Retardement du motif

Le motif peut être également absent du contexte immédiat, mais exprimé à la suite du comparé et du comparant. Ce retardement du motif, auquel nous accordons une « autonomie syntaxique », sert principalement à éveiller davantage la « curiosité interprétative du récepteur », mais encore à consolider « une stratégie du ‘’caché-montré’’, fondamentale dans l’expression figurée » 259 . Tel est le cas dans cet extrait du « Passage de l’Opéra » :

‘L’éphémère est une divinité polymorphe ainsi que son nom […] mon ami Robert Desnos […] s’est longuement penché, cherchant par l’échelle de soie philologique le sens de ce mot fertile en mirages :’ ‘ÉPHÉMÈRE’ ‘F.M.R.’ ‘(folie-mort-rêverie)’ ‘Les faits m’errent’ ‘LES FAIX, MÈRES’ ‘Fernande aime Robert’ ‘Pour la vie !’ ‘ÉPHÉMÈRe’ ‘ÉPHÉMÈRES’ ‘Il y a des mots qui sont des miroirs, des lacs optiques vers lesquels les mains se tendent en vain. ’ ‘(Le paysan de Paris, p.111)’

Si l’auteur a défini « l’éphémère » en tant que « divinité polymorphe », c’est qu’il a voulu souligner le caractère changeant et renouvelable de cette entité. D’où, ces jeux sur le mot qu’il fait réaliser par son « ami Robert Desnos », fondés sur l’homophonie, en regroupant quelques énoncés se prononçant de la même manière qu’« éphémère », mais qui peuvent aussi suggérer l’idée du momentané, comme le groupe des trois « folie-mort-rêverie » ou lorsque « les faits m’errent ». De surcroît, nous relevons une métaphore avec « être », qui établit une analogie entre le thème « mots » et deux phores : d’un côté, les « miroirs », et de l’autre, les « lacs optiques », parce qu’il s’agit, dans les deux cas, de surfaces planes et lumineuses qui reflètent les êtres et les objets, sans pour autant pouvoir saisir leurs reflets qui demeurent inaccessibles.

Motivées ou non, les figures métaphoriques demeurent « pertinentes », dans le sens où elles sont toujours « compréhensibles selon une logique commune », à l’exception des figures poétiques appartenant au mouvement surréaliste, parce qu’ « elles échappent à la pertinence » 260 . Et d’ailleurs, il s’agit d’une exception qui confirme la règle, celle qui pose le postulat que chaque figure d’analogie est par définition motivée, en ce sens que le jeu des surréalistes est fondé sur une réunion, dans une forme traditionnellement réservée à l’analogie, de deux termes apparemment sans dénominateur commun. De plus, ce procédé est déjà mis en place par Breton qui recommande, comme fonctionnement de toute figure d’analogie, de « faire appréhender à l’esprit l’interdépendance de deux objets de pensée situés sur des plans différents, entre lesquels le fonctionnement logique de l’esprit n’est apte à jeter aucun pont et s’oppose a priori à ce que toute espèce de pont soit jeté » 261 . Nous essayerons de démontrer ce point en analysant cet exemple :

‘A la margelle où vont le soir ’ ‘S’abreuver les belles porteuses de mystères’ ‘Les belles inconnues non algébriques […]’ ‘Celles’ ‘Qui ne ressemblent aucunement’ ‘A nos mamans. ’ ‘(« Angélus », La Grande Gaité, p.236)’

Dans cet extrait, le poète établit une comparaison entre « nos mamans » et ces femmes éphémèrement aimées, les prostituées, à l’avantage de celles-ci. Il les présente, en conséquence, en tant que « belles porteuses de mystères », parce qu’elles demeurent inconnues, rencontrées soudainement et fréquentées momentanément, sans qu’il parvienne à percer leurs secrets. Toutefois, le poète recourt à une métaphore adjectivale qui associe d’une manière inédite deux éléments que rien ne rattache l’un à l’autre, en ce sens que les « belles », désignent des êtres humains, sont qualifiées par un adjectif dont l’emploi est inattendu, « non algébriques », étant donné qu’il s’applique habituellement à des notions mathématiques.

Dans ce chapitre, nous avons démontré l’importance du contexte qui encadre la figure, en tant que facteur efficace dans la distinction et l’explication de la métaphore, en particulier grâce à un rapport de conflit ou une tension mise en place entre ces deux éléments. En effet, un cadre spécifique, dans lequel la figure est intégrée, participe spécialement au déclenchement même de ce procédé, et contribue à éclaircir celui-ci en permettant de dévoiler, dans la plupart des cas, le motif permettant d’associer le thème et le phore, et que la métaphore isolée ne permet de révéler.

Cette figure ne paraît obscure et apparemment gratuite que dans le cas où elle est saisie, en tant qu’unité paradigmatique indépendante, en dehors du texte auquel elle appartient. Car, la métaphore ne s’accomplit que dans un contexte où elle affiche une présence qui lui est propre et où elle agit en assurant une fonction locale, celle d’être délimitée et spécifiée par ce qui précède et par ce qui suit, tout en étant enchâssée dans un environnement verbal aux frontières variables.

En outre, nous sommes loin d’obtenir une signification totale sans insérer la métaphore dans le cadre syntagmatique de l’œuvre, unité fondamentale du système littéraire, car le procédé métaphorique peut acquérir, grâce à certains types de rapports (d’opposition, de gradation, de répétition…), une signification distincte, même si le sens demeure le même, chaque fois qu’il est employé dans un contexte différent.

Toutefois, si les sens des éléments du contexte servent à envisager celui de la métaphore, le sens de celle-ci détermine réciproquement le sens de ceux qui l’entourent. En conséquence, nous pouvons affirmer que les deux éléments entretiennent un rapport bilatéral de mise en relief et de détermination, même s’il existe certaines métaphores, surtout les surréalistes, qui échappent, malgré le recours au contexte, à toute tentative d’interprétation et demeurent insaisissables et énigmatiques.

De surcroît, si la métaphore est mise en place pour l’essentiel, au moyen d’un terme incompatible avec le contexte, et qui brise la cohérence sémantique de l’énoncé, la distinction entre les deux éléments présente un critère de délimitation, par le biais duquel le cadre contextuel remplit deux types de fonction, une négative qui consiste à rendre visibles les éléments métaphoriques à l’intérieur d’un contexte qui ne l’est pas, et une positive puisque ce dernier joue un rôle considérable dans la constitution du sens de la métaphore.

Dans cette optique, il nous semble que les trois entités (contexte, champs sémantiques et métaphore) interfèrent entre eux au même degré, parce que, plus le contexte est étrange et saugrenu, plus les champs associatifs sont éloignés l’un de l’autre, et plus la métaphore est expressive et surprenante.

En second lieu, nous avons souligné l’importance de l’étendue du processus métaphorique, qui va de la figure condensée à la métaphore filée, pour démontrer que la poésie aragonienne se caractérise aussi bien par la concision et la ponctualité, que par la profusion et l’abondance. Cependant, nous pouvons confirmer que le poète privilégie davantage enrichir ses textes par des figures métaphoriques, qui dépassent les limites étroites d’une phrase ou d’un vers, et qu’il développe dans une affluence considérable, qui rappelle le flux de l’écriture automatique. Et pour parvenir à accomplir son projet, l’auteur recourt à un ensemble d’expansions qui auront pour effet d’atténuer l’ambiguïté de la figure et contribueront du même coup à élargir ses frontières. En effet, si la métaphore aragonienne repose sur un rapport net entre le thème et le phore, sur un va-et-vient continuel et productif entre ces deux niveaux, elle peut éventuellement évoluer d’une une figure « simple » en une figure étendue, d’autant plus que la juxtaposition des figures et le développement métaphorique en chaîne est un procédé constant dans l’écriture poétique d’Aragon.

Par ailleurs, Nous avons relevé en particulier un certain nombre de métaphores qui ne s’inscrivent point dans les usages habituels et semblent être le produit d’une concomitance, a priori, insensée et délirante. Il s’agit des métaphores par collage, évoluant dans un flux continu, sans qu’elles affichent le moindre rapport avec le corps du texte dans lequel elles surgissent. De ce point de vue, nous pouvons dire que ces figures métaphoriques reposent essentiellement sur des lieux créés, propres à l’auteur, et qui véhiculent un sens autonome, fait de toutes pièces, mais qui constitue le fondement d’une création métaphorique originale. De plus, ces figures soulignent l’essor de l’imagination qui permet la mise en place de telles associations inattendues, et qui s’appuie sur une prédilection de l’étrange, pour la création d’un univers curieux où le réel et l’irréel s’entrecroisent.

Nous avons également tenté de spécifier la métaphore filée chez Aragon, en ce sens qu’elle nous a semblé inscrite à un niveau intermédiaire entre la figure filée proprement dite et la figure filée surréaliste, ayant pour finalité de rendre évidente l’analogie entre les différents termes, au point que le lecteur la perçoit avec plus de netteté. Effectivement, dans la métaphore filée aragonienne, le déroulement des deux systèmes associatifs ne se fonde pas, dans une large mesure, sur l’arbitraire, ainsi que sur l’écriture automatique, c’est-à-dire sur une association de signifiants, dont les signifiés sont incompatibles. Et si le surréalisme s’occupe principalement de la signification structurale et formelle des métaphores (donc syntaxique), plus que de la signification lexicale (donc sémantique), Aragon tente de réconcilier les deux niveaux, au point que nous parvenons dans la plupart des cas à interpréter ses figures.

Au final, nous rappelons le rôle primordial joué par l’image et spécialement par la métaphore, puisqu’elle réinvente le langage et annonce, par le même mouvement, un univers nouveau. Elle saisit tout d’abord des émotions imaginées dans le « piège des mots », et ce par la formulation d’un rapport analogique entre deux réalités aussi éloignées que possible. Elle fixe aussi la durée et l’éternise, pour célébrer l’a-temporel. L’image se transforme elle-même en poème.

Notes
259.

Ibid.

260.

J.-J. ROBRIEUX, Les figures de style et de rhétorique, Paris, Topos 1998, pp.20-21.

261.

A. BRETON, Le signe ascendant, Paris, Gallimard, Collection Poésie 1999, p.7.