Les métaphores condensées

La condensation : processus de transformation pour toute figure de signification

Les métaphores condensées sont « souvent courtes […] concises, sans être plus originales dans leurs rapports que les images les plus longues qui suivront, [elles] frappent d’avantage l’esprit du lecteur par leur brièveté même » 195 , repérables généralement au niveau de la simple unité du vers. Par conséquent, la délimitation du segment métaphorique dépendra du type de cette notion (le vers), d’autant plus que nous signalons le recours à la versification libre dans les recueils poétiques d’Aragon, constituant notre corpus. Dans cette optique, nous exposerons d’abord les critères définitoires de la nouvelle forme propre à la poésie moderne, étant donné que G. Dessons déclare que le vers « libre des prescriptions métriques », « de nature rythmique », « repose sur la succession de groupes accentuels » et « mène à un point extrême la pratique de l’enjambement, jusqu’à la désarticulation des syntagmes, et même des mots » 196 . De la sorte, ce vers particulier touche à l’intégrité du mot, qui « n’est plus considéré comme une totalité sémantique minimale, mais comme un organisme décomposable en ses constituants phoniques ou graphiques par le jeu de la typographie » 197 . De plus, cette typographie particulière manifeste « une interrogation sur la présence du sujet, sur son inscription dans le poème » 198 , mais aussi constitue « un travail critique sur la poésie elle-même» 199 , car apparentée, de ce fait, au récit, dont elle constitue une forme particulière, indépendamment des canons de la versification.

Nous proposons alors d’analyser certaines métaphores évoluant dans l’espace d’un vers unique, mais qui affichent une diversité de mètres. Nous notons d’abord le plus bref mètre utilisé dans notre corpus, le tétrasyllabe au moyen duquel le poète évoque brièvement l’indécence de la référence et défend la liberté sexuelle, particulièrement célébrée contre le mariage :

O sperme éclair.

(« Réponse aux flaireurs de bidet », La Grande Gaîté, p.251)

Nous remarquons également l’emploi d’une métaphore avec « être » dans la cadre de l’hexasyllabe (6 syllabes) :

Prends tes guêtres Crois moi Pourquoi sans cesse écrire

Ecrire c’est une prison.

(« Aux prunes», Les Destinées de la poésie, p.121)

Ce vers peut révéler, par sa concision, que le poète confesse une réalité irréfutable, celle qu’il vient formuler : « écrire » enchaîne le poète dans un univers placé en dehors de la réalité, le vouant ainsi à la solitude. Il place son énoncé comme une vérité générale n’acceptant aucune contestation. D’autre part, cet énoncé, non développé, semble signifier aussi la douleur du poète qui refuse d’étaler davantage son emprisonnement et ses maux causés par les mots.

Ce recours à l’hexasyllabe se rencontre également dans le cadre d’une série qui accorde au poème une musicalité rythmique, enrichie aussi par une rime identique (« raient »), accentuant de la sorte l’atmosphère fantastique mise en lumière grâce à un échange d’identités entre les différents éléments, vu que les verbes utilisés ne coïncident en aucun cas avec leurs sujets respectifs :

[…] les tombeaux téteraient

les têtards chanteraient

les murs voleraient

les souliers s’aimeraient.

(« Je ne sais pas jouer au golf », Persécuté Persécuteur, p.194)

Aragon use également d’un mètre impair, l’heptasyllabe, en particulier dans un exemple que nous avons déjà analysé. Dès lors, nous pouvons affirmer que le vers aragonien épouse toutes les formes et évolue en s’élargissant à l’image du thème, « les paroles », qui accapare l’espace du texte :

Echo du monde les paroles.

(« Réponse aux flaireurs de bidet », La Grande Gaîté, p.247)

L’octosyllabe, le vers le plus ancien, est également présent dans les poèmes d’Aragon, spécialement dans « Sans mot dire », où les groupes syntagmatiques constituant la figure métaphorique correspondent à l’espace du vers quelque soit son étendue :

Œillère de la nuit Nudité. 

(Feu de joie, p.50)

Par une inversion dans l’ordre des mots, le poète met en valeur « la nudité », qu’il identifie, comme d’une manière paradoxale, à « œillère de la nuit », dans la mesure où, au lieu de dévoiler ce qu’on dissimule, elle est représentée tel un obstacle à la vue.

Constituées selon des fondements spécifiques qui résultent de la forme même du discours, ces figures limitées conduisent à ce que nous nous interrogeons quant à la présence ou non du « thème », dans la mesure où il paraît probable que cet élément se substitue, dans la terminologie traditionnelle, au terme propre. Toutefois, nous remarquons que même si la métaphore est placée dans des vers à mètre réduit, le renvoi au thème est souvent manifeste dans le contexte immédiat, d’autant plus que les énoncés métaphoriques, où uniquement le « phore » est exprimé, sont extrêmement rares, dans notre corpus. Nous relevons, du poème « Angélus », la seule occurrence où le phore apparaît sans un thème, qui nous a paru difficile à deviner, même en se référant au contexte proche ou plus étendu. Et si nous avons fourni une interprétation, rien ne la vérifie :

Leurs yeux immenses où saute à la corde

Un cygne noir devenu fou.

(La Grande Gaîté, p.235)

La figure métaphorique renvoie implicitement au poète lui-même, dans la mesure où le chant de cet oiseau symbolise le dernier chef-d’œuvre d’un créateur, celle avant sa mort (dans ce cas, sa folie), par allusion à la légende du chant particulièrement mélodieux du cygne mourant, et qui s’étale dans un vers traditionnel.

Dans le cas où le thème ne s’inscrit pas dans l’entourage immédiat du phore, il sera quasiment présent, dans la plupart des cas, au début ou à la fin de l’énoncé textuel global, mis en place par certains éléments, dont l’effet est généralement anaphorique, comme les pronoms personnels ou démonstratifs. De ce fait, nous admettons la théorie suivant laquelle la métaphore serait une « analogie condensée, résultant de la fusion d’un élément du phore avec un élément du thème » 200 . Cette analogie peut être inscrite dans un premier type où le terme propre et le terme métaphorique appartiennent à des parties différentes du discours, comme dans cet exemple où nous discernons un cas d’intertextualité :

Je suis Nana, l’idée du temps.

(« Le passage de l’opéra », Le paysan de Paris, p.54)

Ainsi, le personnage zolien fait son apparition dans l’œuvre d’Aragon, puisqu’il constitue l’image la plus représentative de la femme-prostituée, celle que le poète privilégie aux dépens des mères et des épouses. Elle devient au « goût même du jour », par l’acquisition du statut d’une créature vouée à la jouissance, donnant et recevant du plaisir, pratiquant l’amour physique sans but procréatif, et c’est de là qu’elle tient sa valeur. En conséquence, la tradition ancienne qui apprécie l’être féminin pour cette seule valeur érotique ressurgit chez Aragon, qui le considère comme l’objet d’un désir universel, celui de « la Femme », en dehors des repères spatio-temporels, pour qu’elle devienne à la fin « l’idée du temps ».

Il existe aussi des métaphores d’un second type, où les deux termes, propre et métaphorique, font partie d’une même partie du discours, et qui seront spécifiés par cette union du thème et du phore, tel que dans ces phrases extraites du Paysan de Paris, où le thème « chevelure » s’inscrit, dans la même séquence textuelle, avec le phore lui correspondant, « arc-en-ciel ». Les deux éléments affichent alors certains sèmes communs, à savoir la diversité de leurs couleurs (noir, blond, châtains…), mais encore la légèreté, aussi bien aérienne du phénomène naturel que de la qualité de la chevelure :

Enviable sort vulgaire, il dénouera désormais tout le long du jour l’arc-en-ciel de la pudeur des femmes, les chevelures légères […].

(« Le passage de l’opéra », Le paysan de Pais, p.50)

Par ailleurs, et suivant un ordre croissant, nous relevons une des occurrences où la figure se déploie au sein d’un décasyllabe :

Caresses du passé belles au bois dormant.

(« Poème de sang et de l’amour », Les Destinées de la poésie, p.127)

Nous justifions le recours à ce mètre par le fait qu’il s’agisse de celui foncièrement lyrique, permettant au poète d’évoquer, par le biais de cette métaphore appositive, ses souvenirs d’antan, ceux de ses amours qui sommeillent au fond de sa mémoire.

L’alexandrin est également employé par Aragon, dans le but d’accorder à la métaphore une ampleur permettant son déploiement sur une seule unité métrique, et qui témoigne d’une tendance marquée pour la profusion chez le poète, d’où cette concaténation de deux processus métaphoriques :

Une ombre au milieu du soleil dort c’est l’œil.

(« Vie de Jean-Baptiste A * », Feu de joie, p.43)

Le premier rapport figuré est mis en place entre le thème, « une ombre », et son complément de lieu, « au milieu du soleil », puisque nous ne pouvons pas accéder à cette étoile brûlante, et surtout pas grâce à son ombre, mais aussi avec le verbe qui lui est octroyé, « dort », propre à l’animé. Quant au second rapport figuré, il consiste en une métaphore avec être et l’ombre se métamorphose en un « œil », pour suggérer l’importance du regard et du voyeurisme chez les surréalistes.

Finalement, nous signalons qu’Aragon dépasse le cadre métrique conventionnel en employant un mètre particulier dont le nombre de syllabes est supérieur à celui de l’alexandrin, comme dans le vers cité ci-dessous, composé de 15 syllabes et qui déborde du cadre étroit de la versification régulière. Cette expansion est réalisée grâce à plusieurs expansions, comme le complément du nom, « de mon cœur », qui constitue la première métaphore, mais également le complément de manière, « à voix basse », formant avec le verbe, un groupe à sens figuré en association avec le sujet, « cloche », et finalement, l’adjectif « ancien », renforcé par l’adverbe, « très », pour marquer un superlatif absolu :

La cloche de mon cœur chante à voix basse un espoir très ancien.

(« Air du temps », Le Mouvement perpétuel, p.80)

Néanmoins, à côté de ces métaphores condensées, nous sélectionnerons d’autres occurrences du procédé où le poète enfreint les limites et les repères de la métrique, dans le but d’afficher un goût pour la profusion et l’explication, en tant que caractéristiques de sa poésie.

Notes
195.

M. CELLER, Giraudoux et la métaphore, Paris, The Hague 1974, p.61.

196.

G. DESSONS, Introduction à l’analyse du poème, Paris, Bordas 1991, p.24.

197.

Idem.

198.

Ibidem., p.22.

199.

Ibidem., p. 94.

200.

Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation, Tome Second, Paris, PUF 1958, p.535.