La métaphore filée et l’allégorie

Nous avons déjà établi un rapport entre l’allégorie, en tant que « représentation d’une abstraction par un personnage doté d’attributs spécifiques » 245 et la métaphore tout court, puisque la première figure suppose, au départ, une métaphore représentant une notion abstraite et générale sous la forme le plus souvent d’un être animé. Nous essayerons à présent d’effectuer un rapprochement entre la première figure et ce type particulier du processus métaphorique, la filée.

D’abord, une métaphore est désignée comme filée, « quand la matrice sémique fondatrice de l’image est reprise et continuée, développée, au-delà du mot porteur, dans une séquence large, phrase, paragraphe, texte » 246 . Ensuite, il paraît probable, dans cette perspective, que l’allégorie soit considérée comme une catégorie spécifique de la métaphore filée, en cas où « la concrétude de cette image personnifiante » (la métaphore filée), de même que « la cohérence du réseau sémique établi par l’isotopie conductrice » ne soient remarquablement distincts, pour pouvoir, comme le dit Bordas, « recevoir ce développement comme une franche allégorie générale ». Par conséquent, en tant que « simple figure de mot », la métaphore diffère de l’allégorie qui « s’impose progressivement, d’occurrence en occurrence, comme structure d’intelligibilité globale des discours disponibles » 247 .

A son tour, F. Moreau a affirmé que « l’allégorie est proche, par sa nature, de la métaphore filée, et donc de la métaphore tout court […] cependant, une métaphore filée n’est pas forcément une allégorie : il faut, pour qu’on puisse employer ce terme, que l’image soit à la fois sur le plan formel, une métaphore filée, et sur le plan conceptuel, une personnification ou une matérialisation» 248 . Il est ainsi dans cet énoncé où l’auteur personnifie « les jardins », en leur attribuant une suite de caractéristiques propres à l’humain :

‘Les jardins ce soir dressent leurs grandes plantes brunes qui semblent au sein des villes des campements de nomades. Les uns chuchotent, d’autres fument leurs pipes en silence, d’autres ont de l’amour plein le cœur. Il y en a qui caressent de blanches murailles, il y en a qui s’accoudent à la niaiserie des barrières et des papillons de nuit volent dans leurs capucines. Il y a un jardin qui est un diseur de bonne aventure, un autre est marchand de tapis.’ ‘(« Le sentiment des Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.148)’

A cet effet, il recourt à une multitude d’images mises en place grâce à un rapport inédit entre le sujet « jardins » et des verbes qui leur sont incompatibles, dans la mesure où ils désignent des actions humaines, tels que « fumer », « caresser » et « s’accouder », ou lorsqu’ils accordent à ces espaces de verdure le pouvoir de la parole, d’où le verbe « chuchoter », alors que ce don est exclusif aux êtres humains. En outre, cette métamorphose est également réalisée sous la forme d’une identification du « jardin », d’une part, à « un diseur de bonne aventure », pour souligner leur aptitude à communiquer des sensations diverses, mais encore des évènements extraordinaires, et d’autre part, à « un marchand de tapis » qui peut à la fois convaincre par la parole, mais surtout pour dire que cet espace est riche en couleurs et en tableaux de fleurs et de plantes.

Pour ce qui est de « l’image matérialisante », nous avons sélectionné celle-ci :

‘A toute erreur des sens correspondent d’étranges fleurs de la raison. Admirables jardins des croyances absurdes, des pressentiments, des obsessions et des délires. Là prennent figure des dieux inconnus et changeants.’ ‘(« Préface à une mythologie moderne », Le paysan de Paris, p.15)’

Dans cet extrait, l’auteur a choisi de concrétiser les « erreurs des sens », dans l’intention de les rapprocher davantage des esprits et de les rendre plus perceptibles. Pour cet usage, il met en place une équivalence entre les « erreurs » et d’« étranges fleurs de la raison », dans le sens où en se représentant l’image de ces inflorescences, nous parvenons à mieux les saisir. Par ailleurs, les « fleurs de la raison » se transforment aussitôt en « admirables jardins », dont les plantations sont des entités abstraites (croyances, pressentiments, obsessions et délires).

Au surplus, Jean Kokelberg, à son tour, associe étroitement la métaphore filée et l’allégorie, en ce sens qu’il établit une distinction entre deux types du procédé allégorique, dont l’un coïncide exactement avec la métaphore filée. On va donc avoir soit « les allégories d’expression » ou « simples métaphores filées », dans lesquelles « la prolongation métaphorique résulte essentiellement d’une transposition lexicale, d’une simple extrapolation au niveau d’un registre de vocabulaire – parce qu’un mot […] peut en appeler un autre [...] Ce type d’allégorie est une sorte de transcription dans un code. Il assume le plus souvent un rôle ornemental » ; soit « les allégories de vision » ou « allégories proprement dites », « où la chaîne de métaphores et l’unité de vocabulaire procèdent de la volonté de présenter une idée ou une impression générale de manière plus concrète par l’évocation d’un univers différent », fondé grâce à une « analogie dans la perception d’ensemble » 249 .

Par ailleurs, Bacry note que la métaphore filée n’est pas définitive, répondant à chaque fois à une situation particulière, et, par conséquent, ne se réduit pas à des notions abstraites et générales, d’où une liste incessamment ouverte des métaphores qui correspondent à l’inspiration immédiate de l’auteur. Cet auteur présente également l’allégorie comme « une fabrication artificielle et définitive. Définitive parce que la représentation possède des traits donnés une fois pour toutes par celui qui la crée […] artificielle parce qu’elle est créée de toutes pièces […] ne se référant […] à aucune réalité puisée dans la nature, à aucun comparant authentique » 250 . D’autre part, alors que la vraie métaphore renferme souvent des termes non métaphoriques et ne peut être lue qu’au sens figuré, l’allégorie est uniquement composée de termes métaphoriques, de sorte qu’elle ne peut être déchiffrée que « selon la lettre ou selon l’esprit ». De surcroît, la structure de l’allégorie est plus complexe, car la ressemblance opère à deux niveaux : d’abord, un rapport de partie à tout, et ensuite, une ressemblance terme à terme entre les parties.

Nous avons entrepris, dans cette séquence, d’exposer et de résumer la théorie mise en place par M. Riffaterre, pour ensuite, essayer de l’appliquer, et plus exactement, de la vérifier en étudiant certaines métaphores filées chez Aragon. Ces dernières paraissent particulières, puisqu’elles se situent dans une zone intermédiaire entre la figure « reconnue » habituellement et celle propre aux surréalistes. La métaphore d’Aragon répond, en effet, aux exigences de la poésie moderne, dans la mesure où elle est caractérisée avant tout par un «pouvoir de densité énigmatique », d’autant plus que, dans la métaphore filée, « un seul champ lexical renvoie donc à des signifiés divers dont l’identification est rendue problématique ». En conséquence, « une densité […] extrême » 251 , qui sert à enrichir la séquence textuelle sera établie. Néanmoins, ce type métaphorique nécessite une lecture particulière permettant d’expliciter ses rouages et ses mécanismes, et qui ne doit pas être linéaire, mais ayant comme fondement, tel que l’indique C. Fromilhague, « d’une part l’identification des réseaux de correspondances entre métaphores, [et] d’autre part, la reconnaissance d’un certain nombre de topoi poétique qui sont autant de mythes de l’occident » 252 .

Notes
245.

M. CRESSOT, Le style et ses techniques, Paris, Presses universitaires de France 1969, p.64.

246.

E. BORDAS, Les chemins de la métaphore, Paris, PUF 2003, p.22.

247.

Ibidem., pp.22-23.

248.

F. MOREAU, L’image littéraire, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur (SEDES) 1982, p.53.

249.

J. KOKELBERG, Les techniques de style, Paris, Nathan 1993, pp.102-103.

250.

P. BACRY, Les figures de style, éd. Belin 1992, p.68.

251.

C. FROMILHAGUE, Les figures de style, Paris, Nathan 1995, p.96.

252.

Ibidem., p.97.