La métaphore filée : de la théorie à la pratique 

La métaphore filée est une notion si importante, dans la mesure où elle est prise en compte comme « l’une des manifestations les plus nettes de la capacité énonciative de l’expression métaphorique, qui fait passer sa réalisation, du mot au texte » 212 , mais encore parce qu’elle se conforme à un « principe fondamental pour la rhétorique » qui soutient que « toute métaphore tend toujours à devenir une métaphore filée ». Dans cette optique, nous avons jugé qu’il est indispensable detraiter ce type de métaphore, en faisant essentiellement référence à l’article de Michael Riffaterre, intitulé « La métaphore filée dans la poésie surréaliste ». Le point de départ sera donc la définition qu’il propose et à laquelle la plupart des stylisticiens renvoient souvent. Cette définition se formule selon deux critères : l’un syntaxique, tandis que l’autre est sémantique. Ainsi, la métaphore filée est une « série de métaphores reliées les unes aux autres par la syntaxe _ elles font partie de la même phrase ou d’une même structure narrative ou descriptive _ et par le sens : chacune exprime un aspect particulier d’un tout, chose ou concept, que représente la première métaphore de la série » 213 . Elle constitue également « un code spécial, puisque les images qui la composent n’ont de sens, individuellement comme en groupe, qu’en fonction de la première d’entre elles » 214 .

Par ailleurs, nous indiquons que cet auteur a eu recours aux termes « teneur » et « véhicule », déjà employés, depuis les années trente, par I. A. Richards, en ce sens que le premier terme désigne « l’idée sous-jacente », alors que le second indique « l’idée sous le signe de laquelle la première est appréhendée » 215 .

Du point de vue sémantique, la totalité des stylisticiens se sont mis d’accord sur l’unité du sens qui caractérise toutes les parties d’une métaphore filée, quoique avec quelques réticences concernant le fait que la première métaphore de la série représente à la fois la métaphore-synthèse, la métaphore primaire et la matrice. Ce qui a conduit Albert Henry à fournir cette autre définition qui ne reprend qu’un seul point de celle de Riffaterre :

‘La métaphore filée est, dans un développement conceptuel unitaire, une série de métaphores qui exploite, en nombre plus au moins élevé, des éléments d’un même champ sémique. 216

Toutefois, l’unité syntaxique proposée par Riffaterre demeure un critère plus difficile à formuler et une donnée linguistique incertaine de la métaphore filée, sauf dans le cas où nous nous conformons à la suggestion de cet auteur, celle d’étendre le sens de la syntaxe aux structures narratives et descriptives. Dans cette perspective, nous proposons également la définition que Jean Jacques Robrieux formule :

‘une métaphore filée (ou continuée) [est] une métaphore qui s’étend à un ensemble plus ou moins long, d’une ou plusieurs phrases en utilisant plusieurs signifiants reliés en un réseau sémantiquement cohérent. 217

De mêmeque celle de Marcel Cressot :

‘une métaphore […] dite ‘’filée’’ […] se poursuit à travers plusieurs mots, parfois plusieurs phrases, qui reprenant le noyau sémique commun au signifié 1 et au signifié 2, la prolongent. 218

Néanmoins, Ph. Dubois, tout en reprenant certains éléments, met en place « une nouvelle définition de la métaphore filée, plus analytique et plus formalisée que celle de Riffaterre » 219 . La figure est alors formée par« une métaphore M dite ‘’métaphore primaire’’ », à laquelle sont rattachées « deux isotopies ». Ces dernières donnent lieu à « deux systèmes associatifs », se développant conjointement, « composés de ‘’métaphores dérivées’’ (M’, M’’, M’’’…) » que la métaphore primaire produit. Par conséquent, cette conception de la métaphore semble particulière (toujours selon l’auteur), parce qu’elle met en valeur, d’un côté, la notion de « bi-isotopie », caractéristique du fonctionnement métaphorique (dans le sens où toute métaphore est capable de produire une isotopie), et qui se substitue à celles « de ‘plan de la teneur’ et de ‘plan du véhicule’ ». De ce point de vue, il accorde à la métaphore filée « un fondement sémantique beaucoup plus profond », transformée de la sorte en un « mécanisme à fonctionnement transphrastique ». D’un autre côté, cette même conception permet de ne plus considérer cette figure comme « un cas particulier de la métaphore simple, mais la donne comme un aboutissement vers lequel tendrait toute métaphore mise en contexte » 220 . Dans cette perspective, nous prendrons en considération cet extrait du poème « Progrès », dans lequel nous avons discerné une métaphore filée :

‘Splendeurs vous maquillez inutilement cette existence’ ‘épouvantable’ ‘j’entends à l’ombre des étoiles le cri du mal des dents’ ‘j’entends à la faveur du sommeil les hurlements de ’ ‘l’amour martyr’ ‘j’entends par les soupiraux des visages sortir les hoquets’ ‘de la faim’ ‘j’entends sous les feuillages de la richesse gémir le’ ‘sommier crevé de la prostitution.’ ‘(Persécuté Persécuteur, p.205) ’

Nous nous apercevons que le poète expose, dans le premier vers, une métaphore primaire, dans la mesure où elle semble résumer tout ce qu’il décrit dans la suite du poème. En effet, le rapport figuré est installé entre un sujet, les « splendeurs », à lesquelles le « je » s’adresse directement (et qu’il transforme aussitôt en un interlocuteur présent et concret), et le verbe « maquiller » qui leur accorde un trait humain animé. De plus, nous relevons une opposition entre ces « splendeurs », suggérant la beauté et la somptuosité, et « cette existence épouvantable » qu’elles tentent vainement de dissimuler. En outre, cette contradiction entre un dehors luxueux et splendide et une réalité sordide sera explicitée grâce à un ensemble de métaphores dérivées, introduites par le verbe « j’entends », qui fait du poète le témoin attentif des douleurs humaines, même si elles sont camouflées derrière des ornements factices. Cette série d’images repose donc sur une association entre, d’une part, les manifestations de « cette existence épouvantable », exposées au moyen d’expressions vocales (« cri », « hurlements », « hoquets » et gémissements), qui disent les souffrances endurées par les humains, et plus généralement les maux et les fléaux qui s’abattent sur la société moderne (« mal des dents », « l’amour martyr », « la faim » et « la prostitution »), et d’autre part, les « splendeurs » qui les dissimulent, indiquées par des compléments circonstanciels de lieu, basés essentiellement sur l’idée du caché (« à l’ombre », « à la faveur du sommeil », « par les soupiraux » et « derrière les feuillages »).

Nous proposons au même titre d’analyser une métaphore que nous avons supposée comme filée, extraite du poème d’Aragon intitulé « Couplet de l’amant d’opéra » :

‘L’amour tendre literie’ ‘dont mon cœur est l’édredon’ ‘trouble’ ‘Si mollement mes membres’ ‘Légèrement mes lèvres’ ‘obliquement mes yeux’ ‘pour de faux ciels’ ‘que la chair et le linge ’ ‘ont une même odeur’ ‘pour mon ardeur.’ ‘(Feu de joie, p.41)’

Ce poème constitue un tout indivisible, syntaxiquement comme sémantiquement, au point que l’ensemble des images le constituant ne peuvent être traitées séparément. En conséquence, la première des métaphores (par apposition) semble donner du sens et justifier celles qui la suivent. Elle établit, en premier lieu, une équivalence entre une substance abstraite (amour) et une autre concrète (literie), conformément à une tendance constante vers la concrétisation qui caractérise la poésie aragonienne. Afin de vérifier cette association, nous proposons certains sèmes communs aux deux éléments, comme la douceur au toucher et la tendresse, d’où le recours à la forme adjectivale (tendre), qui indique aussi bien le repos procuré grâce à ce sentiment que celui qu’on savoure dans un lit. La deuxième métaphore de la série est étroitement liée à la première, permettant un passage du général (le sentiment d’amour) au particulier (cœur comme « siège » des sentiments). Il est de même concernant « literie » dont l’un des constituants est « l’édredon ». Par la suite, une troisième figure, de type verbal, est mise en place par l’attribution du verbe « troubler » au premier élément, «literie », duquel tout découle. Toutefois, nous discernons une opposition entre les deux termes, puisque la tendresse de l’amour se trouve rectifiée et remise en cause par le verbe qui lui est accordé. De ce fait, à la différence de la métaphore dérivée précédente qui appuie la figure primaire, celle-ci en modifie le cours. Et pourtant, ce changement au niveau du sens est aussitôt atténué par un ensemble d’adverbes (mollement, légèrement, obliquement), pour dire l’émotion éprouvée par amour, manifestée dans le mouvement des « membres », le pincement des « lèvres » et l’expression « des yeux ». Avec ce dernier élément, le sens bascule encore une fois, car le trouble est orienté vers « de faux ciels », et, par conséquent, vers des espoirs promis par l’amour, mais qui s’avèrent factices et trompeurs. Quant aux derniers vers, ils exposent un vœu du « je » qui aspire à une association entre la « chair » et le « linge », en raison d’un point commun, à savoir « l’odeur », permettant de relier au même moment son corps et la « literie », et donc son « cœur » et « l’amour ». En somme, le poème peut être considéré comme une métaphore filée dont la première figure donne naissance aux autres et qui servent essentiellement de prolongement au premier phore, « literie ».

Tout compte fait, nous pouvons dire que la métaphore filée est constituée d’une chaîne de figures liées sémantiquement, et dont le noyau ou la métaphore primaire véhicule le premier sens qui sera développé dans la suite de la série. Par conséquent, le sens métaphorique n’est pas fourni par une seule figure, mais par l’ensemble des procédés métaphoriques en liaison. Donc, la détermination du sens de la chaîne nécessite la co-présence de tous les termes métaphoriques qui en ont font partie, et qui doivent être analysés dans le but d’expliciter leurs sens respectifs, et par la suite, reconstituer celui de la totalité de la métaphore filée, à laquelle ils servent de prolongation. En outre, la métaphore filée dégage un seul signifié et se présente tel un procédé d’amplification de la signification synthétique, dans lequel la première occurrence de la figure est considérée comme le principe explicatif du code particulier mis en place par la métaphore filée. Nous suggérons d’examiner ce poème, « Isabelle » :

‘J’aime une herbe blanche ou plutôt’ ‘Une hermine aux pieds du silence’ ‘C’est le soleil qui se balance’ ‘Et c’est Isabelle au manteau ’ ‘Couleur de lait et d’insolence. ’ ‘(Le Mouvement perpétuel, p.68)’

Comme l’exemple précédent, le poème est dans sa totalité une métaphore filée, quoique le thème principal, « Isabelle », apparaisse avec retardement. Dans cette perspective, la série des figures a pour finalité de préparer la réception de la métaphore primaire, en s’articulant sur un signifié unique, la blancheur, mais qui paraissent, en premier lieu, énigmatiques et n’acquièrent une signification claire que vers la fin du poème. Elles disent essentiellement l’éclat et l’innocence, en rapport avec le blanc, de l’être féminin désigné par le nom propre. De ce fait, « Isabelle » est d’abord identifiée à « une herbe », puisque légère et aérienne, mais toujours « blanche », et, par conséquent, fantastique et singulière. Néanmoins, cette identification se retrouve aussitôt modifiée, et du règne végétal, nous basculons vers le règne animal, de manière qu’« Isabelle » se métamorphose en une « une hermine », dans la mesure où le pelage de ce mammifère est blanc en hiver, mais encore parce qu’il est doté de « pieds », et donc devenu à son tour humain. Nous soulignons, d’un autre côté, une figure déterminative, « pieds du silence », imbriquée dans la première, « une hermine aux pieds du silence », et qui justifie la légèreté du mouvement, ainsi que la délicatesse de la présence. Cette qualité est également suggérée par l’autre métaphore, introduite par le présentatif « c’est », grâce à laquelle la femme aimée est assimilée à un « soleil », car lumineuse, et surtout coquette, du moment qu’elle « se balance ». Pour clore ce poème, Aragon recourt à une dernière figure métaphorique qui semble indéchiffrable, vu qu’elle associe le concret et l’abstrait dans un même syntagme, « couleur d’insolence », et nous nous demandons si ce dernier élément évoque le blanc, étant donné qu’il est insaisissable. Au surplus, cet exemple représente une image développée sous la forme d’un tableau, dans la mesure où « une métaphore […] longuement filée […] en autonomisant le ça, lui apporte une épaisseur concrète qui lui donne la force d’un tableau […] » 221 .

Au niveau sémantique, Riffaterre attribue plus d’importance aux véhicules (sens figuré) manifestés grâce à la réitération, dans le but de recomposer la teneur. Or, constituer les éléments implicites d’une métaphore filée à partir des éléments présents indique qu’il existe un système de prévisibilités indissociable au fonctionnement interne de la métaphore filée. En d’autres termes, il est possible que les unités composant la métaphore ne soient pas présentes dans leur totalité, à la surface du discours, sans pour autant influer négativement sur la valeur de la figure. Dès lors, on aura des « unités manifestées » qui coexistent avec d’autres « implicites » à l’intérieur d’un système de « prévisibilités », fondé sur le principe de « réitération des relations rhétoriques » 222 , permettant de reproduire le réseau des rapports reliant l’ensemble des constituants de la métaphore filée et de rétablir ses unités manquantes, ainsi quel’« élément non manifesté […] à partir des autres ».

En effet, la prévisibilité est considérée telle une autre particularité fondamentale du fonctionnement de la figure « continuée », puisqu’il est question d’un « processus d’engendrement d’unités non manifestées » et un « processus d’autogénération » qui attribue à la métaphore « une richesse analogique potentielle des plus élevées ». Et c’est par quoi, Dubois justifie « la prédilection constante dont elle a été l’objet de la part des surréalistes, tous voués au culte de l’universelle analogie » et qui réussissent à réaliser la cohérence de la métaphore filée, indépendamment du « nombre de métaphores particulières manifestées à la surface du discours ». Cette image spéciale affiche une cohésion particulièrement « liée à la structure profonde du trope, à sa tendance potentielle à l’expansion » 223 . Dans cette optique, nous citons :

‘Charmante substituée, tu es le résumé d’un mode merveilleux, du monde naturel, et c’est toi qui renais quand je ferme les yeux. Tu es le mur et sa trouée. Tu es l’horizon et la présence. L’échelle et les barreaux de fer. L’éclipse totale. La lumière. Le miracle : et pouvez-vous penser à ce qui n’est pas le miracle, quand le miracle est là dans sa robe nocturne ?’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.207)’

Nous remarquons, en effet, que le thème, point de départ de cette métaphore filée, n’est en aucun cas mentionné explicitement, et même s’il est largement développé grâce à une série considérable de phores, l’auteur se suffit à le désigner par le pronom personnel « tu », pouvant coïncider avec tout sujet. Toutefois, si nous considérons attentivement ces phores, nous percevons que l’être mis en lumière représente le tout, parce qu’il remplace, d’un côté, la nature, en tant que « résumé d’un monde merveilleux », et évoque, d’un autre côté, un élément et son opposé, tels que « le mur et sa trouée » ou « l’éclipse totale » et « la lumière », mais aussi le constitué, « l’échelle », et le constituant, « les barreaux de fer ». Du reste, la première désignation, « charmante substituée » par laquelle l’auteur s’adresse directement à cet être mystérieux, aussi bien que l’attribut final, « sa robe nocturne », laissent suggérer qu’il est question d’une image fantastique d’une femme sans pareil, célébrée majestueusement jusqu’à atteindre l’échelle universelle.

Notes
212.

E. BORDAS, Les chemins de la métaphore, Paris, PUF 2003, p.24.

213.

M. RIFFATERRE, « La métaphore filée dans la poésie surréaliste », Le production du texte, Paris, Seuil 1979, p.218.

214.

Ibidem., p.217.

215.

P. RICŒUR, La Métaphore vive, Paris, Seuil 1975, p.105.

216.

A. HENRY, Métaphore et métonymie, Bruxelles, éd. Académie royale de Belgique 1983, p.122.

217.

J.-J. ROBRIEUX, Les figures de style et de rhétorique, Paris, Topos 1998, p25.

218.

M. CRESSOT, Le style et ses techniques, Paris, PUF 1969, p.64.

219.

Ph. DUBOIS, « La métaphore filée et le fonctionnement du texte », Le Français Moderne, T.43, n°3, juillet1975, éd. d’Artrey, Paris, p.209.

220.

Ibidem., pp.207-208.

221.

C. FROMILHAGUE, les figures de style, Paris, Nathan 1995, p.73.

222.

Ph. DUBOIS, « La métaphore filée et le fonctionnement du texte », in Le Français Moderne, T.43, n°3, juillet1975, éd. d’Artrey, Paris, p. 211.

223.

Ibidem., p.212