Les séries métaphoriques

Le fonctionnement des métaphores peut être repéré sous une forme autant considérable que les autres, à savoir leur organisation sérielle. Ces séries progressent selon deux principes : en premier lieu, elles développent une cohérence interne qui correspond au principe paradigmatique ; en second lieu, elles établissent des rapports diversifiés avec le contexte non-métaphorique, selon un principe syntagmatique. 206 A ce niveau, le terme « paradigme » désigne une série de métaphores in praesentia qui appartiennent à la même isotopie. Ce procédé exerce également sur la métaphore isolée une influence particulière qu’on appelle contrainte paradigmatique, et qui établit, dans certains cas, la disparition définitive d’une métaphore morte ou, dans d’autres cas, à sa réanimation. En outre, cette contrainte accorde une valeur métaphorique à des termes qui ne le sont pas auparavant, dans la mesure où le sens d’une métaphore dépend de ses rapports avec les autres membres du paradigme dont elle fait partie. Il est ainsi dans le poème « Le ciel brûle » où toutes les métaphores sont rattachées, s’éclaircissant les unes par les autres, jusqu’à ce que la formule finale, « Bain de révélateur », récapitule l’image globale, dans la mesure où il est question d’une tentative mystique, permettant à ce « nous » de découvrir sa réalité cachée, comme lors d’une confession religieuse, d’où le cadre « sacré »:

‘Au bord d’un bénitier de bore ardent’ ‘Sur la margelle des baisers’ ‘Sous les grands rideaux blancs ornés de cruauté’ ‘Nous perdons lentement nos visages de plâtre’ ‘Bain de révélateur.’ ‘(Les Destinées de la poésie, p.100)’

Néanmoins, nous constatons que tous les constituants de ce lieu de culte subissent certaines modifications, grâce à des métaphores reliant des termes incompatibles. En effet, l’adjectif « ardent » attribué au « bénitier de bore » fait basculer le sens premier vers un autre figuré, fondé sur une association d’éléments opposés, puisqu’une vasque d’eau bénite ne peut être faite d’un métal brûlant, de même que la « margelle » ne peut être constituée de « baisers », d’autant plus que le premier élément est concret, alors que le second est abstrait. De plus, l’emploi du terme « cruauté » conteste l’innocence suggérée par l’adjectif qualificatif « blancs ». Quant à la dernière métaphore déterminative, elle repose sur ce même principe de contraste entre le thème et le phore, « visages » et « plâtre », référant à l’humain et au matériel.

D’un autre côté, le sens métaphorique n’est pas fourni par une seule figure, mais développé tout au long de la série, à condition que tous les termes soient présents et analysés et que leur sens soit explicité, pour que celui de l’ensemble soit saisi. En effet, la signification de départ, spécifique et particulière, s’élargit grâce à un mouvement de généralisation et d’extension qui est à la base des figures qui constituent la série métaphorique 207 . D’où, la nécessité de recourir à un contexte plus étendu, parce qu’il permet d’accorder un caractère achevé à la série métaphorique, mais encore de préciser la nature des relations qui existent entre les figures de la série : s’agit-il d’une série métaphorique ou d’un axe sémantique ? 208 . De ce point de vue, nous proposons d’interpréter cet extrait du poème intitulé « Réponse aux flaireurs de bidet », dans lequel l’ensemble des métaphores reprennent et développent à la fois un même thème :

‘Dandinement des seins les gorges’ ‘Changent chantent sous les baisers’ ‘Collines caressées d’aurore’ ‘Fauves bécanes du plaisir’ ‘Or les mamelles les mamelles bondissantes’ ‘Président aux métamorphoses du mobilier. ’ ‘(« Réponse aux flaireurs de bidet », La Grande Gaité, p.251)’

Dans cette partie, le poète a choisi de décrire un être féminin d’une manière érotique, conformément à ce qu’il a entrepris tout au long du texte. Mais, s’il emploie, dans un premier temps, le mot « seins », il le remplace aussitôt par un autre mot dont le sens est plus soutenu, « les gorges ». A celles-ci, il a attribué, d’un côté, un verbe de mouvement « changent » qui renvoie au « dandinement des seins », et prépare les « métamorphoses » finales. D’un autre côté, il les dote d’un trait humain, et précisément d’une voix, car elles « chantent », par référence aux murmures émis au moment des étreintes amoureuses. En outre, nous relevons deux métaphores appositives, dont le thème est « gorges », et qui permettent de célébrer davantage cet attribut féminin. Elles sont d’abord représentées telles des « collines caressées d’aurore », en raison de leur forme parfaitement arrondies, et aussi à cause de leur couleur lumineuse et rosée. Les « gorges » sont aussi identifiées à des « fauves bécanes du plaisir », d’abord parce qu’elles sont une paire qui symbolise la force et le délice de la sensualité. Dans les deux derniers vers, le poète focalise son regard sur un point précis du sein féminin, les « mamelles » qui tressaillent sous l’effet de l’émotion éprouvée. Toutefois, nous ne réussissons pas à deviner le rapport établi entre celles-ci et les « métamorphoses du mobilier », à l’excepté d’une coïncidence entre une sensation intérieure et le regard jeté sur le cadre extérieur.

Quoique cette catégorie en chaîne de la figure ait la même structure que la métaphore filée, elle est spécifiée par le fait que la métaphore primaire n’est pas fournie dès le début de la séquence. Au contraire, elle apparaît en dernier lieu pour représenter le maillon final de la chaîne, tel que dans cet extrait :

‘Or il est un royaume noir, et que les yeux de l’homme évitent, parce que ce paysage ne les flatte point. Cette ombre, de laquelle il prétend se passer pour décrire la lumière, c’est l’erreur avec ses caractères inconnus […].’ ‘(« Préface à une mythologie moderne », Le paysan de Paris, p.11)’

Introduite par le présentatif « c’est », la métaphore primaire est clairement placée à la fin de la séquence et récapitule les deux figures qui la précèdent. Par cet effet de retardement, l’auteur met en valeur le thème choisi, « l’erreur », en énumérant ses spécificités avant de déclarer de quoi il s’agit. Par ailleurs, nous percevons que l’auteur insiste sur l’idée d’obscurité que les deux phores formulent, puisque l’« erreur » est identifiée, d’une part, à « un royaume noir », rejetée par les hommes, aussi incompréhensible que l’inconnu, et d’autre part, elle est identifiée à une «ombre », paradoxalement employée pour rendre compte de son opposé, la « lumière ». En effet, l’image finale, en représentant spécialement « l’erreur avec ses caractères inconnus », est une synthèse des images qui l’annoncent.

De surcroît, cette métaphore particulière peut être interrompue et même reprise, dans certains cas, par une métaphore qui n’affiche aucun lien syntaxique avec elle 209 , au point que nous pouvons attester que la juxtaposition des figures et le développement métaphorique en chaîne est un procédé constant dans l’écriture poétique d’Aragon. Dans cette perspective, les métaphores peuvent être introduites, dans une séquence textuelle, par un ensemble d’outils syntaxiques.

En premier lieu, une série peut être réalisée grâce à la juxtaposition de métaphores en apposition, tel que dans cet extrait :

‘Le blond échappe à ce qui définit, par une sorte de chemin capricieux où je rencontre les fleurs et les coquillages. C’est une espèce de reflet de la femme sur les pierres, une ombre paradoxale des caresses dans l’air, un souffle de défaite de la raison. ’ ‘(« Le passage de l’Opéra », Le Paysan de Paris, p.52)’

Aragon a choisi, comme thème pour sa suite de métaphores, « le blond », auquel il a associé trois thèmes différents qui n’affichent aucun rapport aussi bien syntaxique que sémantique. Ils sont simplement juxtaposés, séparés, pour être distingués l’un de l’autre, par une simple virgule. En effet, cet hymne à la couleur dorée est relié, d’une part, à la femme, puisqu’il s’agit d’une « espèce » de son « reflet sur les pierres », dans le sens où l’auteur s’aperçoit que la nature ne peut être qu’une représentation de la créature féminine, dont l’empreinte se trouve partout où il s’aventure. D’autre part, ce chant est en rapport avec l’amour, suggéré par les « caresses ». Et même si nous ne sommes pas parvenus à rétablir le point commun qui associe les termes constituant ce phore, nous prenons en considération leur caractère aérien et immatériel. Cette couleur fusionne également avec les sensations, en ce sens que le « blond », extrêmement fascinant, s’oppose à l’exercice de la « raison », parce qu’il charme ses admirateurs.

En second lieu, nous relevons une chaîne métaphorique introduite par « comme si ». Nous citons alors :

‘Nous ne nous faisons aucune idée ’ ‘De ce qu’était l’hiver’ ‘Réalité des saisons Les sévices de la mauvaise époque’ ‘Etaient tels qu’on se couvrait différemment pendant’ ‘Plusieurs mois de l’année puis tout’ ‘Se passait comme si ’ ‘Les fourrures les flanelles tombaient avec les jours’ ‘L’été les gens allaient nus à la façon des boxeurs. ’ ‘(« Futur antérieur », La Grande Gaité, p.279)’

La conjonction de subordination « comme si » permet d’établir une correspondance entre ce qui la précède et ce qui la suit, et plus précisément entre un état hivernal, pendant lequel « on se couvrait », et un autre estival, où « les gens allaient nus à la façon des boxeurs ». Ce même outil grammatical annonce une métaphore verbale qui établit un rapport figuré entre deux substantifs sujet (les « fourrures » et les « flanelles ») et un verbe (« tombaient ») qui leur est incompatible dans une perspective littérale, d’autant plus qu’il est rattaché à un complément circonstanciel de temps, « avec les jours », les identifiant implicitement à des feuilles mortes. Celles qui annoncent la fin d’une saison et le recommencement d’une autre, comme ces tissus par lesquels les hommes se protègent du froid hivernal, et qu’ils abandonnent durant la saison chaude.

En troisième lieu, la conjonction « comme » 210 introduit une série métaphorique, surtout lors des « blond comme », introduisant des éléments qui n’affichent pourtant aucun lien avec la couleur d’or, mais par lesquels Aragon rend hommage à Lautréamont:

‘Et brusquement, pour la première fois de ma vie, j’étais saisi de cette idée que les hommes n’ont trouvé qu’un terme de comparaison à ce qui est blond : comme les blés, et l’on a cru tout dire. Les blés, malheureux, mais n’avez-vous jamais regardé les fougères ? J’ai mordu tout un an des cheveux de fougère. J’ai connu des cheveux de résine, des cheveux de topaze, des cheveux d’hystérie. Blond comme l’hystérie, blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser. Sur la palette des blondeurs, je mettrai l’élégance des automobiles, l’odeur des sainfouins, le silence des matinées, la perplexité de l’attente, les ravages des frôlements, qu’il est blond le bruit de la pluie, qu’il est blond le chant des miroirs !’ ‘(« Le passage de l’Opéra », Le Paysan de Paris, p.51)’

Toutefois, selon M. Morton, « les séries s’éloignent souvent de leur sujet de départ, et même quand les images se rattachent à un concept général, elles en traitent des aspects différents au lieu de découler l’une de l’autre » 211 . En effet, au moyen d’un ensemble d’images, le poète décrit une machine particulière, en mettant l’accent sur certaines de ses particularités :

‘Il se perfectionne une machine à te faire pleurer’ ‘une machine auprès de laquelle les tenailles sont des’ ‘danseuses’ ‘la guillotine une coupe de champagne’ ‘auprès de laquelle enfanter est jouir.’ ‘(« Le Progrès », Persécuté Persécuteur, p.206)’

Alors que la première tâche allouée à cet outil de torture est de « te faire pleurer », le poète, au lieu de développer davantage son aspect et son rôle, énumère d’une manière imagée, la supériorité qu’elle affiche par rapport à un ensemble d’autres éléments. Ils ont en commun le fait d’être également des instruments de supplice, mais sur lesquels « cette machine » exerce un effet considérable, jusqu’à les modifier. Ainsi, par une métaphore avec être, « les tenailles » sont représentées telles des « danseuses », et qui a priori ne représentent aucun danger, aussi inoffensives que ces artistes procurant du plaisir aux spectateurs. En outre, par une autre figure métaphorique appositive, la « guillotine » se métamorphose en « une coupe de champagne », et perd de la sorte tout rapport avec le danger et la menace de la mort. Et enfin, le poète établit une analogie entre deux verbes habituellement opposés, « enfanter » référant aux douleurs atroces de la procréation, et « jouir » en rapport avec le plaisir. Et quoique, les métaphores s’éloignent de leur sujet initial, elles prolongent la description de cette « machine », sous d’autres angles, en comparaison avec d’autres pratiques, dans le but de souligner son atrocité.

Notes
206.

M. VAN BUUREN, « Les Rougon-Macquart » d’Emile Zola : de la métaphore au mythe, Paris, Librairie José Corti 1986, p22.

207.

K. GAHA, Métaphore et métonymie dans Le Polygone étoilé, Publications de l’Université de Tunis, p.280.

208.

Ibidem., p.278.

209.

K. GAHA, Métaphore et métonymie dans le Polygone étoilé, Publications de l’Université de Tunis 1979, p.44.

210.

Ibidem., p.66.

211.

M. CELLER, Giraudoux et la métaphore, Paris, The Hague 1974, p.66.