La métaphore filée / La métaphore filée surréaliste 

Dans son article, Riffaterre a cherché à spécifier la métaphore filée surréaliste par le biais d’une sorte de comparaison entre celle-ci et une conception générale de la figure : il a relevé, à cet effet, « les composantes de la métaphore filée », dans le but d’accorder à « chacune […] une définition générale », et dégager ensuite « les caractéristiques propres à la variété surréaliste ». Il présente, d’abord, la métaphore filée d’un point de vue sémantique, comme formée d’une « métaphore primaire » qui installe un rapport de sens entre un comparé et un comparant, dans l’intention de placer un réseau de sens autour duquel vont se rassembler une série de « métaphores dérivées » qui font partie de ce même réseau. Il est possible de considérer la métaphore primaire en tant que point d’appui favorisant le déchiffrage du code spécial établi par la métaphore filée. Or, pour que cette métaphore primaire soit facilement compréhensible, elle doit être « acceptable ». Aussi indispensable pour apprécier une métaphore,la notion d’acceptabilité est également un premier critère qui sert à différencier la métaphore « habituelle » et celle surréaliste, dans le sens où une métaphore doit être « compréhensible, ou familière au lecteur[…] elle ‘’ressemble’’ à la réalité, […] vérifiable par une comparaison des mots aux choses _c’est une manifestation de la fonction référentielle du langage» et « elle pose une équation sémantique T = V […] laquelle servira de modèle aux métaphores suivantes et permettra au lecteur de les décoder correctement ». Nous citons à titre d’exemple :

‘Tu prends ton cœur pour un instrument de musique’ ‘Délicat corps du délit’ ‘Poids mort’ ‘Qu’ai-je à faire de ce fardeau’ ‘Fard des sentiments. ’ ‘(« Poésie », Le Mouvement perpétuel, p.76)’

Alors que Riffaterre emploie les termes « Teneur » et « Véhicule », nous maintiendrons Thème et Phore. Dans les vers précités, il existe, d’abord, une équation entre un thème 1, « cœur », et un phore 1, « instrument de musique », en vue de certains sèmes communs, ici l’harmonie et la beauté. Par la suite, le même thème correspondra dans chacune des métaphores dérivées à un phore différent, « délicat corps du délit », « poids mort », « fardeau » et « fard des sentiments ». Nous observons un changement au niveau de la perception, dans la mesure où nous soulignons une opposition entre le point de vue formulé par le « tu » sous le signe de l’admiration, et celui du « je », inscrit sous le signe de la fatalité et de la souffrance. En outre, nous précisons que les deux pronoms personnels indiquent un même personnage, qui se désigne lui-même, avec la deuxième personne du singulier, pour dire une certaine distanciation par rapport à un état révolu fait de mensonges, et en second lieu, par le pronom « je », dans le dessein d’affronter la réalité de sa condition actuelle. En outre, comme le confirme Ph. Dubois, « toute métaphore filée » procède selon un « réseau des relations rhétoriques », regroupées souvent dans « au moins trois catégories […] métaphoriques, métonymiques et – évidemment 224 - synecdochiques » 225 , et dans cet exemple, nous avons relevé un rapport métonymique, celui de l’effet pour la cause.

Au niveau de la figure surréaliste, l’acceptabilité subit, cependant,« un élargissement» qui va jusqu’à une transgression de la norme, puisqu’elle peut être soit « déterminée par la langue ou le corps des thèmes et conventions littéraires », soit « par le contexte », par le biais d’« un mot identique ou apparenté aux mots utilisés dans un passage précédent », et soit par un postulat formel, au point que la métaphore constitue une « transformation arbitraire de formes connues » 226 . Nous analyserons cet extrait :

‘Mai le cristal des roches d’aube ’ ‘Mais Moi le ciel le diamant’ ‘Mais le baiser la nuit où sombre’ ‘Mais sous ses robes de scrupule ’ ‘M-E mé tout est aimé. ’ ‘(« La route de la révolte », Le Mouvement Perpétuel, p.94)’

Dans le premier vers, nous constatons que le poète construit une métaphore primaire par le renouvellement d’un cliché, dans la mesure où il échange l’ordre des composants du groupe. Au lieu des « roches de cristal », nous avons « cristal de roches », enrichi également par un autre complément, « d’aube », dont la contribution pose problème, puisque nous ne pouvons découvrir s’il accomplit la totalité du groupe ou uniquement le terme « roches ». Toutefois, nous posons que la figure sert à mettre en valeur la splendeur, de même que la fraîcheur du mois printanier, « Mai ». Dans le second vers, la métaphore par apposition installe une équivalence entre « moi », d’un côté, et « ciel » et « diamant », de l’autre, dans le but de suggérer la valeur considérable de ce personnage. Par ailleurs, les deux vers semblent fonctionner par une sorte de chiasme ou d’écho, car au « cristal » correspond, par croisement, « diamant », et à « l’aube » coïncide « le ciel ». Par opposition à l’éclat du jour, « la nuit » fait son entrée et étale son obscurité sur l’univers, d’où ce champ lexical (nuit, sombre, sous ses robes, scrupule). Nous devrions signaler également le jeu de mots sur lequel est fondé le poème, en ce sens que nous rencontrons toutes les formes correspondant au son /me/, et qui sont « mai, mais, mé », pour finalement relever le participe « aimé », permettant de supposer que le mois de « mai », et par extension, le printemps est le moment propice à l’amour, où « tout est aimé ».

Du point de vue lexical, Riffaterre note que la métaphore filée se déploie et s’éclaircit, autour de la métaphore primaire, sous la forme de ‘’métaphores dérivées’’ qui reprennent l’analogie produite par la métaphore primaire pour la continuer. Dans cette optique, « la séquence verbale engendrée par la métaphore primaire contient une ou plusieurs métaphores dérivées de celle-ci ; chacune de ces métaphores dérivées reprenant l’équation initiale en la précisant ou en la développant », aussi bien au niveau du comparant que celui du comparé qui se développe, d’une manière explicite ou implicite, sur le modèle de dérivation du comparant. Par conséquent, la métaphore filée se dispose autour de « deux systèmes associatifs », dont « l’un composé de mots apparentés au véhicule primaire », alors que « l’autre composé de mots semblablement apparentés à la teneur primaire » et qui se développent plus ou moins parallèlement dans le but de « décri [re] ou expliqu [er] [ou prolonger] [chacun] la réalité représentée par le mot autour duquel ils s’organisent ». En d’autres termes,les métaphores dérivées devront respecter la règle de « sélection » qui consiste à relever un ensemble de sèmes, servant de pivot au transfert analogique pour l’autoriser et le vérifier. Dans la métaphore filée, les deux systèmes associatifs énumèrent ce qu’ils ont en commun tout en effaçant leurs différences. Dès lors, le fonctionnement interne de la métaphore filée est essentiellement régi par un critère sémantique, tel que dans cet énoncé :

‘C’est alors que les gens croient chercher le plaisir. Dans les plis du terrain où tout les sollicite, ils sont les jouets de la nuit, ils sont les marins de cette voilure en lambeaux, et voici que déjà tout un peu d’eux-mêmes naufrage. La grande clameur de l’imagination leur fait oublier le silence. Sur les eaux d’agrément, à la cheville nue des cascades, on voit glisser le cygne Et caetera. ’ ‘(« Le Sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.175)’

Nous distinguons, au premier abord, que le thème et le phore de cette image métaphorique vont de pair. Ils s’étalent d’une manière parallèle, à tel point qu’à la métamorphose de l’un répond celle de l’autre. Dans la première métaphore avec « être », l’auteur a identifié les « gens », désignés par le pronom personnel « ils », à des « jouets de la nuit », puisque ce cadre mystérieux est propice au « plaisir », et par conséquent, les guident à leur insu et les fait perdre « dans les plis du terrain où tout les sollicite ». Dans une seconde métaphore, nous assistons à la transformation du premier constituant du phore aussi bien que du deuxième, en ce sens que les « jouets » deviennent des « marins », alors que la « nuit » est assimilée à « cette voilure en lambeaux », et plus particulièrement à la mer, parce qu’il s’agit d’un lieu aussi vaste, aussi obscur et aussi énigmatique que la nuit. Nous relevons d’autres images métaphoriques qui s’inscrivent dans cette optique. D’abord, une métaphore verbale où le verbe, « naufrage », est attribué à un sujet, avec lequel il est habituellement inadéquat, « un peu d’eux-mêmes ». Par ailleurs, l’apparition finale du « cygne », de même que le choix des compléments circonstanciels de lieu s’inscrivent dans ce même cadre aquatique, d’autant plus que ces derniers sont présentés sous la forme de métaphores déterminatives, associant des termes disparates, car le concret « eau » est relié à l’abstrait « agrément », et un attribut humain « la cheville nue » est alloué à un élément inanimé, les « cascades ».

Néanmoins, le déploiement de la figure est mis en condition, ne se réalisant que lorsqu’il répond à « une double nécessité ». En premier lieu, il est indispensable de « maintenir la fonction référentielle » en représentant le véhicule et la teneur conformément à « leurs réalités respectives ». En second lieu, il faut « respecter la règle de sélection réciproque », car l’association des deux systèmes est basée principalement sur l’« addition [de] ce qu’ils ont en commun », de manière que leurs dissemblances se réduisent. Des deux systèmes, on ne maintient que les composantes de l’un ayant des équivalents dans l’autre et on élimine tout élément sans homologue, étant donné qu’il paraît vain ou opposé à la mise en place du procédé métaphorique 227 , comme dans cette citation :

‘Jardins, par votre courbe, par votre abandon, par la chute de votre gorge, par la mollesse de vos boucles, vous êtes les femmes de l’esprit, souvent stupides et mauvaises, mais tout ivresse, tout illusion. Dans vos limites de fusains, entre vos cordeaux de buis, l’homme se défait et retourne à un langage de caresses, à une puérilité d’arrosoir.’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.147)’

Nous mettons en relief le croisement des deux systèmes se rapportant chacun à l’un des pôles de la métaphore : jardins et femmes. Dans le premier, nous regroupons des termes apparentés au thème (fusains, cordeaux, buis, arrosoir), et dans le second, ceux en rapport avec le phore (courbe, abandon, gorge, boucles, caresses). Il est également à signaler que la métaphore filée est fondée d’une manière à respecter la double exigence, mise en place par Riffaterre, dans la mesure où le poète, d’une part, représente fidèlement les deux éléments, constituant la figure, et d’autre part, énumère exhaustivement leurs points d’équivalence, (par votre courbe, par la chute de votre gorge, dans vos limites de fusain…), dans le but de justifier ce rapprochement qui va jusqu’à la fusion entre la femme et la nature.

Dans la métaphore filée surréaliste, à côté de « la fonction référentielle et la sélection réciproque », le déroulement des deux systèmes associatifs se fonde sur l’arbitraire, sur l’écriture automatique, c’est-à-dire sur une association de signifiants, dont les signifiés sont incompatibles. Le système de dérivation, employé avec prédilection par Breton et ses disciples pour réaliser une métaphore filée, est particulièrement fondé sur les deux notions mentionnées (arbitraire et automatisme). En effet, considérée comme « un processus d’association verbale formelle », l’écriture automatique fait en sorte qu’« un mot donné du système détermine l’occurrence des mots qui le suivent », grâce à « une similitude de forme (tels que les parallélismes phonétiques, rimes ou assonances, et les jeux de mots), qui l’emporte sur le sens s’il y a conflit ». Nous citons à titre d’exemple :

Ils soupirent dans les soupentes

Ils soupirent aux soupiraux.

(« Poème de cape et d’épée », Les Destinées de la poésie, p.123)

A priori, nous repérons que le choix des mots peut être expliqué par une ressemblance graphique entre la forme du verbe « soupirent » et les deux substantifs « soupentes » et « soupiraux », comme si le premier provoque le recours aux autres.

Il est de même dans l’exemple proposé où le poète se plaît à regrouper des termes qui se ressemblent phonétiquement, sans prendre en considération ni le sens, ni le contexte :

La dame du comptoir sourit molle à Arthur et relève ses bas J’ai vu ses genoux hiboux poux.

(« Au café du commerce », Ecritures automatiques, p.147)

Ou encore :

La beauté de la femme m’émeut davantage que le loup garou l’explosion de grisou le chant de coucou hibou pou genou Je regrette de ne trouver d’autre point de contact avec la réalité ou plutôt des points de comparaison si médiocres.

(« Au café du commerce », Ecritures automatiques, p.147)

Cependant, l’écriture automatique, en s’associant avec les deux autres critères, agit pourtant sur eux. Elle transforme la représentation de la réalité et bouleverse, par conséquent, la fonction référentielle, de même qu’elle « déforme les systèmes au lieu de les ajuster », par un mécanisme particulier de sélection réciproque, et ce en joignant « des signifiants dont les signifiés sont incompatibles » 228 . Nous citons alors cet extrait des « Ecritures automatiques » où nous assistons à une vision onirique, permettant toutes les alliances :

Ciel des caresses et des balances tous les signes cabalistiques des passions sont les étoiles à mille branches que personne n’a jamais su dessiner et qui s’éveillent chaque matin sous les paupières de plomb d’une jolie vérandah de feuillage au bord d’un fleuve sentimental et paresseux.

(« Les étoiles à mille branches », p.152)

Par ailleurs, pour dépasser la gratuité et l’absurdité, Riffaterre suggère de placer les images surréalistes, celles qui « paraissent obscures et gratuites », parce que considérées isolément, dans un contexte dans lequel « elles s’expliquent par ce qui les précède : elles ont des antécédents plus aisément déchiffrables, auxquels elles sont rattachées par une chaîne ininterrompue d’associations verbales qui relèvent de l’écriture automatique » 229 . Dans cette optique, nous proposons d’analyser cet extrait :

Toute la faune des imaginations, et leur végétation marine, comme par une chevelure d’ombre se perd et se perpétue dans les zones mal éclairées de l’activité humaine. C’est là qu’apparaissent les grands phares spirituels, voisins par la forme de signes moins purs. La porte du mystère, une défaillance humaine l’ouvre, et nous voilà dans les royaumes de l’ombre. Un faux pas, une syllabe achoppée révèlent la pensée d’un homme. Il y a dans les troubles des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l’infini.

(« Le passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.20)

Dans le cas où nous tentons d’interpréter chacune des images métaphoriques, indépendamment de celles qui constituent l’ensemble de l’énoncé, nous allons être affrontés à l’impossibilité de poser une signification définitive. Toutefois, si nous considérons chacune de ces figures, par rapport aux autres, et plus généralement au sein de la séquence textuelle, elle semble plus claire, dans le sens où elle fait partie intégrante d’une vision onirique, permettant toutes les divagations de l’imagination. Celle-ci est effectivement métamorphosée en un espace féerique où toutes les apparitions, aussi invraisemblables qu’elles soient, peuvent être réalisées, et où les éléments aussi éloignés que possible s’associent, tels que « la faune des imaginations », « une chevelure d’ombre » ou bien « la porte du mystère », contribuant à la réinvention du monde réel.

Au niveau syntaxique, Riffaterre met en lumière les outils qui ont pour fonction de relier, dans « chaque métaphore dérivée », « un élément du système V […] à son homologue de T par une équivalence sémantique ». Il les désigne par le terme « conjonctifs » et énumère les plus courants d’entre eux, à citer la copule être, la préposition « de », l’apposition (conjonctif zéro), un verbe ou un adjectif de la teneur construit avec un substantif du véhicule, dans le but de modifier la représentation de ce dernier, ou un mot de sens plein transformant au figuré, le véhicule, et au propre, la teneur comme « devenir » et « se servir de ». Et finalement, il s’intéresse à la nature des rapports qu’ils établissent, ceux qui sont réels ou qui représentent des « ressemblances » entre les signifiés correspondants, et qui partagent implicitement certains points communs. Par conséquent, en exerçant de la sorte la fonction référentielle, « la succession des métaphores dérivées vérifie […] la justesse de la métaphore primaire » 230 . Nous essayerons de vérifier la théorie par une métaphore extraite de l’œuvre aragonienne :

‘Le romanesque a pour eux le pas sur tout attrait de ce parc, qui pendant une demi-heure sera pour eux la Mésopotamie. Cette grande oasis dans un quartier populaire, une zone louche où règne un fameux jour d’assassinats, cette aire folle née dans la tête d’un architecte du conflit de Jean-Jacques Rousseau et des conditions économiques de l’existence parisienne, pour les trois promeneurs c’est une éprouvette de la chimie humaine où les précipités ont la parole, et des yeux d’une étrange couleur. ’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.165)’

Concernant les conjonctifs, nous avons largement étudié la question dans la partie consacrée au fonctionnement syntaxique des métaphores d’Aragon, quoique dans cet exemple, nous signalons le recours à deux types d’entre eux, d’abord « être » à sens plein, permettant la transformation, aux confins du rêve, du jardin visité, mais aussi l’apposition ou conjonctif zéro qui rend possible une identification absolue entre le thème primaire, « parc », et l’ensemble des phores le représentant, et avec lesquels ils partagent certaines caractéristiques communes. En effet, le thème et ses phores sont inscrits sous le signe de l’étrange à explorer, d’où le recours à ces groupes de mots : « Mésopotamie », pour dire qu’il s’agit d’un lieu à découvrir ; « grande oasis », afin de suggérer l’étendue de cet espace vert, quoique situé en ville ; « Zone louche », dans le but de déterminer à la fois l’étrangeté et le danger qui règnent dans le jardin ; « une aire folle », car elle issue d’une imagination débridée ; et finalement « éprouvette de la chimie humaine », puisque permettant toutes les divagations dans le cadre spatial, comme dans les esprits. Considérablement développée, cette métaphore a pour rôle principal de faire l’éloge de ce lieu d’exploration, et selon C. Fromilhague, « il ne saurait y avoir éloge sans amplification, ici, c’est la pratique de la métaphore filée qui est le procédé essentiel » 231 . De plus, il est intéressant de signaler, conformément à la réflexion de Ph. Dubois, qu’il il n’existe aucune « hiérarchie entre les constituants de la métaphore filée », comme celle de l’exemple analysé, dans la mesure où « les métaphores particulières » n’entretiennent pas uniquement « une relation d’engendrement » avec la métaphore primaire, mais au contraire, elles « sont tout aussi susceptibles de faire naître une métaphore générale ». En somme, l’auteur spécifie la métaphore filée par la réversibilité au niveau de ses relations rhétoriques dans leur totalité, pour qu’elle soit prise en considération comme « un pur dynamisme et la tension que produit une telle symétrie sémantique est à la base de l’éthos général de la figure » 232 .

Alors que les conjonctifs surréalistes sont les mêmes, avec un emploi plus fréquent des deux derniers types, Riffaterre affirme qu’ils mettent en place « une signification structurale », au lieu de la signification lexicale, puisqu’« ils ne représentent pas de rapports réels », et associent des termes qui n’affichent aucun point commun, ni un lien sémantique, mais qui sont uniquement reliés « parce qu’ils occupent une position semblable dans leurs séquences respectives » 233 . Un tel emploi peut être explicité grâce à ces exemples :

Les oiseaux sont des nombres

L’algèbre dans les arbres.

(« Acrobate », Feu de joie, p.33)

Les éléments de ces deux images ne sont associés que parce qu’ils occupent une même position, dans les deux vers construits selon une structure en chiasme, et permettant de ce fait des correspondances entre les différents éléments (« oiseaux / algèbre, nombres / arbres »).

Il est de même dans les vers du poème « Eclairage à perte de vue », à moins que nous ne rencontrions pas de chiasme, mais une énumération qui associe des éléments distincts que rien ne regroupe à part leur intégration dans l’espace du texte :

je tiens ce nuage or et mauve au bout d’un jonc

L’ombrelle ou l’oiselle ou la fleur.

(Feu de joie, p.40)

Tout compte fait, Riffaterre conclut que la métaphore filée surréaliste est essentiellement particulière en ce qu’elle supplée « la fonction référentielle du langage par une référence à la forme même du message linguistique, dans la mesure où elle écarte tout renvoi à la réalité et rapproche des éléments pour une simple raison de voisinage dans l’espace du texte ».Dans cette optique, le surréalisme s’occupe principalement de la signification structurale et formelle des métaphores (donc syntaxique), plus que de la signification lexicale (donc sémantique). Et les surréalistes ne parviennent avec succès à désorganiser le réel que par le biais de la syntaxe, car ils font plus référence à la fonction poétique du langage (Jakobson) qu’à sa fonction référentielle.

Par ailleurs, cet auteur introduit un autre paramètre permettant d’éclaircir cette métaphore, à savoir la dérivation d’un ensemble de métaphores, appelées dérivées, et qui n’acquièrent sens qu’en fonction d’une métaphore primaire. La dérivation peut être simple, lorsque « les deux systèmes se déroulent à partir de la métaphore primaire sans modification, c’est à dire que les associations verbales sont limitées au lexique des mots apparentés à la teneur et au véhicule primaires », comme dans cet exemple où nous pouvons regrouper les termes constituant la métaphore dans deux ensembles référant respectivement au thème, «sable »,  et au phore, « eau-de-vie », et qui fonctionnent par croisement :

‘ mon auréole  ’ ‘Elle tombe et roule’ ‘sur les planchers des stations balnéaires’ ‘Le sable qu’on boit dans la brise’ ‘Eau- de- vie à paillettes d’or’ ‘La saison me grise.’ ‘(« Lever », Feu de joie, p.54)’

Durant les vacances d’été, le poète laisse libre cours à ses émotions, d’où l’expression « la saison me grise », et se livre à toute sorte d’activités et de débauches qui lui font perdre son innocence, et, de ce fait, son « auréole tombe et roule ».

Alors que la métaphore primaire est acceptable et compréhensible, l’analogie conduit souvent à des associations irréalisables et incongrues, conformément à l’arbitraire de l’écriture surréaliste, fondée selon une « logique interne » et non par « fantaisie » ou « gratuité au niveau des mots ». Par conséquent, en tant que « code spécial », cette écriture détruit le code linguistique, car non seulement « l’équation impossible » qu’elle produit assemble des signifiants distincts et même contradictoires, mais « elle menace les fondements mêmes de la structure sémantique, en substituant l’équivalence à une opposition définie par les pôles » 234 . Aragon use rarement de telles métaphores, nous relevons, toutefois, une occurrence relevée du poème « Rien ne va plus » :

‘Merde aux maîtresses qui retiennent dans leurs cheveux’ ‘Les mots que je sème quand j’aime […]’ ‘Merde aux caresses phénix’ ‘Merde au phonographe femme.’ ‘(La Grande Gaité, pp.303-304)’

Nous constatons que le poète présente clairement et métaphoriquement les personnages à qui il s’adresse, tout en exprimant sa colère et son indignation suggérées par l’interjection « merde ». Il s’agit de ces « maîtresses » qui lui rappellent ses paroles amoureuses et exigent de lui fidélité et constance dans la passion qu’il a éprouvée pour elles. A ce stade, les métaphores qu’il emploie sont intelligibles, dans la mesure où le lien figuré entre la première relative et son antécédent désigne le dévouement de ces femmes aimées, qui se souviennent même des paroles mensongères de celui qui prétendaient les adorer. Quant à la deuxième métaphore, elle établit un même lien inédit entre la deuxième relative et son antécédent, « les mots que je sème quand j’aime », dans le but de dire l’abondance de cette expression amoureuse. Toutefois, les deux métaphores appositives suivantes associent étrangement des éléments incompatibles, à tel point que nous ne réussissons pas à trouver le point commun entre « caresses » et « phénix », ou entre « phonographe » et « femme », même si le premier et le dernier de ces mots appartiennent au thème déjà évoqué, celui de l’amour et de la trahison. Néanmoins, nous pouvons supposer que les « caresses » sont « phénix », car elles sont uniques, sans pareil, et jamais elles ne seront reproduites. Quant aux « femmes », elles sont « phonographe », parce qu’elles enregistrent, « retiennent les mots que je sème », à l’image de cet appareil.

D’un autre côté, si nous parvenons parfois à analyser certaines de ces figures en ayant recours au fantastique ou au rêve, en tant que composantes essentielles de l’univers surréaliste, « les associations automatiques rappellent la nature exclusivement verbale du phénomène. Car cet arbitraire n’est que le résultat de la rencontre de deux chaînes associatives » 235 . Dans La Grande Gaité, nous avons relevé cette image qui pourra correspondre à cette conception, où nous discernons un entremêlement de métaphores sans lien logique pouvant justifier leur association, qui semble incongrue dans le texte :

‘Leurs yeux comme des loteries’ ‘Leurs yeux immenses où saute à la corde’ ‘Un cygne noir devenu fou’ ‘Ce moulin à café chantant’ ‘Déroule un paysage étrange où sommes-nous’ ‘Les routes croisent l’infini de leurs pas’ ‘Nous sommes au cœur d’un dessin calligraphique.’ ‘(« Angélus », pp.235-236)’

La dérivation peut être également multiple, dans le sens où on laisse intact « le système issu de la teneur primaire » pour le remplacer, par la suite, par un ensemble de sous-systèmes qui découlent d’un autre véhicule, celui de l’une des métaphores dérivées. En conséquence, les associations automatiques se multiplient de part et d’autre de la métaphore filée, par le biais soit d’« un jeu de mots », soit par « une syllepse portant sur le véhicule dérivé en question » 236 . Nous proposons d’étudier cette métaphore où le phore 1 se trouve aussitôt remplacé par plusieurs autres :

‘Je danse au milieu des miracles’ ‘Mille soleils peints sur le sol’ ‘Mille amis Mille yeux ou monocles’ ‘m’illuminent de leurs regards. ’ ‘(« Parti-pris », Feu de joie, p.42)’

A la fin de son article 237 , M. Riffaterre évoque les « formes arbitraires » de la métaphore filée surréaliste, dans l’intention d’éviter toute marque de subjectivité dans le texte, et comme il le confirme « les surréalistes emploient l’arbitraire pour assurer l’authenticité de l’écriture automatique », grâce à une rupture avec le contexte, située au niveau de la métaphore primaire uniquement, afin de garantir la continuité des systèmes. Cette métaphore doit échapper à toute tentative d’interprétation, car soit qu’elle ne doit en aucun cas reproduire la réalité, mais au contraire la transformer, soit qu’elle se réduit à « une construction purement verbale » dont la « forme indique clairement que l’intervention de l’auteur a été toute mécanique ». Par conséquent, ce trait arbitraire de la métaphore primaire marque la totalité de la métaphore filée.

De ce point de vue, nous signalons que la métaphore primaire s’affiche dans l’espace textuel selon plusieurs modalités :

Dans un premier cas, elle signale « le caractère absolu de l’expression » et donc se suffit à ne représenter qu’elle-même, essentiellement par le biais d’une « structure par transposition ou par substitution » 238 , comme dans cet exemple :

Voici le grand lac Journée

Retourne au cœur de l’ombre et de la boue

Je touche enfin l’eau claire et le rire sauvage de l’existence

Ralentit comme le tonnerre dans la campagne au-dessus des lits défaits.

(« L’enfer fait salle comble », Les Destinées de la poésie, p.137)

Dans un autre cas, la métaphore primaire peut être prise en considération comme « la transformation d’une forme connue » 239 , « en tant qu’un des principaux moyens stylistiques de la mimésis du surréel » 240 . Il est ainsi dans ces vers :

Le jour est gorge-de-pigeon

Vite un miroir Participé-je à ce mirage.

(« Eclairage à perte de vue », Feu de joie, p.44)

Par conséquent, ce procédé contribue à une transformation globale d’une séquence par le simple fait de modifier une seule image, comme il est le cas dans cet exemple où l’utilisation d’un mot composé courant bascule vers l’énigmatique. En effet, l’association du thème et du phore contrebalance la vision habituelle vers le fantastique et le surréel, en associant un élément abstrait (un moment de la journée) à un animal représenté ici par l’une de ses parties (la gorge), sans qu’il soit facile de deviner le motif à l’origine de cette assimilation. Celle-ci n’est pas fondée sur aucun lien vérifiable avec les vers qui suivent, sauf si nous prenons en considération l’emploi du terme « mirage ». Il semble servir, d’un côté, à justifier le rapport entre le thème et le phore, dans le sens où les rayons lumineux peuvent être de couleurs pareilles à celles de la gorge de l’oiseau, car changeantes, et d’un autre côté, ces faisceaux, par réfraction, donnent l’illusion de l’existence d’objets éloignés, de sorte que la représentation baigne dans le flou et l’incertain. D’ailleurs, le recours au « miroir » confirme ce qui précède, dans la mesure où cet élément reproduit les vues avec la possibilité de les modifier, d’autant plus que le poète suppose que faire partie de cette scène imaginaire est vraisemblable, au moyen d’un effet d’artifice. Ainsi, comme le confirme Riffaterre, « le texte fait faire au lecteur un exercice pratique de poésie visionnaire. A la limite, la transformation portera sur la structure même du lexique » 241 , d’où un monde renversé. Et comme une sorte de récapitulatif, nous dirons, avec l’auteur, que, dans le cas de la métaphore continuée, « la métaphorisation opère ainsi une sorte de dynamisation de la vision : surabondance, flou et dispersion dans l’espace » 242 .

Notes
224.

Note : Dans sa Rhétorique générale, le Groupe µ a suffisamment insisté sur ce fait : la synecdoque est le trope fondamental, matrice de la métaphore comme de la métonymie ».

225.

Ph. DUBOIS, « La métaphore filée et le fonctionnement du texte », Le français moderne, T.43, n°3, juillet1975, éd. d’Artrey, Paris, p. 210.

226.

M. RIFFATERRE, « La métaphore filée dans la poésie surréaliste », La production du texte, Paris, Seuil 1979, pp.219-220.

227.

M. RIFFATERRE, « La métaphore filée dans la poésie surréaliste », La production du texte, Paris, Seuil 1979, pp.220-221.

228.

Ibidem., p.222.

229.

Ibidem., p.217.

230.

Ibidem., p.223.

231.

C. FROMILHAGUE, Les figures de style, Paris, Nathan 1995, p.94.

232.

Ph. DUBOIS, « La métaphore filée et le fonctionnement du texte », in Le Français Moderne, T.43, n°3, juillet 1975, éd. d’Artrey, Paris, p. 211.

233.

M. RIFFATERRE, « La métaphore filée dans la poésie surréaliste », La production du texte, Paris, Seuil 1979,p.223.

234.

Ibidem., pp.224-225.

235.

Ibidem., p.226.

236.

Ibidem., p.227.

237.

Ibidem., p.229.

238.

M. RIFFATERRE, « La métaphore filée dans la poésie surréaliste », La production du texte, Paris, Seuil 1979, p.230.

239.

Ibidem., p.231.

240.

Ibidem., p.233.

241.

Ibidem., p.234

242.

J. KOKELBERG, Les techniques du style, Paris, Nathan 1993, p.101.