L’écriture automatique et les figures de style

Parmi les plus importantes spécificités des textes automatiques, nous prendrons en considération leur richesse en images, ou, tel que le souligne Breton, « un choix considérable d’images d’une qualité telle que nous n’eussions pas été capables d’en préparer une seule de longue main » 293 . Dans cette perspective, l’image poétique est à considérer comme la marque, ainsi que la preuve de l’automatisme, d’où, la valeur qu’on lui accorde dans la poétique surréaliste, essentiellement parce qu’elle renvoie théoriquement à la conception de Reverdy, dont l’essentiel a été cité par Breton dans Le Manifeste de 1924 :

‘L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités seront lointains et justes, plus l’image sera forte _ plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique […]. 294

Toutefois, Breton a apporté maintes transformations dans cette conception, dans la mesure où il a insisté sur le fait que l’image ne peut être une création volontaire, mais un produit de l’arbitraire, ainsi que du hasard, et, en particulier, créée en l’absence complète de préméditation et de calcul. Il la redéfinit comme une jonction complexe et énigmatique de deux termes que rien ne devrait en principe assembler, conformément à l’illustre formule de Lautréamont « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » :

‘C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue ; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux conducteurs. 295

Par conséquent, nous indiquons que les surréalistes ont accordé un intérêt particulier à l’image poétique, mise en place grâce à l’écriture automatique, tel que le confirme Breton, dans le premier Manifeste :

‘L’atmosphère surréaliste créée par l’écriture automatique, que j’ai tenu à mettre à la portée de tous, se prête particulièrement à la production des plus belles images. Nous pouvons même dire que les images apparaissent, dans cette course vertigineuse, comme les seuls guidons de l’esprit. L’esprit se convainc peu à peu de la réalité suprême de ces images. 296

Par ailleurs, même ceux des surréalistes, qui ne plaçaient l’automatisme qu’en second rang, souligneront avec fermeté cette suprématie de l’image, puisqu’elle constitue, selon eux, le fondement même du surréalisme. Tel est particulièrement le cas de Louis Aragon qui propose, dans la première partie du Paysan de Paris, une sorte de contre-définition du surréalisme dont le noyau est l’image :

‘Le vice appelé surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’univers. 297

Célébrée pour son arbitraire, l’image surréaliste ne peut pas être envisagée comme un procédé dérisoire, consistant à associer systématiquement et interminablement ce qui est sans lien, dans le but de produire des êtres de langage hétéroclites et contre nature. Elle est pratiquée spécialement selon un principe philosophique posé par les surréalistes, dans l’intention de justifier qu’elle possède une propriété qui lui est spécifique, celle de modifier, en la bouleversant, notre représentation de la réalité, de manière à ce qu’elle soit reformulée et recréée autrement par l’outil-image. Par ailleurs, le recours à l’image poétique permet aussi la transformation du langage, grâce à un procédé purement surréaliste, « le nominalisme absolu ». Cette technique permet de faire surgir une réalité nouvelle et jusqu’alors inconcevable, par le biais d’un débordement d’images parmi les plus invraisemblables, ayant pour conséquence l’enrichissement du monde, ainsi que son ascension jusqu’à un niveau où foisonnent les correspondances et les possibilités. De ce fait, l’image n’est plus prise en compte telle une insignifiante figure de style, mais, par sa force dynamique, elle dévoile ou plus exactement crée les potentialités inexploitées dont la réalité était pleine, par le seul libre jeu des mots.

D’un autre point de vue, Laurent Jenny affirme qu’il existe un point commun qui peut relier, d’un côté, les figures et, de l’autre côté, l’automatisme caractérisant l’écriture surréaliste, à savoir une modification de la représentation habituelle que nous possédons de la parole. Nous citons :

‘Effectivement ce qu’on appelle communément les ‘’figures’’ a moins une valeur d’ornementation que de ressourcement du discours à une actualité neuve de l’expression. Faire figure, c’est faire écho à la singularité d’un usage de la parole ; c’est esquisser une langue nouvelle qui réponde à l’inédit d’une circonstance de discours […] Or ce déplacement figural de la langue est impliqué par toute réalisation de la parole […] 298 . ’

En conséquence, pour réaliser leur projet de transformation, les surréalistes introduisent, dans leurs écrits automatiques, un nombre considérable de figures, puisque ces dernières conduisent à « l’ouverture de la parole comme un jeu d’écarts contractuel, une transgression réglée d’espèce essentiellement sociale et relationnelle », tout en exigeant « une entente interlocutoire aussi bien sur les normes que sur les écarts discursifs » 299 , dans le but d’obtenir finalement « une parole d’un nouveau type : a-chronique, non subjective, totale et indécidable », qui révèle une « intention totalisatrice » 300 dans la plupart des textes automatiques.

Néanmoins, « automatisée », la parole rend imprécise la distinction entre « figure » et « non-figure », et donc complique tout essai pour les différencier, d’autant plus que la figuralité suppose deux alternatives, comme le suggère Laurent Jenny, soit « un contrat rhétorique » réalisable à la suite d’un accord sur « un répertoire d’écarts significatifs », soit « une négociation pragmatique » qui consiste en « une singularité stylistique [qui] apparaît comme le support de significations indirectes reconstructibles par le destinataire » 301 . Ce qui laisse présumer la coprésence de « deux consciences linguistiques distinctes », de celui qui produit le message figuré et de celui qui le reçoit, et ce « dans une intersubjectivité de la parole » 302 . Toutefois, les textes automatiques fonctionnent de telle sorte qu’il se crée une dépersonnalisation du sujet producteur, et il ne reste que le destinataire sur lequel repose la possibilité d’établir une différenciation entre littéralité et figuralité. Cependant, cette tâche se montre difficile, car il n’existe aucun moyen fiable lui permettant de trancher. Et pour justifier cette hypothèse, L. Jenny évoque la difficulté de distinguer, « dans le cas des ‘’images’’ surréalistes […], entre une littéralité merveilleuse et une métaphore redécrivant des aspects inédits du réel », sans oublier de signaler qu’un « soupçon de polysémie » « virtuelle » 303 , puisse se transformer en une caractéristique généralisée du texte automatique.

Notes
293.

A. BRETON, Manifestes du surréalisme, Gallimard 1977, p.326.

294.

Ibidem., p.324.

295.

Ibidem., pp.337-338.

296.

A. BRETON, Manifestes du surréalisme, J.J. Pauvert 1962, p.53.

297.

L. ARAGON, Le Paysan de Paris, Gallimard 1978, p.82.

298.

L. JENNY, « L’automatisme comme mythe rhétorique », Une pelle au vent dans les sables du rêve, Lyon, Presses universitaires de Lyon 1992, p.28.

299.

Ibidem., p.28.

300.

Ibidem., p.29.

301.

Ibidem., p.29.

302.

Ibidem., p.29.

303.

Ibidem., pp.29-30.