Lisibilité et lecture du texte automatique

Face à un texte automatique, nous sommes souvent affrontée à une impression d’incompréhension et d’ambigüité. Toutefois, il s’agit d’une « réputation d’illisibilité » 336 que les surréalistes accordent par eux-mêmes à cette production et donnent, par la suite, des pratiques de lecture qui lui sont particulières, dans la mesure où le sens est souvent relégué en dernière position. Dans cette optique, nous nous référons encore à l’article déjà cité de Murat, puisque ce dernier s’intéresse à la réception de ce type de texte. Cet auteur prend comme illustration le cas de Breton qui « privilégie la soudaineté de l’émergence, le sentiment de certitude, au détriment du sens, qui reste aléatoire » 337 . Ainsi, le produit écrit importe plus que les idées qu’il pourrait véhiculer, car la dictée de l’inconscient révèle certainement des pensées qui n’obéissent pas aux exigences logiques, et comme le confirme M. Murat 338 « la production oblitère la réception, c’est-à-dire le travail de la lecture et les effets du texte ». Dès lors, le décodage consiste « en épreuve de sélection ou en rite d’initiation », dans la mesure où certaines caractéristiques du texte automatique, comme « l’imprévisibilité, l’absence de macro-structure, l’impossibilité de hiérarchiser en réseaux les associations insolites », rendent la lecture linéaire inefficace et inappropriée.

Par conséquent, écriture et lecture du texte automatique coïncident, du fait qu’elles prennent en considération « une volonté d’échange nulle » entre le lecteur et l’écrivain, d’où, une difficulté d’interpréter s’installe momentanément, vu qu’il est difficile d’établir un dialogue entre l’émetteur et le récepteur au point que le message ne peut être discerné. Néanmoins, Murat affiche une autre position, qu’impose « l’expression pure » 339 , automatique et surréaliste qui s’impose à l’esprit en dehors des exigences de la raison. Il s’agit de celle de « la communion ou l’attitude critique », en ce sens que le lecteur peut se mettre à la place de l’automate et, par conséquent, adopter, par choix, l’une de ces deux faces : d’une part, celle du « scripteur » par correspondance à l’idée de « communion », de sorte que le lecteur réécrit le texte automatique pour mieux le saisir et retracer le chemin adopté par l’écrivain et donc créer une sorte de complicité et de partage entre eux. D’autre part, le récepteur peut opter pour la position d’un « observateur », lui permettant d’occuper le rôle d’un « critique » qui examine et commente le texte. Dans les deux cas, nous remarquons que la lecture d’un texte surréaliste est une lecture active, puisqu’elle reproduit à son tour le produit premier (le texte premier).

En outre, pour lire leurs textes, les surréalistes recommandent une lecture qui en convient parfaitement, dans la mesure où toute tentative de décodage doit absolument être adéquate à « l’esthétique de la surprise », mise en place depuis le premier Manifeste du Surréalisme. En d’autres termes, l’impression initiale d’étonnement et d’incompréhension éprouvée par le lecteur ne devrait pas être un obstacle, l’empêchant d’aller au-delà des apparences énigmatiques. Pour cette raison Murat qualifie cette lecture par l’adjectif « exploratrice » pour dire qu’elle a pour fondement « la recherche de la merveille, du trésor à extraire » 340 , d’autant plus qu’elle pousse le lecteur vers l’exploration et la découverte de l’inconnu, et, par la suite, à lire entre les lignes et dégager le sens caché. En conséquence, le lecteur se transforme à son tour en un créateur du texte reçu, étant donné qu’il abandonne la méthode traditionnelle qui consiste à poursuivre une ligne directrice unique, et choisit une démarche de découverte, tel que le confirme Michel Murat en ces termes :

le texte dans sa linéarité, en dépit de l’idéologie du continu dont il relève, est presque d’emblée jugé fastidieux. 341

Par ailleurs, considérée pour un long temps comme le produit d’une subjectivité pure, la parole automatique se dévoile finalement être « dé-subjectivée », ce qui entrave sa réception, et au lieu d’ « être lue ‘’par tous’’, elle encourt le risque de n’être effectivement lue par personne », étant donné qu’elle est infiniment produite, et donc en aucun cas rare, et n’a pour unique portée positive que « d’introduire en chacun la conscience que l’ordre du signifiant n’est maîtrisable complètement par aucun contrat rhétorique » 342 .

Nous avons déjà essayé de mettre en lumière à quel degré la pratique de l’automatisme dans les textes aragoniens dits « automatiques » répond aux exigences de ce type d’écriture, en effectuant une analyse thématique et stylistique du corpus restreint des « Ecritures automatiques ». Mais, il est aussi important d’examiner d’autres écrits du même écrivain, dans le but de discerner les traces de cette modalité surréaliste dans ces œuvres et comment elles commentent cette expérience initiale, dans le but d’exposer son devenir et les modifications qu’elle a pu subir, d’autant plus qu’Aragon n’a pas cessé de formuler des réflexions critiques envers l’écriture automatique, depuis son invention. Par conséquent, nous chercherons à évaluer les indices de l’usage dans l’œuvre, mais de percevoir la problématique au niveau des figures de l’automatisme et de leurs significations.

En effet, l’expérience automatique a eu plusieurs conséquences sur l’écriture de l’auteur, puisqu’elle a contribué au développement d’une rhétorique de l’emportement et du déchaînement, ainsi qu’à la mise en place d’une perception baroque d’un monde en mouvement, dans lequel Aragon se laisse submerger, non pas par ses secrets les plus intimes, mais par un rythme intense qui caractérise le lyrisme éperdu de la surréalité.

Toutefois, la question primordiale qui nécessite une réponse est : « quelle est la part de la liberté acquise dans la conception de l’automatisme chez Aragon ? » :

Tout d’abord si Aragon admet que le surréalisme est spécialement « un automatisme psychique pur », c’est qu’il associe obligatoirement les deux concepts, dont la présence de l’un ne peut s’effectuer en l’absence de l’autre. Dans cette optique, nous pouvons dire qu’étant un surréaliste, il a écrit automatiquement, pour se conformer à cette découverte et la rendre envisageable grâce aux procédés de son écriture, caractérisée par l’obscurité, afin de garder intacts ses secrets les plus intimes.

Aragon a également pris en considération l’automatisme surréaliste parce qu’il lui reconnaît une qualité poétique importante, sans pour autant accorder de l’intérêt au critère d’authenticité, car tout texte à caractère poétique ne peut être obligatoirement fondé sur des évènements ou des informations des plus véridiques. Selon lui, les écrits automatiques doivent accomplir le « mouvement perpétuel » de la création, celle qui est appelée à évoluer au-delà des modèles et donner naissance à une production préservée de toute forme de poncifs. De ce fait, nous ne pouvons pas nier la constance de l’automatisme surréaliste dans l’œuvre d’Aragon, en ce sens que ce dernier reste fidèle à cette pratique grâce au « lyrisme de l’incontrôlable », conformément à un impératif surréel, un « lâchez-tout » libérateur, dans la mesure où l’expérience automatique, animée par l’aventure du langage, est reliée à la tentation des abîmes par l’intermédiaire d’une dictée de l’infini.

L’expérience de l’automatisme dans l’œuvre d’Aragon, quoique détournée parfois des principes, est vouée singulièrement à développer et à se reproduire indépendamment des modalités critiques et allusives qu’elle pourrait employer. De surcroît, l’automatisme chez Aragon repose sur un processus qui lui est particulier, celui qui combine écriture-lecture, afin d’équilibrer les manifestations instantanées de ce procédé et de remplacer par des représentations éventuelles ou des éclaircissements allégoriques les emportements premiers, aussi bien dans les poèmes en prose, les romans ou les dialogues dans lesquels on exalte l’imaginaire personnel. Bien que cette pratique propre à Aragon s’éloigne en se distinguant de l’automatisme initial, elle tente d’assurer d’autres moyens pour continuer l’exploration verbale de l’inconnu.

Notes
336.

M. MURAT, « Jeux de l’automatisme », Une pelle au vent dans les sables du rêve, Lyon, Presses universitaires de Lyon 1992, p.15.

337.

Ibidem., p.15.

338.

Ibidem., p.15.

339.

Ibidem., p.16.

340.

Ibidem., p.16.

341.

Ibidem., p.16.

342.

L. JENNY, « L’automatisme comme mythe rhétorique », Une pelle au vent dans les sables du rêve, Lyon, Presses universitaires de Lyon 1992, p.31.