Présences dans un texte automatique

La parole, à l’origine de l’automatisme, est monologique, c’est-à-dire qu’elle est manifestée dans le texte, au moyen d’une seule voix, s’exprimant avec un grand subjectivisme. Il s’agit constamment d’un « je » solitaire qui prend la parole et exprime toutes ses pensées et ses sensations, référant souvent au scripteur lui-même. Ainsi, un écrit automatique tente de rejoindre, et par la suite, de s’assimiler à un discours lyrique, au point que les séquences surréalistes s’introduisent dans un texte particulièrement poétique jusqu’à fusionner avec lui. Comme dans cet exemple :

‘Les images nues m’ont fait tellement horreur quand j’allais au lycée la serviette autour du cou que je ne puis sans frémir songer au jeune Anaximandre de Léon.’ ‘(«Ici palais des délices », Ecritures Automatiques, p.144)’

Alors que l’emploi d’un nom exceptionnel et érudit dans l’écriture automatique est souvent considéré comme insolite, nous relevons ici l’emploi d’une appellation apparemment savante, mais qui s’avère aussitôt inventée, « Anaximandre de Léon ». Le philosophe présocratique Anaximandre, théoricien de l’infini, n’est pas connu sous la dénomination « de Léon », qui désigne une province d’Espagne, par allusion, probablement, à un autre nom d’origine espagnole qu’Andrieux, le père naturel de Louis Aragon, accorde à son « fils ». Nous remarquons, en plus du rapprochement phonique entre « Andrieux » et « Anaximandre », une autre assimilation entre ce dernier et André Breton. Par ailleurs, nous constatons, par le simple emploi d’un nom, que ce « je », désignant Aragon lui-même, expose sa situation familiale et son état civil. Toutefois, cet extrait demeure énigmatique, puisque la métaphore adjectivale, « les images nues », est difficile à interpréter, sauf si elles font référence à la profusion des représentations figurées que l’écriture automatique permet d’obtenir. En outre, par la mise en scène du « je » du scripteur, l’écriture surréaliste se décrit elle-même.

En tant qu’autre présence, nous relevons une interruption fréquente et vive de la part du scripteur, qui s’affiche souvent dans son texte automatique, afin de prouver une vigilance indéniable vis-à-vis de tout ce qui constitue son écrit. Cette intervention se distingue de l’énoncé dans lequel elle est intégrée, dans la mesure où elle est formulée par le biais de différentes allusions incorporées dans la structure du récit, ainsi que dans l’imaginaire du scripteur. D’un autre côté, la participation de celui-ci consiste essentiellement en « une auto-évaluation des effets du non-sens, plutôt qu’à une recréation signifiante » 323 , en ce sens que l’ensemble des commentaires et des réflexions, inséré dans le texte qui le glose, est à considérer comme un mode de relecture et de mise à l’épreuve de l’automatisme, en vue de la vitesse avec laquelle il procède pour produire ses œuvres, tel qu’il apparaît dans ces exemples :

‘On m’a dit qu’un seul serpent python mangeait deux fois son poids d’aiguilles de pin pour se perforer le cœur Quelle supposition.’ ‘(« Ici palais des délices », Ecritures Automatiques, p.144)’

Le scripteur rapporte des propos, ceux des autres, mais sans pour autant éviter de les critiquer et même de les dénier, d’où, nous distinguons qu’une sorte de distanciation s’installe entre ce « moi » et le groupe désigné par le pronom « on ». En effet, attentif à tout ce qu’il reçoit, le « je » fait le tri.

Ou encore dans le poème « Au café du commerce » où un orateur reconnaît ses torts et demande le pardon, toutefois, en ayant recours à un « bavardage » plaisant, qui fait référence à ce goût affiché pour la contradiction chez les dadaïstes :

‘La beauté de la femme m’émeut davantage que le loup garou l’explosion de grisou le chant de coucou hibou pou genou Je regrette de ne trouver d’autre point de contact avec la réalité ou plutôt des points de comparaison si médiocres Les larmes coulent dans tous les sens sur les joues des dialecticiens les plus éclairés.’ ‘(« Au café du commerce », Ecritures Automatiques, p.147)’

Alors qu’en premier lieu, le scripteur met en place une comparaison insolite entre la beauté féminine et un ensemble d’éléments étrangement rassemblés les uns aux autres, sous forme de métaphores appositives, il cherche à justifier cette image qu’il a lui-même inventée. Cependant, il adopte un ton ironique, souligné par l’emploi de l’adjectif « médiocres », d’autant plus que l’adverbe d’intensité « si » accentue. Ce qui dévoile l’insincérité de ses propos, et, par conséquent, sa position négatrice et modificatrice vis-à-vis de « la réalité ». Pour clore cette séquence, il montre aussi son attitude face aux « dialecticiens » qui s’opposeront à ses images, parce qu’elles ne sont pas fondées sur les lois de la logique. Il se moque d’eux, en ayant recours à l’exagération, « les larmes coulent dans tous les sens », dans l’intention de ridiculiser les adeptes de la raison. Dans cette perspective, nous pouvons dire que l’auteur écrit, explique ce qu’il écrit, rapporte les commentaires de certains de ces lecteurs, de même que son attitude à leur égard : le texte s’écrit au même moment qu’il est lu.

Dans le même poème, une autre voix, (vous, madame), ne fait son apparition que pour se faire taire aussitôt, car elle désempare la raison :

‘Le meilleur de moi-même est une histoire ancienne reliée veau et cuir Je ne comprends pas très bien Dormez Madame et ne m’importunez de vos réflexions idiotes. (p.147)’

D’où, cette opposition entre le « moi » et « Madame », dans la mesure où le « meilleur » du premier est assimilé métaphoriquement à « une histoire ancienne », et, par conséquent, caractérisé par une continuité logique dans le temps. Cependant, le « moi » est également précieux et important, en raison de la reliure « veau et cuir », alors que les « réflexions » de son interlocutrice sont, à son image, « idiotes ».

En outre, l’incompréhensibilité peut être un prétexte pour installer une attaque sarcastique adressée au lecteur, afin de le déstabiliser, comme le témoigne l’emploi de l’adjectif à valeur péjorative « stupides », mais encore pour l’inciter à prendre position face à ce qu’il reçoit et ne pas se suffire à être uniquement un simple spectateur ou « assistant ». Il doit participer à la production du texte qu’il est en train de lire, conformément aux pratiques à la fois maldororiennes et dadaïstes. Nous citons à titre d’exemple :

‘J’aurai beau donner ma langue aux chiens les mots prendront une inflexion troublante pour les assistants stupides.’ ‘(« Une leçon de danse », Ecritures Automatiques, p.149)’

Par ailleurs, l’autre peut être présent dans l’espace du texte automatique, sous la forme d’une autre voix qui fait irruption, ou en tant que plusieurs interlocuteurs spécifiés même au moyen des signes typographiques. Voici un exemple extrait du poème « Au café du commerce » où les tirets indiquent deux répliques distinctes :

‘Le plus beau de l’affaire le crime de la rue Balzac _ Demeure encore un instant Marie _ et l’on ne sait plus que devenir.’ ‘(« Au café du Commerce », Ecritures Automatiques, p.147)’

Par conséquent, la « simulation » introduit l’autre dans l’espace textuel, et l’activité automatique exige moins d’engagement de la part de l’auteur, en comparaison avec d’autres exercices.

Pour conclure, il est possible de confirmer que l’ensemble des ces interventions plus ou moins soudaines ont pour principal rôle d’émettre un jugement auto-critique sur le contenu du texte, et plus particulièrement sur l’inspiration. Néanmoins, ce commentaire peut être dévalorisant, tel que dans cet extrait du même poème, et dont le titre même formule une distance ironique par rapport au contenu :

« Ennuyeux traits de plume ». (p.148)

De plus, si ces interruptions cursives peuvent être parfois assimilées à des réflexions secondaires, dans la mesure où elles font désormais partie intégrante du texte automatique, essentiellement dans ceux d’Aragon. Il a été reconnu qu’il écrivait ses textes surréalistes en occupant une position significative, celle du lecteur, se permettant à la fois de rédiger et de commenter. Par ailleurs, il existe souvent une perpétuelle confusion entre la parole automatique et une autre qui pourrait exister dans un même espace textuel.

Notes
323.

N. LIMAT-LETELLIER, « Les  « Ecritures Automatiques » d’Aragon », Une pelle de sable au vent dans les sables du rêve, Lyon, Presses universitaires de Lyon 1992, p.47.