Les « Ecritures automatiques » : entre imagination et vécu

Quoiqu’elles soient automatiques, les « Ecritures » d’Aragon mélangent des éléments réels avec d’autres imaginaires, dans la mesure où l’univers qu’invente l’auteur est fantastique, mais qui reste ancré dans un cadre vraisemblable.

Références au contexte historique

La plupart des textes automatiques d’Aragon ont eu pour lieu de rédaction, mais aussi comme scène, le « café » 330 . De la sorte, ils rappellent aussi bien des souvenirs de jeunesse vécus par le poète avec ses amis, que le rôle que jouent ces écrits, étant donné il s’agit à la fois d’un moyen de communication que de divertissement au sein du groupe surréaliste. De ce fait, la vie de café est exposée dans tous ses détails, à savoir les décors, les consommations, les clients de même que leurs comportements et leurs conversations. Tout est intégré dans l’espace du texte pour constituer une mythologie surréaliste du quotidien, dans laquelle Aragon insiste à reconstituer la réalité en réorganisant les paysages, mais aussi en réinventant une « étrange parlerie » qui combine souvent un ensemble de « fausses conversations morcelées » pour dire « l’enjeu des facteurs énonciatifs, et une certaine discontinuité de la ‘’voix’’ aragonienne » 331 .

Dès lors, le café acquiert autant d’importance qu’il devient aussi un terrain d’inspiration et d’imagination où les idées et des éléments réels s’avoisinent, en ce sens que même des épisodes dramatiques se trouvent nuancés par des effets irréalistes de l’écriture automatique, comme lorsqu’il est question de guerre :

Or au milieu des phares tournants je demeure muet de surprise en constatant la présence d’un petit cercueil confortable où dansent des poissons rouges Quand la lumière porte la main sur mon sein je bondis d’indignation vers un hémisphère plus serein.

(« Ici Palais des délices », p.144)

Alors que la génération des surréalistes venait de survivre aux horreurs de la grande guerre, de souffrir intensément à la suite du décès d’Apollinaire et du suicide de Jacques Vaché, Aragon affiche une attitude surprenante puisqu’il paraît se balancer entre deux pôles opposés, entre les attirances de la mort accablantes et une fascination dissimulée par la vie et la création, d’où, la métaphore adjectivale, « cercueil confortable », qui associe à la fois le décès et la vie animée où « dansent des poissons », dont la couleur « rouge » peut suggérer celle du sang, et donc la guerre mortelle. Pendant que ses amis, et particulièrement André Breton, peinent sous le poids de cette crise et se déplaisent de tout travail littéraire, Aragon montre un optimisme incomparable en lançant un appel fervent pour garder confiance en l’écriture, et c’est pour cette raison qu’il recourt à une personnification de la « lumière », symbole de l’espérance, présentée ici en tant qu’« hémisphère plus serein », d’autant plus qu’elle (la lumière) est dotée d’une « main », par référence à l’écriture libératrice.

Par ailleurs, cette même oscillation entre espoir et désespoir se retrouve encore dans cet exemple où des sentiments contradictoires s’annulent :

vous n’imaginez rien de plus insinuant que le regard des blondes sauf  l’oiseau-à-pleurer qui vole avec des gémissements plaintifs et l’expression du désespoir le plus vif morne de la tempête les astres rient aux éclats. (« Ici Palais des délices », p.145)

D’un côté, le poète crée, par métaphore déterminative, un nouvel être extraordinaire, « l’oiseau-à-pleurer », pour dire l’intensité de la douleur qui règne sur l’ensemble du texte, par le biais d’un champ lexical étendu, celui du chagrin (pleurer, gémissements, plaintifs, désespoir, morne). D’un autre côté, il exprime aussi la joie par exagération, au moyen de cette personnification, « les astres rient aux éclats ». De surcroît, Aragon, par un même geste, associe et dissocie les deux sensations opposées, en joignant deux adjectifs de sens contraires, « le plus vif morne ».

En outre, la mort demeure un thème récurrent dans les « Ecritures automatiques », tel que dans « La ville assise dans les pavés » où le poète revivifie les moments récemment vécus durant la guerre. Dans ce cadre, les souffrances endurées coïncident avec un sentiment antinomique de jubilation patriotique, exprimée particulièrement par une aspiration à une libération prochaine grâce à laquelle les hommes redeviennent égaux. Ainsi, dans ces Ecritures aragoniennes, une appropriation du réel côtoie une perception fictive et imaginaire du monde, de même que les situations actuelles s’accompagnent d’une projection consciente dans le futur :

‘[…] les cadavres d’agent pourrissants aux carrefours depuis les jours déjà lointains du premier sursaut […] Alors on vit sortir […] un fantôme habillé en fantôme avec ses grands dents sonores ses façons de hocher la tête et la grande faux maçonnique qui signifie l’égalité des hommes et des femmes. (p.145)’

Dans le but de surpasser ce contexte accablant où la mort obsède les esprits, Aragon essaye de se libérer de cette atmosphère funeste, en recherchant des euphémismes et des ressources de l’humour, pour faire en sorte que l’œuvre, à la fois, remplace et protège contre cette menace d’anéantissement, au moyen d’un projet révolutionnaire qui consiste particulièrement en l’écriture automatique, d’autant plus qu’elle représente un ensemble de dangers irrévocables contre la raison et l’équilibre des facultés.

Dans l’un des textes automatiques intitulé « Les étoiles à mille branches » de l’été 1920, le poète ne peut s’empêcher de remettre en question l’avenir de la révolte, qu’il a menée avec les dadaïstes, et par la suite avec les surréalistes, contre la société de leur temps, et essentiellement contre le monde des lettres. Il constate que leur mouvement de rébellion n’est plus pris en considération, devenu un simple ornement dérisoire :

Fera-t-on de notre histoire des broches pour les jeunesses et les rires de bonne famille. (p.151)

Alors que la poésie surréaliste aspire à un agissement sur la vie quotidienne, sous la forme d’un lyrisme qui dit l’existence, en dehors de l’écriture et des mots, mais à partir d’eux, elle s’avère être une écriture du réel où il n’y a rien de vague, ni une sensation confuse du poétique, ni une confidences de l’âme, ni même une poésie d’ambiance.

Notes
330.

Ibidem., p.37.

331.

Ibidem., p.44.