Les différentes pratiques de l’écriture automatique

Dans cette partie, nous mettrons en relief la variété des pratiques par le moyen desquelles l’automatisme verbal a été revendiqué.

La dictée et le pastiche

L’écriture automatique est une expérience fondée sur un modèle unique, « constitutive et régulatrice d’un groupe fermé » 312 , mais, elle est loin d’établir une action collective. D’où, les usages diffèrent, et parmi lesquels nous pouvons évoquer le fait que l’automatisme soit intégré, dans le cadre textuel, de trois façons distinctes : ou bien d’une manière directe par le biais de « la citation » ou du « collage », ou bien par l’intermédiaire d’une « réécriture », ou bien par la sélection de la vitesse en tant que « critère énonciatif » 313 , tout en préservant un lien étroit entre l’automatisme et sa simulation.

Néanmoins, les dissemblances au niveau des usages sont souvent dissimulées, et c’est sur quoi insiste Michel Murat qui voit que « la pratique de l’écriture automatique » procède de manière à ce que « les antinomies qui découlent du modèle de référence disparaissent ou sont reléguées au second plan ». Il énumère ensuite les distinctions qui peuvent être relevées entre les différents écrivains, à savoir essentiellement « l’opposition entre ‘’passivité’’ (Breton) et activité paranoïaque-critique (Dali) ; entre expression (Breton) et invention (Aragon). A la limite, même l’opposition entre authenticité (Breton) et simulation (Aragon) perd sa substance, dès lors que l’on accepte que le pastiche puisse ‘’incorporer’’, comme le dit Aragon, les vertus de l’automatisme » 314 .

Et si nous nous intéressons aux propriétés accordées à l’écriture « automatique » aragonienne, nous devons, tout d’abord, mentionner que cet auteur ne s’est pas conformé à la première exigence de la pratique automatique, puisqu’il ne l’a jamais considérée comme une activité de groupe. La preuve en est que, parmi les neuf textes qui forment notre corpus, il n’a jamais été question d’une production à plusieurs, tel que le justifie les précisions sur la date et/ou le lieu de la rédaction (« Juillet 1919, Café La source, boulevard Saint-Germain, « Quelque part dans l’été 1920 » ou encore « Commercy 1919 »). Autrement dit, Aragon ne conçoit aucunement l’écriture automatique comme un phénomène pluriel, mais accorde, en l’appliquant, un intérêt considérable au geste inventif, qui ne peut être qu’unique, émanant d’un seul sujet à la fois.

Par ailleurs, nous remarquons une association contradictoire, à certaines mesures, entre l’« invention » et la « simulation », en ce sens que, d’une part, l’auteur affiche une distanciation par rapport à la norme mise en place, de manière à ce que son écriture soit spécifiée des autres grâce à des nouveautés qui font son originalité, et d’autre part, parce qu’Aragon peut se conformer aux règles sans pour autant les respecter à la lettre. En ce qui concerne le « pastiche », nous précisons qu’il ne consiste pas à copier gratuitement, mais à reprendre en modifiant, dans le but de réaliser certaines finalités posées d’avance par celui qui écrit, en s’appuyant particulièrement sur un ensemble d’« opérations complexes de sélection et de montage […] d’insertions par collage et de corrections […] » 315 . Voici un exemple où Aragon, après avoir laisser surgir des images « spontanées », qui ne sont que le résultat d’une dictée « pure » de la pensée, et qui ne présentent, en apparence, aucun lien logique entre elles, se ressaisit et offre un autre tableau qui semble de sa propre création :

‘Ne faites pas allusion aux oiseaux des régions antarctiques j’y vois plusieurs inconvénients. Les feuillages viennent heureusement cacher tout ce qui s’agite plus doucement que les cocktails dans les plis profonds et poussiéreux de mon cerveau Je vous en prie n’approchez pas la lampe à huile de cade ni les pinces à disséquer les cœurs Où fuir les regards méchants des passants qui tracent un tissu serré de pas Tissu qu’on ne peut comparer pour la finesse à la toile d’araignée et encore moins à l’émoi d’une jeune fille qui vient de rencontrer pour la première fois les yeux d’un homme étranger mais de bonne mine.’ ‘(« L’épingle stérilisée », Ecritures Automatiques, p.146)’

Dans cette première partie du texte, nous observons qu’Aragon s’approprie la méthode automatique, dans la mesure où il écrit sans se soucier d’aucune contrainte logique et associe étroitement des énoncés sans lien rationnel apparent. De ce fait, les images défilent indépendamment les unes des autres, quoiqu’elles donnent une impression du déjà-vu. En d’autres termes, elles ne sont pas propres à Aragon, mais seulement reprises par lui et modifiées. Tel est le cas de la métaphore déterminative, qui assemble « plis profonds et poussiéreux » et « cerveau », qui paraît « ordinaire », en ce sens que, pour dire généralement qu’il demeure toujours une zone partiellement explorée de l’esprit humain, on recourt souvent à une image qui renvoie à l’obscur et à l’inconnu. Autre métaphore revivifiée, celle d’un « tissu serré » qui signifie habituellement une extrême multitude, ici, celle « des pas » qui remplacent les fils, parce qu’ils sont aussi nombreux, légers et surtout éphémères, ne signalant qu’un passage. Il est de même pour la comparaison de la finesse, fréquemment assimilée à « la toile d’araignée » ou à la pudeur des jeunes filles. Au premier abord, Aragon semble fidèle à l’automatisme, puisqu’il écrit sans contrainte, alors qu’il se réfère en réalité à des images qui appartiennent à un héritage collectif. Néanmoins, ce cours intarissable des paroles n’est autre qu’une simulation de l’écriture automatique, dans la mesure où nous pouvons deviner un rapport profond qui permet de joindre les différents composants de ce texte, si nous admettons que le poète procède par allusion. En d’autres termes, chaque phrase (indiquée par la majuscule) rappelle la précédente et relance implicitement la suivante, comme l’image des « feuillages » qui évoque celle des « régions antarctiques » et prépare celle de l’obscurité (cacher, profonds) qui règne sur notre connaissance de l’esprit humain. Grâce au même procédé, l’évocation de la lampe affiche cette volonté d’éclaircir les « plis profonds poussiéreux de mon cerveau », d’autant plus qu’elle est liée à une ‘’opération chirurgicale’’ (« pinces à disséquer les cœurs »). Par la suite, « éclairer » exige la vue, et donc « les regards méchants des passants », par opposition à celui d’un « homme étranger mais de bonne mine ». En somme, il se trouve que le texte d’Aragon, même s’il est « automatique », repose sur une certaine logique, dans la mesure où il n’est pas le produit d’une dictée pure de l’esprit, mais d’un travail d’écriture réfléchi et raisonnablement structuré.

D’un autre côté, à la première partie de ce texte qui se rapproche, comme nous l’avons vu, de l’automatisme surréaliste, répond une troisième qui paraît de la pure invention d’Aragon :

‘je me dérobe aux démons persuasifs de l’investigation Ils portent les mains sur ma personne dans cet endroit du cervelet qui produit la mort aux yeux blancs sous l’influence bienfaisante de l’épingle stérilisée Non non c’est-à-dire laissez-moi croire que je suis seul sous un arbre à lait dans le pays où les hommes sont si noirs qu’on ne songeait pas à leur ouvrir la poitrine pour en faire sortir du lait.’ ‘(« L’épingle stérilisée », Ecritures Automatiques, p.146)’

Au préalable, nous apercevons que le registre change et nous nous plaçons davantage dans une atmosphère fantastique, celle des rêves. Par conséquent, les métaphores rencontrées ici doivent être considérées comme des pures inventions du poète, même si l’inspiration onirique fait partie de la technique surréaliste, permettant davantage de liberté et accordant plus de possibilités de création à l’imagination. Dès lors, des créatures surnaturelles fourmillent dans l’espace textuel : grâce à l’amalgame d’une métaphore adjectivale et d’une autre déterminative, « démons persuasifs de l’investigation », le poète, à l’image de la divinité, conçoit des êtres vivants, doués de raison, quoiqu’extraordinaires. D’où, le recours à l’adjectif « persuasifs » et au substantif « investigation ». Dans deux autres métaphores déterminatives, « la mort aux yeux blancs » et « un arbre à lait », Aragon prend distance par rapport aux poncifs de l’écriture surréaliste et réinvente le monde des réalités selon une vision personnelle et énigmatique. Pourtant, pour déchiffrer ces images métaphoriques, il faut d’abord comprendre les motifs de ce passage de la simulation à l’invention, et le texte le dit :

‘La terrible aventure se poursuit à une vitesse folle et quand le film permet de voir les visages des acteurs on n’a plus envie de regarder tant leur expression est intime Sans autre parti pris que de garder l’équilibre de mes facultés je me dérobe aux démons persuasifs de l’investigation.’ ‘(« L’épingle stérilisée », Ecritures Automatiques, p.146)’

Dans une partie intermédiaire du poème, Aragon explique son exercice de l’écriture automatique qu’il indique par le biais d’une métaphore in absentia, « la terrible aventure », dans le but d’informer sur le caractère irrationnel et inquiétant de cette technique. Ainsi, la « vitesse folle » sert de première justification au jet initial du texte. En d’autres termes, c’est la précipitation qui lui a permis d’écrire automatiquement et, par conséquent, de se faire tort, comme le suggère l’emploi de l’adjectif à valeur péjorative « folle ». Par ailleurs, cette sélection de la vitesse est mise en lumière grâce à l’image du « film », dont la projection va en se ralentissant, pour rendre possible la perception des visages des acteurs, mais surtout pour révéler que la rapidité fausse la réalité des choses, d’où, il déclare qu’« on n’a plus envie de regarder tant leur expression est intime ». Quant à la deuxième justification de cet abandon de l’écriture automatique, elle consiste à « garder l’équilibre de mes facultés », car l’automatisme en tant que « terrible aventure », s’oppose à l’exercice de la raison. Dans cette perspective, les « démons persuasifs de l’investigation » prennent forme, pour désigner les poncifs surréalistes qui anéantissent tout recours à la raison, signalée par métonymie (« cervelet »). De surcroît, l’opposition entre le « je » solitaire, qui ne pratique pas l’écriture automatique, et les autres « hommes », voués exclusivement à cette technique, est renforcée par cette contradiction de lumière, dans la mesure où le clair, et spécialement le blanc, « je suis seul sous un arbre à lait », est en contraste avec l’obscur intense, qui caractérise des « hommes si noirs qu’on ne songeait pas à leur ouvrir la poitrine pour en faire sortir du lait ». Tout compte fait, nous pouvons admettre qu’Aragon assemble en les alternant la création et la reproduction, essentiellement parce que « [v]ers 1920-21, l’automatisme est exploré en tant que mode d’invention poétique, et réciproquement » 316 .

Néanmoins, la part de l’invention dans l’écriture automatique est souvent associée au pastiche, dans une « relation variable entre le ‘’dicté’’ et le construit » 317 . Elle est « variable » parce que la part entre les deux pôles n’est jamais aux mêmes proportions. D’ailleurs, dans certaines occurrences, le ‘’dicté’’, dans le sens de ce surgissement continuel de mots et que l’écrivain se suffit à enregistrer, « joue le rôle d’incipit », lorsqu’il est situé en première position, permettant de la sorte d’introduire la part de création, sous une multitude de formes, telles que « des formes mixtes d’enchâssement » 318 , que nous relevons d’« Ici Palais des délices », où les images s’emboitent les unes dans les autres :

‘Or au milieu des phares tournants je demeure muet de surprise en constatant la présence d’un petit cercueil confortable où dansent des poissons rouges Quand la lumière porte la main sur mon sein je bondis d’indignation vers un hémisphère plus serein Joli domaine O le dentiste il y a des rois qui descendent en riant Ici Palais des Délices On n’admettra pas les enfants au dessous de trente ans car le poker de l’amour engage très loin les patrimoines les vertus domestiques et les pures révélations de l’innocence.’ ‘(«Ici palais des délices», Ecritures Automatiques, p.144)’

Il est aussi concevable que la « dictée » soit mise en place grâce à un procédé d’ « accélération » et de « débordement », comme nous le remarquons « Au café du Commerce » :

‘La beauté de la femme m’émeut davantage que le loup garou l’explosion de grisou le chant du coucou hibou pou genou.’ ‘(« Au café du commerce », Ecritures Automatiques, p.147)’

D’abord, cette accumulation des termes se terminant par la même sonorité les rapproche et les assimile si nous avançons qu’il est question d’une métaphore par apposition, et ensuite, elle donne l’impression qu’on est à la poursuite d’une perception en mouvement, dont le cheminement est prolongé dans le temps et dans l’espace.

C’est aussi le cas de cet autre extrait du même texte où, par le biais d’une série de métaphores appositives, le poète tente de définir la nature de sa parole, au moyen d’un ensemble de termes-images, qui révèlent, par l’absence même de déterminants, l’accélération qui est à l’origine de cette écriture, explicitement désignée par ce « va et vient incessant » :

‘Tout le monde est fou ma parole Image Monstre Rêve souterrain des banquets mortels au pays des Calabrais de contrebande _ Quel va-et-vient incessant d’anges bleus […].’ ‘(« Au café du commerce », Ecritures Automatiques, p.147)’

Aragon redéfinit la parole en modifiant la représentation qu’on a déjà de cette dernière, en ce sens qu’il ne s’agit plus d’un moyen de communication, mais d’un outil de création littéraire, conformément à ce que revendique le surréalisme. La parole devient, en premier lieu, poétique, parce qu’elle équivaut à « Image ». En second lieu, elle est « monstrueuse », car elle est fantastique, provenant de la pure imagination de l’auteur. En dernier lieu, elle est onirique, vu qu’elle surgisse d’un « rêve souterrain », dérobée, par « contrebande », du contrôle de la raison.

En outre, ce procédé de la dictée ne peut être considéré, que théoriquement, comme un « donné ’’pur’’ », qui signifie, en d’autres termes, une production miraculeuse et totalement inconsciente, sans aucune intervention à caractère raisonnable de la part du récepteur-écrivain. Voici un texte de circonstance, rédigé après la mort de Vaché et sur lequel règne un air de désolation, étant donné qu’il est dicté uniquement dans l’intention d’exprimer une douleur atroce, éprouvée à la suite de la disparition d’un ami, sans qu’il y ait recours ni à des images fantastiques, ni à des structures recherchées :

‘L’échelle de sentiments naïfs n’est pas la même pour tout le monde et voilà bien le point de départ d’un malentendu qui ne risque plus guère de s’aggraver du train dont va la vie en ce prêche pervers et assez mal renseigné.’ ‘Les souvenirs que les gens furent jeunes rassemblent avec application gardent de ces époques jaunes et un peu poussiéreuses nous ne savons pourquoi l’odeur d’aucun herbier A la mort de l’un des compagnons que deviendront ses biens indivis que les notaires considèrent avec un petit air sceptique comme le chien de la gâchette d’une arme automatique servant l’homme à se cacher des pires desseins.’ ‘(« L’odeur d’aucun herbier », Ecritures Automatiques, pp.143-144)’

M. Murat désigne également le pastiche par le terme « construit », parce que ce procédé nécessite que les éléments repris soient « reconstruits », c’est-à-dire refaits et remaniés pour créer du nouveau à partir d’un ancien produit. L’auteur donne comme exemple essentiel « les développements d’allure automatique du Paysan de Paris » qui se manifestent principalement dans « les petits récits de l’ennui », par « allusion aux ‘’historiettes’’ de Breton ». Il est de même dans le Traité du style où ce procédé contribue à mener « la surenchère théorique » sur laquelle est fondé ce livre par le recours à des « retournements acrobatiques ». En conséquence, il est nécessaire de prendre en considération ces deux œuvres, dans une partie ultérieure de ce travail, et de relever les exemples qui témoignent de ce recours au pastiche de la part d’Aragon, un emploi qui s’avère exceptionnel, car il a pour finalité de « déjou[er] la stéréotypie, et la retourn[er] en invention »319, tel que dans cet exemple des « Ecritures automatiques » :

‘Je veux parler de cette machine à battre le blé qui frappe dans ses mains suivant les attitudes de l’horloge pensive et muette et qui distribue au dessus des têtes les instants dorés de la paresse par miracle à la grande roue des punitions.’ ‘(« L’institutrice », p.143)’

Pour remémorer les souvenirs d’enfance, on évoque souvent les moments agréables vécus durant les vacances d’été, pendant lesquelles on garde, vivante dans les esprits, l’image de la moissonneuse-batteuse dont le mouvement est ici scandé par celui de l’horloge. A cet effet, Aragon emploie une image appartenant à l’héritage littéraire. Cependant, ce pastiche est « reconstruit » et renouvelé, car si nous établissons un lien entre le titre et le texte, nous pouvons supposer que, par métaphore in absentia, « cette machine à battre le blé » n’est autre que « l’institutrice », d’abord, parce que cette dernière est personnifiée, dotée de « mains », et caractérisée par deux adjectifs, « pensive et muette », qualifiant l’humain. De plus, elle est placée en position de force, « au dessus des têtes », par rapport à ses élèves, leur accordant un moment de réflexion, et par conséquent, « des instants dorés de la paresse », tout en les épargnant toute forme de « punitions ». En effet, le « construit » se refait, chez Aragon, essentiellement par le biais des figures de style : en premier lieu, la métaphore in absentia, enrichie par la personnification, mais aussi par l’hyperbole, exprimée par « la grande roue des punitions ».

Dans cette perspective, le texte automatique, fusionnant ces deux procédés, affiche une « hétérogénéité » qui lui est « constitutive », selon M. Murat 320 .

Notes
312.

M. MURAT, « Jeux de l’automatisme », Une pelle au vent dans les sables du rêve, Lyon, Presses universitaires de Lyon 1992, p.11.

313.

Ibidem., p.20.

314.

Ibidem., p.11.

315.

Ibidem., p.12.

316.

M. MURAT, « Jeux de l’automatisme », Une pelle au vent dans les sables du rêve, Lyon, Presses universitaires de Lyon 1992, p.12.

317.

Ibidem., p.13.

318.

Ibidem., p.13.

319.

Ibidem., p.13.

320.

Ibidem., p.13.