Les « Ecritures automatiques » entre lieux communs et originalité

Inscrites et produites dans le cadre de l’automatisme surréaliste, les « Ecritures automatiques » d’Aragon doivent nécessairement comporter un certain nombre de thèmes et de procédés caractérisant l’automatisme et pouvant être considérés comme des lieux communs. Nous allons en recenser quelques uns, et surtout reprendre des exemples proposés par Nathalie Limat-Letellier.

Selon M. Riffaterre, les « associations verbales incontrôlées », ne respectant aucune règle de la logique, et qu’il désigne par « effets d’automatisme » 324 , constituent un premier aspect stylistique commun à la production automatique, et que nous rencontrons éventuellement dans les « Ecritures » d’Aragon, d’autant plus que ces suites particulières de mots dépassent considérablement en importance « les enchaînements logiques », tout en épousant plusieurs formes dans le cadre textuel.

D’abord, il est possible de relever des termes utilisés par syllepse, et autrement dit dans deux acceptions différentes, une propre et une autre figurée, tel que dans cet exemple qu’offre N. Limat 325  :

[…] n’approchez pas la lampe à huile de cade ni les pinces à disséquer les cœurs.

(« L’épingle stérilisée », Ecritures automatiques, p.146)

Ici, cet auteur affirme que l’effet d’automatisme réside dans l’expression « la lampe à huile de cade », acceptant un double emploi ou une double lecture. En premier lieu, « la lampe à huile », en tant que moyen d’éclairage, se trouve associé à une huile particulière, celle de « cade », « extraite d’un genévrier du Midi, utilisée comme désinfectant en dermatologie », et donc permet de garder une cohérence logique par rapport à ce qui suit, c’est-à-dire « les pinces à disséquer les cœurs » et on reste dans une ambiance « chirurgicale ». Pourtant, une autre lecture est aussi possible que la première, dans la mesure où, par référence au contexte général, « la lampe à huile de cade » acquiert un sens figuré, ne se situant plus au niveau de la concrétisation, mais l’expression signifie que l’écrivain met en lumière une « investigation chargée d’éclairer les pensées secrètes ». Toutefois, cette recherche est prise en considération comme une blessure, d’où, l’image référant à un acte chirurgical. Par conséquent, nous remarquons qu’une double perception sémantique d’un lieu commun peut entraîner une métaphore originale, qui sert principalement à modifier la représentation déjà acquise de la réalité.

Par ailleurs, les associations particulières et surprenantes caractérisant l’écriture automatique surgissent aussi dans des listes infinies de mots, ayant uniquement pour point commun une même terminaison, dans le but de créer un effet sonore le plus souvent dérisoire. Il en est ainsi dans cet exemple :

La beauté de la femme m’émeut davantage que le loup garou l’explosion de grisou le chant du coucou hibou pou genou.

(« Au café du commerce », Ecritures Automatiques, p.147)

A côté de la comparaison de supériorité qui accorde de l’avantage à la beauté féminine par rapport aux autres éléments mentionnés, nous relevons une métaphore appositive qui assimile, en les plaçant sur un même pied d’égalité, les comparés, alors que rien ne les rattache dans la réalité, à l’exception d’un effet de surprise plus ou moins intense qu’ils ont sur celui qui peut les percevoir. Néanmoins, pour clore cette série d’éléments équivalents par métaphorisation, le poète a eu recours à certains mots (hibou, pou, genou), associés par pur hasard, uniquement parce qu’ils se terminent par le même son « ou », et qui basculent l’image vers l’incompréhensible et plus probablement vers un jeu ludique, où les mots perdent sens ou plutôt en acquièrent un autre au-delà de la logique.

Ce même procédé sonore apparaît ailleurs dans le corpus, où l’auteur emploie les mêmes termes, mais dans un autre ordre :

La dame du comptoir […] relève ses bas j’ai vu ses genoux hiboux poux.

(« Au café du commerce », p. 147)

Il est possible d’affirmer qu’Aragon se plaît à mettre en place ces jeux de mots relevant de l’écriture automatique, et qui servent, vu leur profusion, à produire son texte grâce à des ressemblances phoniques. Dès lors, le principe constructeur du texte n’est plus situé au niveau du signifié, mais repose sur cette assimilation sonore des signifiants. Dans cette perspective, nous analyserons cet exemple :

La maîtrise de soi-même est une martre qui suit lentement les cours d’eau.

(« Une leçon de danse », p.148)

Dans cette autre métaphore avec « être », le poète établit une identification entre deux éléments qu’habituellement rien ne rattache. Cependant, avant de chercher un trait sémantique commun entre les deux pôles de la figure, nous remarquons qu’il existe un lien phonique entre les mots « maîtrise, même et martre », au niveau de la première voyelle qui va en s’ouvrant : [metRiz], [mεm] et [maRtR]. Ce jeu phonétique est également expliqué par une paronomase, comme le suggère N. Limat 326 , dans la mesure où les mots « maîtrise » et « martre » peuvent être considérés en tant que paronymes dont la prononciation prête, plus ou moins, à la confusion.

Si ces suites fondées sur des sonorités similaires accaparent la surface textuelle, en dépassant parfois les limites de la phrase, sous la forme d’une énumération infinie, elles ne peuvent pas créer par elle-même une cohérence vraisemblable. Nous devons alors avoir recours à une explication sémantique, pour parvenir à vérifier, par exemple, l’identification entre « la maîtrise de soi-même » et l’image d’une « martre », puisque l’exploration de son moi intérieur peut s’effectuer « lentement » comme le mouvement de l’animal qui poursuit le cours d’eau. En conséquence, nous confirmons le point de vue de N. Letellier qui dit que « la liberté du paradigme sémantique tend à se substituer à la syntaxe narrative, bien que la couverture narrative crée l’illusion d’une cohérence qui facilite la lecture », en ce sens qu’un texte syntaxiquement correct peut dissimuler des incohérences sémantiques, tellement le poète est libre d’inventer des associations sonores des plus extravagantes.

Notes
324.

M. RIFFATERRE, « La Métaphore filée dans la poésie surréaliste », La production du texte, Paris Seuil 1979, respectivement pp.217-234 et 235-249.

325.

N. LIMAT-LETELLIER, « Les  « Ecritures Automatiques » d’Aragon », Une pelle de sable au vent dans les sables du rêve, Lyon, Presses universitaires de Lyon 1992, p.35.

326.

N. LIMAT-LETELLIER, « Les  « Ecritures Automatiques » d’Aragon », Une pelle de sable au vent dans les sables du rêve, Lyon, Presses universitaires de Lyon 1992, p.36.