La métaphore filée et les séquences métaphoriques

Il existe également une autre variante métaphorique que nous pourrions rapprocher étroitement de la métaphore filée : la séquence métaphorique, une structure encore plus complexe que l’autre. Toutefois, ces deux catégories de la figure peuvent être différenciées grâce à un ensemble de critères que K. Gaha, par exemple, a identifiés :

‘Les métaphores peuvent être aussi disposées en séquences qu’il faut nettement distinguer de la métaphore filée. Le décodage dans la métaphore filée aboutit à un signifié global synthétique : Il s’agit là aussi d’une structure d’amplification, tandis que les différentes métaphores de la séquence doivent être interprétées et traduites séparément. 243

En d’autres termes, toute tentative pour expliquer la métaphore filée permet de tirer un signifié métaphorique unique et donc synthétique, qui permet de la déterminer en tant que « procédé d’amplification de la signification synthétique », tandis que la séquence métaphorique renferme autant de significations que de figures et, par conséquent, sert à une autre chose encore indéterminée. Dans un premier temps, nous considérons une métaphore filée, pour ensuite s’intéresser à une série métaphorique, dans le but de mieux saisir la différence entre les deux processus :

‘Parmi les forces naturelles, il en est une, de laquelle le pouvoir reconnu de tout temps reste en tout temps mystérieux, et tout mêlé à l’homme : c’est la nuit. Cette grande illusion noire suit la mode, et les variations sensibles de ses esclaves […] c’est un monstre immense de tôle, percé mille fois de couteaux. Le sang de la nuit moderne est une lumière chantante. Des tatouages, elle porte des tatouages mobiles sur son sein, la nuit. Elle a des bigoudis d’étincelles […] des sifflets et des lacs de lueurs […] Ce cadavre palpitant a dénoué sa chevelure sur le monde, et dans ce faisceau 244 , le dernier, le fantôme incertain des libertés se réfugie, épuise au bord des rues éclairées par le sens social son désir insensé de plein air et de péril.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, pp.173-174)’

Il est question ici d’une métaphore filée, dont le thème principal est « la nuit », représentée soigneusement grâce à un nombre considérable de figures métaphoriques, la transformant en un être fabuleux et magique :

Elle est, d’abord, « cette grande illusion noire », en raison de l’absence de la lumière solaire, durant cet intervalle de temps, mais encore parce qu’elle permet le surgissement des fantômes et des fantasmes, propice autant aux rêves, qu’aux imaginations déchaînées. La nuit est aussi « un monstre de tôle », car elle est immense, couvrant tout l’espace citadin, obscure telle une feuille de fer. Cependant, cet être fantastique est « percé de couteaux », dans la mesure où, par une métaphore in absentia, ces derniers réfèrent aux étoiles qui dissipent proportionnellement l’obscurité nocturne. La troisième métaphore, introduite par l’adjectif démonstratif « ce », identifie la nuit à un « cadavre palpitant », et nous remarquons le contraste entre le substantif suggérant l’inertie et l’adjectif qui réfère à la vie et aux émotions. Néanmoins, elle est un « cadavre » parce qu’elle recouvre le « monde », telle une dépouille allongée, et pourtant encore « palpitant[e] », dans le sens où elle permet toute sorte de sensations et d’expériences hors du commun, conduisant vers la liberté et la délivrance. En conséquence, elle est paradoxalement un « faisceau ».

Nous proposons par la suite d’analyser une séquence métaphorique, et quoique le poète ait gardé le même thème, chacune des images semble se suffire à elle-même :

‘Je ne suis plus mon maître tellement j’éprouve ma liberté. Il est inutile de rien entreprendre. Je ne mènerai plus rien au-delà de son amorce tant qu’il fera ce temps de paradis. Je suis le ludion de mes sens et du hasard. Je suis comme un joueur assis à la roulette, ne venez pas lui parler de placer son argent dans les pétroles, il vous rirait au nez. Je suis à la roulette de mon corps et je joue sur le rouge.’ ‘(« Préface à une mythologie moderne », Le paysan de Paris, p.12)’

Dans cet énoncé, le « je » célèbre un état de libération extrême, dans la mesure où il se sent délivré de toutes les chaînes qui accablent l’existence humaine, vivant sans objectif clair, ni une destination précise. Dès lors, il s’identifie, par une métaphore avec « être », au « ludion de [ses] sens et du hasard », puisqu’il est sujet à des métamorphoses interminables, comme le suggère cet appareil indiquant des variations continuelles. Mais, il est aussi livré à lui-même et surtout aux caprices du sort, guidé essentiellement par ses « sens » qui lui fournissent des sensations et des visions fantastiques. Par ailleurs, si la deuxième métaphore s’inscrit dans la même perspective, elle peut être clairement interprétée, sans faire référence à la première. Ainsi, le rapport figuré est établi d’une part, entre le sujet « je » et le complément circonstanciel de lieu, et d’autre part, entre les deux constituants de ce dernier, « la roulette » et « mon corps », grâce à la préposition « de ». Ce qui signifie que, passionné par le jeu, le personnage exalte le hasard et estime l’inconnu, d’autant plus qu’il affronte le danger et l’inattendu, tel que le détermine la couleur rouge.

Au final, nous rappelons le rôle primordial joué par l’image et spécialement par la métaphore, puisqu’elle réinvente le langage et annonce, par le même mouvement, un univers nouveau. Elle saisit tout d’abord des émotions imaginées dans le « piège des mots », en particulier, par la formulation d’un rapport analogique entre deux réalités aussi éloignées que possible. Elle fixe aussi la durée et l’éternise, pour célébrer l’a-temporel, d’autant plus qu’elle se transforme elle-même en poème.

Notes
243.

K. GAHA, Métaphore et métonymie dans Le Polygone étoilé, Publications de l’Université de Tunis 1979, p.176.

244.

C’est nous qui soulignons.