La métaphore étendue 

La majorité des figures recensées dans l’œuvre aragonienne est fondée sur une jonction du thème et du phore, alors que les métaphores « in absentia » offrent un modèle de combinaison plus complexe que celui rencontré dans les métaphores « in praesentia », où le thème et le phore sont distinctement indiqués. Toutefois, l’examen démontre que les métaphores du premier type sont gratifiées, dans leur entourage direct, par différentes expressions (figures, tours, éléments morphologiques) dont la portée consiste essentiellement dans l’atténuation de l’étrangeté de la formule, d’autant plus qu’elles participent aussi à l’élargissement des limites de la figure. Cette dernière ne sera plus composée d’un énoncé restreint, cohérent, mais cherchera à fusionner, sans pour autant renoncer à sa spécificité, avec les éléments contextuels. En effet, les métaphores verbales, qui peuvent représenter les cas de figures les moins envisageables, exposent en revanche des expansions considérées comme des «spécifieurs » thématiques ou phoriques.

Il est ainsi dans ces exemples où le poète use, dans le but d’expliciter la métaphore, d’une comparaison qui rend l’accomplissement des actions mentionnées plus ou moins possibles, telle que la danse du soleil personnifié, mise en valeur au moyen d’une image qui relève du rêve :

‘La Seine au soleil d’avril danse’ ‘comme Cécile au premier bal. ’ ‘(« Pour demain », Feu de Joie, p.34)’

Ou cette métaphore qui accorde un trait humain, « triste », à un animal, tout en vérifiant cet adjectif par une autre image comparative, qui sert à concrétiser le sentiment abstrait. Ce dernier renvoie à l’état désolant et déplorable des bijoux perdus et abandonnés au fond de la mer :

‘Sur mon berceau parfois se penchait un lévrier triste comme les bijoux ensevelis dans la mer.’ ‘(« Une fois pour toutes », Le Mouvement perpétuel, p.71)’

Le poète recourt également à des compléments de manière pour élargir la métaphore et pour l’éclaircir, comme suit :

‘Ainsi la tristesse succède à la tristesse et le désir s’envole en secouant ses ailes ’ ‘colorées et douces.’ ‘(« Louis », Le Mouvement Perpétuel, p.73)’

Il emploie également des relatives, dans le but de surpasser l’opacité de certaines images mises en place, tel que dans ce vers :

‘Dentelles noires où bat un sein de glace. ’ ‘(« Mandragore », Persécuté persécuteur, p.228)’

Ou dans cet autre vers où la vision fantastique se retrouve plus ou moins nuancée et compréhensible grâce à la figure de la comparaison :

‘Il y avait des chandeliers’ ‘Qui faisaient des confidences’ ‘aux géants blonds des escaliers. ’ ‘(« Sonnette de l’entracte », Le Mouvement perpétuel, p.86)’

Il résulte ainsi une sorte de va-et-vient entre deux niveaux, dans le but d’enrichir la perspective de lecture. Cet usage de la métaphore concourt à la mise en lumière d’une complexité textuelle, établie par le jeu des références propres et figurées non seulement dans un même texte, mais aussi d’un texte à l’autre, afin d’amoindrir et même d’estomper à peu près le dualisme entre discours « imagé » et discours « non-imagé », et qui seront de la sorte amalgamés grâce à une alliance étroite.

Le rôle du contexte est donc essentiel, comme nous essayerons de le justifier davantage dans la seconde partie de ce travail. Dans cette optique, les épithètes et les comparaisons assurent, par rapport aux métaphores verbales, une fonction significative. Leur emploi est celui d’un amplificateur phorique, comme nous l’avons déjà signalé. Le pivot verbal de la métaphore n’est pas l’unique terme à porter ou garantir le phore, puisque ce dernier semble repris et énoncé par des éléments plus ou moins proches. L’étude des tournures où tp et tm ne se rencontrent pas dans la même catégorie du discours rend possible la généralisation des conclusions tirées de l’analyse des métaphores verbales. Ainsi, dans le cas des métaphores adjectivales, le phore peut être amplifié en l’insérant dans un syntagme prépositionnel, ou par un tour verbal, comme dans ces deux exemples :

Les feuillages viennent cacher tout ce qui s’agite […] dans les plis profonds et poussiéreux de mon cerveau.

(« L’épingle stérilisée », Ecritures automatiques, p.146)

Démon des suppositions, fièvre de fantasmagorie passe dans tes cheveux d’étoupe tes doigts sulfureux et nacrés […].

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.113)

Quant aux métaphores à pivot nominal, elles exhibent, au niveau de la co-présence du thème et du phore, dans l’énoncé, des spécificités vérifiant l’importance de l’enchevêtrement de ces deux termes fondamentaux dans la production de toute métaphore. En effet, des éléments qui font partie du système de référence endophorique (référence intratextuelle) apparaissent aussitôt, dans le but de contribuer au rapprochement entre le thème et le phore. Il est ainsi dans ces vers :

D’innombrables sauterelles sortent de ma bouche et se répandent sur les céréales. Mes paroles de coton poudre, je les enflamme dans les oreilles des hommes sans méfiance.

(« Louis », Le mouvement perpétuel, p.73)

L’adjectif possessif masculin « mes » à valeur anaphorique constitue le lien entre le N1 thématique, « paroles », mis en valeur par une inversion expressive de l’ordre habituel, et le N2 phorique, « innombrables sauterelles ». Cet élément réalise l’annexion entre un thème non immédiatement antérieur et le phore. Dans cette optique, les indices endophoriques jouent un rôle prépondérant, ne serait-ce que parce qu’ils garantissent la cohésion du texte.

Il est fréquent de rencontrer, dans le texte aragonien, une évolution métaphorique du type : Thème a / Phore b - Phore c – Phore d…Une telle forme d’écriture justifie le choix de l’apposition comme cadre privilégié de la métaphore dans cette poésie. Comme nous le remarquons dans ces vers où le seul thème « cœur » se trouve spécifié par une série de phores, rapportant chaque fois une nouvelle précision qui sert à le rapprocher des imaginations :

Tu prends ton cœur pour un instrument de musique

Délicat corps du délit

Poids mort.

(« Poésie », Le Mouvement perpétuel, p.76)

Dans la plupart des cas, le thème et le phore se remarquent à la surface du texte, reliés par une successivité plus ou moins immédiate. Cet amalgame de ces deux entités, en tant que caractéristique propre de la métaphore peut, selon Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca « se marquer de diverses façons, par une simple détermination […], au moyen d’un adjectif […], d’un verbe […], d’un possessif », et « parfois même nous aurons une identification » 205 . Par conséquent, il devient possible de regrouper les métaphores « in-absentia » et « in praesentia » de la tradition sous une même catégorie, celle de l’analogie étroite qui découle de cette fusion thème / phore. Une telle définition semble correspondre à la métaphore aragonienne, dans la mesure où le rapport entre le thème et le phore est souvent sauvegardé de façon nette dans le texte, même si l’analogie n’est pas constamment condensée ou réduite. Nous citons à titre d’exemple :

Dans ce calme et cette inquiétude alternés qui formaient alors tout mon ciel, je pensais, comme d’autres du sommeil, que les religions sont des crises de la personnalité, les mythes des rêves véritables. J’avais lu dans un gros livre allemand l’histoire de ces songeries, de ces séduisantes erreurs.

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.140)

Nous constatons que l’auteur réalise une union distincte et précise entre les deux composants de la métaphore, en ayant recours à plusieurs modalités. Il établit d’abord un lien figuré entre le thème « religions » et le phore « des crises de personnalité », grâce au verbe « être » qui met en place une identification totale, étant donné que le « je » considère les cultes comme une sorte d’aliénation, qui anéantit la volonté humaine et s’oppose à la raison. Ensuite, il rapproche étroitement « les mythes », au moyen de l’apposition, à « des rêves véritables », puisque les légendes fabuleuses sont le produit d’une imagination inventive, d’autant plus qu’elles surgissent d’un univers onirique. Et enfin, il réunit implicitement les deux thèmes précédents, pour les désigner, par deux métaphores in absentia introduites par deux adjectifs démonstratifs, telles des « songeries » et des « séduisantes erreurs ». Par ailleurs, nous notons que ces derniers éléments, exposés dans « un gros livres allemand », s’opposent aux deux phores proposés par l’auteur, et s’il les a affichés, ce n’est que pour mettre en valeur son point de vue.

Le poète exploite, d’autre part, un va-et-vient continuel et productif entre les deux niveaux (thème et phore), de même qu’une forme de « tissage » du phore qui permettrait au lecteur d’induire que toute métaphore « simple » chez Aragon est capable de progresser en une figure étendue. Dans cette optique, nous examinerons cet extrait du « Sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », où une métaphore primaire se trouve aussitôt développée :

Si je parcours les campagnes, je ne vois que des oratoires déserts, des calvaires renversés. Le cheminement humain a délaissé ces stations qui exigeaient un tout autre train que celui qu’il mène. Ces vierges, les plis de leur robe supposaient unprocès de la réflexion point compatible avec le principe d’accélération qui gouverne aujourd’hui le passage.

(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.144)

Lors de ce second volet du Paysan de Paris, le « je » se livre principalement à une réflexion singulière, dont le sujet et le cadre ne sont autre que le parc des Buttes-Chaumont revisité par les trois amis. Et pour mettre en valeur cet endroit particulier, étant à la fois aux limites du naturel et de l’humain, Aragon procède implicitement par comparaison entre « le parc », le « passage » et « les campagnes », en faveur des premiers. Le point de départ est une métaphore in praesentia, dans une structure restrictive, identifiant le paysage rural, d’abord, à des « oratoires déserts », parce qu’ils ont été abandonnés par leurs visiteurs, et même par leurs occupants. Ce sens du vide est accentué par le contraste des deux termes, où un lieu de prière, et, par conséquent, de parole, se trouve délaissé par ses fidèles. Les « campagnes » se transforment en « calvaires renversés », car ils sont dépassés et ne suscitent plus l’intérêt. Nous remarquons ici que les deux thèmes réfèrent à un registre religieux, afin de montrer que l’ancien culte voué à la nature est annulé au profit d’une nouvelle religion, celle du moderne. Par ailleurs, l’auteur ne se limite pas à cette première image, mais il associe au thème initial, « campagnes », d’autres phores qui s’inscrivent dans le cadre d’une période révolue. Ils sont ainsi des « stations », en ce qu’ils supposent une idée du ralentissement et de l’arrêt incompatible aussi bien avec les exigences du temps moderne, qu’avec l’évolution de l’esprit humain. Dans cette optique du mouvement (cheminement, train, accélération, passage), « les campagnes » se métamorphosent en « vierges », pour référer à la fois à l’admiration religieuse dévolue, puis à l’abandon, mais encore à l’existence inerte, vécue dans les anciens lieux naturels.

Notes
205.

Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation, Tome Second, Paris, PUF 1958, pp.538-539.