Lecture du « récit surréaliste »

Dans une autre perspective, la lecture du « récit » surréaliste nécessite certaines considérations particulières. D’abord, parce que chaque texte offre une multitude de facettes, ensuite, parce qu’il invite à ce qu’il soit abordé de manière que ses spécificités propres soient préservées, sans omettre de tenir compte de la situation et l’évolution personnelles de son auteur, tel que dans le cas d’Aragon, qui s’orientera aussitôt vers le réalisme, en élaborant une esthétique totalement opposée à celle soutenue par Breton. Par ailleurs, il est également essentiel de ne pas négliger que certains de ces textes surréalistes racontent parfois une histoire, selon les normes de l’affabulation romanesque et du récit psychologique. Il est aussi probable de diviser les « romans » surréalistes, d’une part, en fictions ludiques et poétiques, et d’autre part, en récits autobiographiques. Cependant, ces œuvres présentent un aspect qui leur est commun, vu qu’elles se définissent comme « le récit d’une triple quête : du sens, du désir, de l’identité » 429 , selon une théorie élaborée par Philippe Forest, et que nous nous tenterons de justifier en ayant recours aux figures métaphoriques contribuant à l’élaboration de ce texte.

Premièrement, il est question d’une « Quête du sens », dans la mesure où, « pour les surréalistes, le roman doit proposer le récit d’une découverte. Passage au-delà des apparences, il est cheminement vers la signification cachée que ces apparences recèlent, exposent et dissimulent à la fois » 430 . Et pour réaliser ce dessein, le surréalisme recourt au langage automatique et propose de déchiffrer l’inconscient et de rechercher un sens inédit qui reste à découvrir, en interrogeant inlassablement les découvertes de l’esprit, afin de détecter les suites pratiques qu’il met en place, d’autant plus que cette écriture automatique, par opposition au dada et au collage cubiste, ne revendique plus le non-sens, mais prétend saisir, selon Breton, « la naissance du signifiant » 431 . En outre, les signes, constituant le monde des réalités, perçus d’ordinaire par les hommes comme des évidences banales, des éléments médiocres et insignifiants ou de simples corrélations, acquièrent une autre dimension et s’enrichissent par un nouveau sens que le héros surréaliste va se charger de fournir, en « faisant advenir la plénitude du sens là où l’on ne voit que l’insignifiance même » 432 . Par la suite, le roman surréaliste semble s’apparenter davantage au « récit initiatique », dans lequel le personnage principal, en parcourant Paris, accomplit son apprentissage et passe du statut de dadaïste à celui du surréaliste, de manière qu’il se procure de nouvelles connaissances et découvre des nouveautés qu’il communiquera aux lecteurs.

D’ailleurs, pour accomplir cette recherche du sens, le « roman » surréaliste appelle à percevoir le monde comme une énigme qu’il est essentiel de deviner, même s’il est « celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences, des réflexes primant tout autre essor du mental, des accords plaqués comme au piano, des éclairs qui feraient voir, mais alors voir, s’ils n’étaient encore plus rapides que les autres » 433 . Nous citons alors :

 Il ya dans le trouble des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l’infini.

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.20)

 Les secrets de chacun, comme celui du langage et celui de l’amour, me sont chaque nuit révélés, et il y a des nuits en plein jour.

(« Le passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.106)

Substituer la trame romanesque classique par cette perception inédite qui débouche obligatoirement sur une réalité plus riche de sens constitue le projet qu’Aragon se charge de réaliser dans Le Paysan de Paris. Toutefois, ce texte se distingue des autres écrits surréalistes, et particulièrement de Nadja, par le fait qu’il recourt en même temps à l’affabulation et aux divagations les plus déchaînées, tout en invitant à discerner, au-delà de l’ensemble des aspects apparents du quotidien, l’existence d’une réalité suprême qui est « cette divinité poétique à côté de laquelle mille gens passeront sans rien voir, et qui, tout d’un coup, devient sensible, et terriblement hantante, pour ceux qui l’ont une fois maladroitement perçue » 434 . En effet, des décors habituels ou des paysages ordinaires, tels que la galerie commerciale du « Passage de l’Opéra » ou le parc parisien des Buttes-Chaumont, se métamorphosent, sous le regard de l’auteur, pour devenir des lieux sacrés ou des labyrinthes mystérieux, de sorte que toute chose, aussi insignifiante et banale qu’elle soit, se modifie pour devenir un signe poétique, comme les vitrines, les statues ou les pompes d’essence qui forment une « mythologie moderne », exposée puis examinée tout au long du roman :

‘A toute erreur des sens correspondent d’étranges fleurs de la raison. Admirables jardins des croyances absurdes, des pressentiments, des obsessions et des délires. Là prennent figure des dieux inconnus et changeants. Je contemplerai ces visages de plomb, ces chènevis de l’imagination. Dans vos châteaux de sable vous êtes belles, colonnes de fumées !’ ‘(« Préface à une mythologie moderne », Le paysan de Paris, p.15)’

De surcroît, « chaque personnage, chaque rencontre, chaque scène ou figure deviennent des ‘’signes de la destinée’’, des messages que le roman a pour charge de décrypter » 435 .

Deuxièmement, la quête devient celle du désir, et plus exactement de « l’Amour fou ». Ce dernier, étroitement lié au merveilleux, est souvent mis en lumière comme l’expérience la plus extrême et la garantie la plus sûre de la félicité et de l’épanouissement, tel que le confirme Aragon dans sa Préface au Libertinage :

‘Je ne fais pas difficulté à le reconnaître : je ne pense à rien, si ce n’est à l’amour […]. Il n’y a pour moi pas une idée que l’amour n’éclipse. Tout ce qui s’oppose à l’amour sera anéanti s’il ne tient qu’à moi. 436

Néanmoins, les « romans » surréalistes ne peuvent pas être envisagés comme des « grands romans d’amour » conformément au sens romantique et généralisé de cette formule, mais ils sont un espace privilégié où l’amour triomphe en accaparant tout l’espace textuel, d’autant plus que ce dernier n’a parfois d’autre raison d’être que de glorifier le désir et de rendre hommage à celle qui l’inspire. Dès lors, le roman surréaliste n’est pas uniquement un texte dédié à l’amour et une célébration d’une figure féminine adorée, mais il est également, comme pour la poésie, un éloge infini de l’union des amants. Ainsi, l’attention du narrateur est aussitôt détournée de la signification de la flânerie nocturne des Buttes-Chaumont vers la femme qui surgit soudainement de ce lieu, et par conséquent, de son existence dans le but de la bouleverser :

‘Il y a pourtant dans l’amour, dans tout l’amour, qu’il soit cette furie physique, ou ce spectre, ou ce génie de diamant qui me murmure un nom pareil à la fraîcheur, il y a pourtant dans l’amour un principe hors la loi, un sens irrépressible du délit, le mépris de l’interdiction et le goût du saccage.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.65)’

Dans cet exemple, l’amour est mis en lumière par le biais d’un ensemble de métaphores avec « être », alors que le terme même n’est employé qu’au niveau de la première image coordonnée aux suivantes par la conjonction « ou » désignant l’équivalence. Ce sentiment est d’abord une « furie physique », en ce sens qu’il est inscrit à la fois dans la réalité charnelle, en tant que rapport intense des corps vers la fusion, mais aussi dans une perspective mythique, vu que nous pouvons supposer que la « furie » désigne chacune des trois divinités infernales correspondant aux Euménides grecques : Alecto, Mégère et Tisiphone qui rendaient fou celui qu’elles poursuivaient, telle que la passion. Par conséquent, le narrateur assimile le sentiment amoureux à un « spectre » ou à « un génie », qui sert pour l’essentiel à rappeler, à vénérer l’être adoré. Néanmoins, dans le surréalisme, l’amour s’associe à l’esprit de révolte, car il est fondé sur « un principe hors la loi, un sens irrépressible du délit, le mépris de l’interdiction et le goût du saccage ». Cette révolte est celle de l’individu, d’un côté, contre la religion, en accordant à la femme cette part d’adoration et de vénération due à Dieu, et d’un autre côté, contre la société, puisqu’elle classe l’amour libre sous l’enseigne de l’anarchisme, nécessitant d’être canalisé dans la cadre du mariage avec ses obligations, ses droits de propriété, ses tabous moraux, ses interdits légaux, et surtout l’hypocrisie du devoir conjugal.

En dernier lieu, la quête devient celle de l’identité, en ce sens que le récit se propose de répondre à la question capitale « Qui suis-je ? », en rétablissant la disposition véritable de l’existence, par le biais d’un ensemble d’évènements instantanés, mis en scène dans le « labyrinthe sans minotaure » ou le Paris du paysan, où le narrateur insiste à poursuivre inlassablement son image qui, comme son identité, se construit et se déconstruit interminablement. Ainsi, « loin des intrigues convenues d’un certain réalisme, le roman surréaliste se veut, très exactement, poursuite de cette expérience-ci qui fait sa singularité et lui donne son prix » 437 . Nous citons :

‘Ce qui me traverse est un éclair moi-même. Et fuit. Je ne pourrai rien négliger, car je suis le passage de l’ombre à la lumière, je suis du même coup l’occident et l’aurore. Je suis une limite, un trait. Que tout se mêle au vent, voici tous les mots dans ma bouche. Et ce qui m’entoure est une ride, l’onde apparente d’un frisson.’ ‘(« Le passage de l’opéra », Le paysan de Paris, pp.135-136)’

Le « moi » est ici situé aux confluents des opposés, étant donné qu’il ne peut se définir, ou parce qu’il fusionne le tout en lui-même, pour se présenter tel un être absolu, comme le dit W. Babilas qui recommande qu’« il faut se rendre compte qu’aussi bien l’homme que l’œuvre sont des ‘’contraires mêlés’’ (Le Paysan de Paris), et qu’on ne doit pas isoler les termes respectifs pour les élever au rang d’hypostases» 438 . Toutefois, les retrouvailles avec soi-même sont momentanées, comme le suggère la métaphore avec « être », qui met en place une équivalence entre le « je » et « un éclair ». Ainsi, se reconnaître est un acte extrêmement limité dans le temps, d’où, le recours au verbe « fuit ». Cependant, dans la suite de cet extrait, le narrateur tente de se définir, par le biais d’autres métaphores avec « être » où les contraires se conforment, au point de rendre cette recherche difficile, d’autant plus qu’il est indispensable de ne « rien négliger ». Par conséquent, le « je » choisit de se présenter tel un « passage », et même s’il réunit « du même coup l’occident et l’aurore », il demeure « une limite, un trait », dans la mesure où il ne peut être à la fois le couchant et le levant. Par ailleurs, nous signalons que, dans cette image, le narrateur ne répond pas à l’attente du lecteur lorsqu’il remplace l’orient par « l’aurore », dans le but de garder une musicalité interne, réalisée au moyen d’une correspondance entre les mots « ombre, lumière, aurore ». En outre, le « je » essaye de se présenter par rapport à « ce qui l’entoure », en ayant recours à d’autres métaphores avec « être », qui s’inscrivent dans une même optique, puisqu’il s’agit encore d’un « trait » qui prend la forme d’une « ride » ou d’une « onde apparente d’un frisson ».

L’objectif des surréalistes n’est pas alors d’éclaircir, pour la déchiffrer, la face inconnue du monde, mais de discerner la persistance du moi dans celui-là. Cette mise en lumière d’une expérience unique et subjective, et en d’autres termes, du « secret éternel de chacun » 439 , s’effectue par le biais d’un examen exhaustif des marques que l’univers dépose sur le moi, tels que les anecdotes, les souvenirs, les impressions... En effet, la création artistique, et en particulier le roman, procède de sorte que l’essence individuelle soit découverte, « notamment par le recours à un monologue intérieur demeuré célèbre », tout en « se constitu[ant] par la profusion de références d’emprunts stylistiques, de codes et de niveaux de langue, en un périple labyrinthique d’échos et de reflets où se trouve mimé le jaillissement spontané des fulgurances d’une conscience » 440 .

De ce point de vue, nous discernons, dans Le Paysan, un rapport ambivalent entre le sujet et son allocutaire, en ce sens que le premier se donne à voir, tente de se comprendre et se cherche grâce à un effet particulier, celui du miroir. Autrement dit, quand il multiplie les adresses à la deuxième personne, le narrateur continue sa recherche identitaire, en se détachant de lui-même et en essayant de se voir de l’extérieur, pour pouvoir se découvrir :

‘Je ne me mets pas en scène. Mais la première personne du singulier exprime pour moi tout le concret de l’homme. Toute métaphysique est à la première personne du singulier. Toute poésie aussi. La seconde personne, c’est encore la première.’ ‘(« Le Songe du Paysan », Le paysan de Paris, pp.246-247)’

Nous remarquons alors une équivalence totale entre les deux personnes ou précisément une identification confirmée grâce à la métaphore avec être, mise en valeur par l’emploi du pronom démonstratif, et consolidée par le biais de l’adverbe « encore ».

De surcroît, cette quête de soi-même va de pair avec une recherche continuelle de la femme aimée, puisque le narrateur tente de se retrouver lui-même, en la retrouvant par l’intermédiaire du « merveilleux » qu’il recherchera sans cesse, dans le but d’accéder au sens du monde, ainsi qu’à celui de son existence, tel que l’a exprimé W. Babilas :

‘[…] la femme purifie l’homme ; en le formant à son image à elle, elle lui permet d’acquérir sa propre identité. Elle est sa ‘’maîtresse’’ au sens double du mot : à lui qui, sans elle, serait ‘’aveugle’’, elle lui ouvre les yeux sur le monde réel […] : elle lui enseigne le sens de la vie, elle le mène à la bonté, elle lui montre les autres. Aussi la femme devient-elle, pour l’homme, la médiatrice de la réalité sociale et de la condition humaine ; c’est par elle que toute misère, toute souffrance, toute injustice lui devient sensible dans sa propre chair, et dans sa douleur à elle, il comprend la douleur universelle. 441

Par conséquent, « l’amour et la femme sont donc ce qui forme la raison d’être de l’homme ; ils sont la finalité pour laquelle l’homme est venu au monde » 442 . D’où, cette image d’une femme qui accapare l’espace et fait exister l’univers :

‘Les comètes tombent dans les verres à cause du désordre de ses cheveux. Ses mains, mais ce que je touche participe toujours de ses mains. Voici que je ne suis plus qu’une goutte de pluie sur sa peau, la rosée.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.208)’

En effet, la promenade dans le parc n’avait pour finalité que de retrouver cette femme géante, qui accorde vie et sens à tout ce qui constitue l’espace naturel décrit par le narrateur, comme l’indique cette alliance métaphorique de ces deux éléments, par laquelle la chevelure féminine se trouve parée par des « comètes », qui, suite à un « désordre », « tombent ». Nous constatons, à ce niveau, l’emploi figuré du complément circonstanciel de lieu, « dans les verres », inapproprié par rapport au sujet, mais qui sert à représenter la femme entre le ciel et la terre, et, par conséquent, réalisant la fusion de la réalité et de l’imaginaire. Par ailleurs, la mise en valeur d’une partie de ce corps divin, « ses mains », est significative, car elle témoigne que la femme est à l’origine de ce nouvel univers réinventé par le narrateur, d’autant plus que la main symbolise le travail créatif de l’être féminin dont la nature n’est autre que l’étendue. De ce fait, le « je » discerne la source de toute chose, et par conséquent, se découvre lui-même en tant que partie intégrante de cette femme qui lui donne sa raison d’être, au point qu’il se définit vis-à-vis d’elle, réduit à « une goutte de pluie », au moyen d’une métaphore avec « être », dont la structure restrictive fournit plus de pertinence. Il est également identifié à « la rosée », par une autre métaphore apposée, pour dire que son existence est extrêmement liée à celle de la déesse.

En somme, le triptyque sens, désir et identité constitue le fondement et l’aboutissement de cette quête d’apprentissage que le récit surréaliste expose, à cause que ces trois éléments se relient inéluctablement, jusqu’à devenir substituables, se valant l’un l’autre.

Notes
429.

Ph. FOREST, Le mouvement surréaliste, Paris, Vuibert 1994, p.108.

430.

Ibidem., p.111.

431.

A. BRETON, Du surréalisme en ses œuvres vives, Pauvert 1962, p.358.

432.

Idem., Ph. FOREST, Le mouvement surréaliste.

433.

A. BRETON, Nadja, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p.651.

434.

L. ARAGON, Le Paysan de Paris, Paris, Gallimard, 1978, p.19.

435.

Ph. FOREST, Le mouvement surréaliste, Paris, Vuibert 1994, p.111.

436.

L. ARAGON, Préface à l’édition de 1924, Le Libertinage, Œuvres Romanesques Complètes I, Gallimard 1997, p.271.

437.

Ph. FOREST, Le mouvement surréaliste, Paris, Vuibert 1994, p.113.

438.
W.BABILAS, Etudes sur Louis Aragon, Allemagne, Nodus Publikationen Münster, 2002, p.32.
439.

Les Grands Genres Littéraires, Etudes recueillies et présentées par Daniel MORTIER, Paris, Champion 2001, p.134.

440.

Idem.

441.
W. BABILAS, Etudes sur Louis Aragon, Allemagne, Nodus Publikationen Münster, 2002, p.43.
442.

Idem., p.45.