur de l’air, assimilée à « des poignards », tant qu’elle agresse les nageurs.

Par ailleurs, cette rupture peut être perçue que lorsqu’on inscrit la figure dans un contexte particulier, favorable à déclencher une interprétation métaphorique. Dans cette optique, la métaphore permet de dévoiler « des significations inattendues » ou de « métaphoris[er] radicalement un sens 1 au profit d’un sens 2, grâce à une signification contextuelle originale » 180 . Nous citons à titre d’exemple ces vers du poème intitulé « Solitude infinie » :

‘La divine élégie s’est assise en pleurant […]’ ‘Elle murmure un mot que l’écho lui redit’ ‘C’est l’heure où tout sommeille’ ‘C’est le moment suprême’ ‘C’est le moment où jamais’ ‘C’est l’heure du berger’ ‘Il ya plein d’étoiles dans le firmament’ ‘Il y en a de toutes les grandeurs’ ‘Des vertes et des pas mûres. ’ ‘(Les Destinées de la poésie, p.111)’

Parce que dédié à Robert Desnos, le plus doué des surréalistes d’un véritable génie de l’automatisme verbal, ce texte renvoie, d’une part, à cette poésie onirique que les membres du groupe tentent de produire lors des expériences hypnotiques animées par Breton, mais également, il illustre la recherche perpétuelle de Desnos d’une conciliation du monde réel et du rêve. Dans cette perspective, nous soulignons le choix significatif du personnage féminin, « la divine élégie » personnifiée, et faisant référence directe à la poésie lyrique ou de forme libre à caractère mélancolique, pour que le poème, tel une carte postale, permet au poète d’entretenir son amitié, en parlant à son confrère de ce que celui-ci aime. De plus, nous marquons une mise en relief de l’espace temporel durant lequel se déroule la scène, puisqu’une même structure avec le présentatif « c’est » est répétée à quatre reprises, faisant alterner deux termes relatifs à la notion du temps (moment, heure), d’autant plus qu’il est question d’une nuit étoilée, propice aux rêves. Cependant, par un effet de surprise, la dernière image semble causer une interruption brusque avec tout ce qui précède, car nous nous attendons à une énumération des « grandeurs », alors que le poète identifie, par une métaphore in absentia, les « étoiles » à des fruits. En outre, « des vertes et des pas mûres » est une expression qui confirme le dessein du poète, dans la mesure où il cherche à étonner et choquer ses lecteurs, grâce à ses images surprenantes.

Dans cette séquence, nous tenterons principalement de répondre à la question suivante : Comment faut-il comprendre le rapport que la métaphore entretient avec son contexte ?

Du point de vue de M. Mahmoudian, contexte et compatibilité doivent nécessairementcoexister puisqu’« un énoncé ne peut faire sens que si les éléments dont il est constitué ont des traits sémantiques compatibles » 181 . En d’autres termes, « tout se passe comme si le sujet, ayant choisi une variante sémantique, tente de la combiner avec toutes les potentialités contextuelles qui sont, peu ou prou compatibles avec elle » 182 . Aussi importante qu’elle soit, cette alliance sert à éviter l’absurdité de l’énoncé, tel que le confirme l’auteur, en énonçant que dans « le cas contraire », c’est-à-dire en l’absence d’adéquation entre les éléments d’un contexte, « l’assemblage des sens constitutifs aboutit à l’absurde » 183 . Cependant, dans le cas de la métaphore, nous échapperons à l’absurdité insignifiante, car la figure n’est mise en lumière, dans le contexte, que parce qu’elle représente un écart. Dans cette optique et pour exposer davantage la notion d’écart, nous prendrons comme illustration les propos de M. Le Guern, pour qui la métaphore est définie par rapport à l’isotopie du contexte sur laquelle elle fait infraction, et que, selon lui, « l’analogie […] s’établit entre un élément appartenant à l’isotopie du contexte et un élément qui est étranger à cette isotopie et qui, pour cette raison fait image » 184 . Nous citons alors ces vers à titre d’exemple :

‘Pour la sûreté desdites ’ ‘Clefs’ ‘Tant pis si les dames d’un air ’ ‘Désapprobateur ’ ‘Verrouillent leurs portes métaphysiques’ ‘Sur mon passage. ’ ‘(« Déclaration définitive », La Grande Gaité, p.226)’

Alors que le poète rapporte un évènement de la vie quotidienne, où il est question de « clefs » et de « portes », laissant supposer un refus d’accès à un endroit déterminé, pour des raisons de sécurité, le recours à l’adjectif « métaphysiques », attribué métaphoriquement aux « portes », fait basculer le sens de l’énoncé vers l’étrange. Les deux termes sont de natures différentes, car l’un est abstrait nécessitant d’être rattaché à un concept, tandis que l’autre est concret, à moins que nous présumons que les « portes » ne sont pas prises en considération en tant qu’accès permettant une communication entre l’intérieur et l’extérieur, mais tels que des secrets cachés précieusement par les « dames », qui refusent à ce que ce « je » les découvre.

De surcroît, la figure de la métaphore ne se laisse déchiffrer, et ne se donne à lire que comme une rupture constante avec le contexte où elle est inscrite, puisque ce cadre procède de manière à ce que plusieurs réseaux de champs sémantiques perçus comme insolites apparaissent et interagissent dans le texte. Ce dernier semble parcouru par une multitude d’isotopies nouvelles que le contexte répand. Par conséquent, ces trois entités (contexte, champs sémantiques et métaphore) interfèrent entre eux au même degré, parce que, plus le contexte est étrange et saugrenu, plus les champs associatifs sont éloignés l’un de l’autre, et plus la métaphore est expressive et surprenante. Mise en valeur en tant que rupture, la métaphore est particulièrement un « écart par rapport à une norme représentée par la signification courante ou littérale du terme », comme le dit K. Gaha, qui définit la norme « comme marque ou comme l’absence de marque », et atteste que « la lisibilité d’une figure, dans un contexte donné, dépend de l’interaction d’un ensemble de termes non marqués » qui appartiennent à un contexte non métaphorique, « et d’un terme marqué » 185 , et donc proprement dit métaphorique.

De la sorte, « le contexte dans lequel apparaît la figure est essentiellement, sinon totalement, composé de termes non figurés », puisqu’un élément métaphorique demeure énigmatique et incompréhensible s’il n’est pas en contraste avec les autres éléments qui l’entourent. Comme résultat de cette corrélation, cet auteur affirme qu’il « s’établit ainsi entre la figure et le contexte une relation réciproque de mise en relief, de l’écart dans un cas, et de la littéralité de la signification dans l’autre» 186 . Tel que dans ces vers dont l’ensemble peut se lire littéralement, et où le poète semble jouer, en traitant un sujet banal, une perte probable d’un « trousseau de clefs » :

‘Mais mon chéri et ton trousseau’ ‘De clefs’ ‘Qu’il tombe qu’il tombe le vampire ’ ‘Dans le ruisseau la boue l’ordure.’ ‘(« Déclaration définitive », La Grande Gaité, p.225)’

Toutefois, nous constatons que le poète recourt à un terme qui brise la cohérence établie par les autres. Il s’agit du « vampire » qui se substitue à « trousseau de clefs » et constitue, dans cette perspective, une métaphore in absentia, essentiellement mise en lumière grâce à un contexte non figuré dans sen ensemble.

Par ailleurs, un échange sémantique réciproque est appliqué, d’un côté, par le contexte sur la métaphore dans le but de la vérifier et de la faire exister, et d’un autre côté, mais simultanément, par la métaphore sur le contexte qu’elle enrichit, grâce au pouvoir qui lui est particulier, celui de créer du sens pour ensuite le diffuser. Suite à quoi les métaphores peuvent être divisées en « Métaphores cotextuelles » et  « Métaphores contextuelles ».

Les Métaphores sont « cotextuelles » (modèle interactionnel, M. Black), dans le cas où une incompatibilité d’apparence, qui s’affiche entre les constituants d’une séquence textuelle, nécessite, pour être dépassée, le recours obligatoire à une lecture métaphorique, comme dans cet extrait du poème « Angélus » :

‘Le noyé cheveux dans la merde’ ‘Qui suit la Seine et ses poissons’ ‘Au son des cloches’ ‘Le noyé multicolore au ventre énorme’ ‘Le noyé grotesque azur les pieds devant’ ‘Boomerang du destin’ ‘Croyez-vous vraiment qu’il se marre.’ ‘(« Angélus », La Grande Gaité, p.232)’

Au premier abord, le poète reproduit l’un des tableaux de la vie citadine, celui d’une noyade dans la Seine, et plus exactement, il décrit l’état de la victime, en opposition avec l’ambiance régnant sur la totalité du poème, celle d’une existence active et diversifiée. Cependant, l’emploi de certains mots nous oriente vers une interprétation métaphorique, dans la mesure où nous distinguons, à trois reprises, des associations inédites reliant certains termes, à la différence des usages habituels. La première est une métaphore adjectivale, attribuant au substantif « noyé » une qualité qui lui est incompatible, « multicolore », sauf si le poète nous renvoie aux reflets de tout ce qui est situé, mais encore de tout ce qui évolue aux bords de la Seine et qui se réfléchit, en conséquence, sur le corps inerte, le coloriant d’une palette riche de nuances, de lumières et de couleurs différentes. La deuxième figure par apposition identifie le « noyé » au « grotesque azur », sans pour autant expliciter les motifs d’un tel rapprochement. Toutefois, nous pouvons imaginer qu’il est « azur », en raison de la couleur bleue, celle du cadavre, et il est « grotesque », parce qu’il est décomposé et dans un état lamentable. Au final, par une métaphore in absentia, le poète remplace la victime par un « boomerang », parce que celle-ci est ballotée et emportée par le courant, et donc pouvant revenir à son point de départ, au gré du mouvement du vent et des ondes, tel que cet arme de jet. Dans cette optique, s’inscrit le terme « destin », relié par la préposition « de » au mot précédent, afin de signifier que, privé de vie, le corps se déplace par hasard, sous l’emprise des forces naturelles, le conduisant vers sa destination finale, encore inconnue.

Nous pouvons également relever des « Métaphores contextuelles » (modèle énonciatif), aperçues, non comme celles de la première catégorie grâce à une non conformité sémantique entre des éléments syntaxiquement attachés, mais par le biais d’une éventualité, voire l’insuffisance d’une interprétation littérale d’un énoncé apparemment acceptable en soi et non admise en contexte 187 .

Tel est le cas du premier vers de cet extrait du poème « Sommeil de plomb », dans la mesure où il relate, indépendamment du cadre textuel l’intégrant, un souhait formulé par le poète, celui de faire revenir à sa mémoire l’image d’une femme connue dans le passé :

‘J’attends que renaisse la dame du souvenir 188 ’ ‘Un grand trou s’est fait dans ma mémoire’ ‘Un lac où l’on peut se noyer mais non pas boire. ’ ‘(Le Mouvement Perpétuel, p.66)

Néanmoins, en le rattachant aux autres, le vers souligné semble moins clair, et oriente, par conséquent, vers une lecture figurée, étant donné que nous avons deviné que le terme « souvenir » est le thème métaphorique, auquel sont reliés par apposition deux phores. Dans un premier temps, il est représenté tel « un grand trou » qui « s’est fait dans [la] mémoire », parce que faire surgir de l’inconscient l’image d’un visage effacé constitue une percée de lumières qui dissipe, même pour un moment, les ténèbres de l’oubli. Dans un deuxième temps, le « souvenir » devient « un lac », en raison de la multiplicité des mémoires enfouies, et parce qu’on ne parvient à en faire surgir qu’une partie minime, d’où « l’on peut se noyer mais non pas boire », car on tente de se rappeler de la totalité de ce qu’on a vécu, mais en vain.

Nous relevons également « les métaphores des énoncés nonsensiques » qui échappent à toute tentative d’interprétation et demeurent insaisissables et énigmatiques, comme celles rencontrées dans un nombre considérable de poèmes surréalistes. Et même si on réussit à en trouver un commentaire, il sera indéterminé, ne permettant aucunement de dégager une tension entre les différentes représentations contradictoires mis en place par l’ensemble des termes employés 189 . Nous donnons à titre d’exemple cet extrait du Paysan où l’auteur fait l’apologie de la blondeur :

‘Blond comme l’hystérie, blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser. Sur la palette des blondeurs, je mettrai l’élégance des automobiles, l’odeur des sainfoins, le silence des matinées, les perplexités de l’attente, les ravages des frôlements.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.51)’

Après la série des « blond comme » associant cet adjectif de couleur avec des éléments qui lui sont incompatibles, nous remarquons qu’Aragon établit métaphoriquement d’autres alliances, que rien ne justifie, entre cette même couleur et une suite hétéroclite d’entités, d’autant plus que la première est visible, alors que les secondes représentent des sensations insaisissables. Et malgré le fait que ce thème de la « blondeur » a été largement développé, les images restent obscures.

Notes
179.

E. BORDAS, Les chemins de la métaphore, Paris, PUF 2003, p.51.

Note : « La définition du ‘’degré zéro’’ par le Groupe µ [Rhétorique générale, Paris, Seuil 1982, p.36], comme ‘’discours ramené à ses sèmes essentiels […], c'est-à-dire à des sèmes que l’on ne pourrait supprimer sans retirer du même coup toute signification du discours’’, est particulièrement fragile, comme toute proposition au conditionnel.

180.

Ibidem., p.30.

181.

M. MAHMOUDIAN, Le contexte en sémantique, Paris, Peeters 1997, p.64.

182.

 Ibidem., p.87.

183.

Ibidem., p.64.

184.

M. LE GUERN, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse 1972, p.58.

185.

K. GAHA, Métaphore et métonymie dans le polygone étoilé, Publications de l’Université de Tunis 1979, p.67.

186.

Idem.

187.

J. DÜRRENMATT, La Métaphore, Paris, Champion 2002, pp.30-31.

188.

C’est nous qui soulignons.

189.

Ibidem., p.31.