Les métaphores par collage

Dans cette partie, nous allons tenir compte d’un certain nombre de métaphores qui ne s’inscrivent point dans les usages habituels, puisqu’elles semblent être le produit d’une concomitance, a priori, insensée et délirante. En outre, elles paraissent évoluer dans un flux continu, sans afficher le moindre rapport avec le corps du texte dans lequel elles surgissent. Il est question, dans ce cas, d’un ensemble d’associations arbitraires, non immédiates, et qui ne présentent aucune valeur associative. De ce point de vue, nous pouvons dire que ces figures métaphoriques reposent sur des lieux créés, propres à l’auteur, ne pouvant exister que dans ses textes, afin de véhiculer un sens autonome, fait de toutes pièces, mais qui constitue le fondement d’une création métaphorique originale.

En premier lieu, nous notons que la plupart de ces métaphores sont animalières, dans lesquelles nous discernons la gratuité de l’association de deux éléments distincts. Nous citons, à titre d’exemple :

‘J’aurai beau donner ma langue aux chiens les mots prendront une inflexion troublante pour les assistants stupides Huîtres du Bengale Vilains oiseaux-mouches dont cet aquarium se meut en danses spéciales. ’ ‘(« Une leçon de danse », Ecritures Automatiques, p.149)’

Dans cet extrait du poème, Aragon célèbre le pouvoir considérable de la parole et ses effets sur les êtres et les objets, et, en particulier, sur les auditeurs du message poétique. Ces « assistants stupides », car aisément bouleversés par les mots, sont représentés par le biais de métaphores appositives, les métamorphosant en animaux particulièrement dépréciés. Ils sont d’abord identifiés à des « huîtres du Bengale », d’autant plus qu’il s’agit d’une expression figurée et figée désignant une personne imbécile et idiote. Ensuite, ils sont transformés en « vilains oiseaux-mouches », parce que minuscules et sans grande importance, une signification que l’adjectif à valeur péjorative « vilains » confirme.

Aragon crée ces métaphores dans le but d’afficher, d’une part, l’essor de l’imagination qui permet la mise en place de telles associations inattendues, et qui s’appuie sur une prédilection de l’étrange, pour la création d’un univers curieux où le réel et l’irréel s’entrecroisent. Cet univers est défini comme « toujours prés de la réalité et cependant irréel, toujours vrai et qui jamais n’est dessiné dans les détails, un monde toujours faux et qui présente les reflets de la réalité » 201 . D’autre part, le poète cherche essentiellement à élaborer une critique du langage, une subversion de la littérature de l’époque, dans la mesure où la figure de la métaphore trouble, par essence, la vigueur du style, en contribuant à la prédominance du langage sur la vérité.

De ce fait, le poète introduit des rapports inédits, dans le domaine du verbe, entre les mots et les choses, comme le remarque Breton :

‘C’en est fait des limites dans lesquelles les mots pouvaient entrer en rapport avec les mots, les choses avec les choses. Un principe de mutation perpétuelle s’est emparé des objets comme des idées, tendant à leur délivrance totale […]. 202

En effet, Aragon procède par collage, et par associations libres des mots et des images, comme dans ces vers relevés du poème « Je ne sais pas jouer au golf », où le poète accumule un ensemble d’éléments disparates, sans que nous devinons les motifs d’un tel choix, et auxquels il a associé arbitrairement une série de verbes qui leur sont incompatibles. De la sorte, il réinvente le monde des réalités, en modifiant la nature des éléments, puisqu’il anime l’inanimé (les pierres danseraient / les murs voleraient) et rend le figé humain (les tombeaux téteraient / les souliers s’aimeraient) :

‘[…] que le ciel C’est entendu’ ‘Nom de dieu ne tombera pas’ ‘quand bien même les pierres danseraient’ ‘ne tombera pas quand bien même’ ‘les têtes tomberaient’ ‘les tombeaux téteraient’ ‘les têtards chanteraient’ ‘les murs voleraient’ ‘les souliers s’aimeraient’ ‘quand même’ ‘les banquiers dîneraient de briques’ ‘les prisons sauteraient de joie. ’ ‘(Persécuté Persécuteur, p.194) ’

Subséquemment, l’arbitraire des dernières métaphores étudiées sert à dénoncer le pseudo-réalisme des images poétiques traditionnelles, pour mettre en lumière une beauté nouvelle. Celle-ci trouvera son prolongement et son épanouissement dans la technique surréaliste, caractérisée par une image particulière, que Reverdy définit comme « une création pure de l’esprit » qui « ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement des deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique […] parce qu’elle est créée en dehors de toute imitation, de toute évocation, de toute comparaison » 203 . Nous citons :

‘Moi les casse-noisettes au milieu des tremblements de’ ‘terre’ ‘Les bris d’essieu à toute allure’ ‘Les ruptures d’anévrisme au sein de l’imagination.’ ‘(« Lettre au Commissaire », La Grande Gaité, pp.257-258)’

Alors que le poète tente de se définir, nous constatons qu’il procède tout autrement, dans le sens où il recourt à des images métaphoriques obscures, qui rapprochent le thème « moi » à trois phores n’affichant aucun lien logique avec celui-ci, étant donné que cet élément singulier se trouve assimilé à des éléments au pluriel (« les casse-noisettes », « les bris », « les ruptures »). Par ailleurs, au sein même des phores, nous relevons aussi des rapports métaphoriques, mis en place grâce à la détermination, reliant, dans les trois cas, un groupe nominal à un complément circonstanciel qui lui est incompatible, de lieu dans la première (« au milieu des tremblements de terre ») et dans la dernière métaphore (« au sein de l’imagination »), et de manière dans la seconde (« à toute allure »).

Notes
201.

R. PICKERING, Lautréamont-Ducasse, thématique et écriture, éd. Lettres Modernes, Paris 1988, p.118. 

202.

A. BRETON, Préface à l’édition G.L.M., reprise par l’édition Corti, 1963, pp.42-43. Citation p.43.

203.

P. REVERDY, Le livre de mon bord, Mercure de France, Paris 1948, p.254.