L’écriture automatique

Le refus de la conception traditionnelle du roman est « le corollaire d’un autre choix, celui de l’écriture automatique qui condamne aussi bien le mètre ou la rime en poésie que la préméditation d’une intrigue romanesque » 443 . Dès lors, cette nouvelle écriture romanesque à l’origine du projet surréaliste donne lieu à des œuvres peu nombreuses, mais largement riches en significations, car elles conditionnent une fonction originale et des formes inédites du récit. Parmi ces textes, nous citons spécialement Le Paysan de Paris d’Aragon, le Nègre de Soupault, Nadja puis l’Amour fou de Breton, Au Château d’Argol et la suite des récits de Gracq, dans lesquels un ensemble de faits réels s’oppose et remplace l’aventure romanesque caractérisée par l’arbitraire, de même qu’une présence de l’énigme se substitue à l’interprétation « positiviste » des personnages et de l’action. En effet, l’écriture d’un « roman surréaliste » est automatique, mais sans qu’elle soit envisagée comme un processus événementiel ou psychologique, de type machinal. Elle doit principalement permettre au monde intérieur d’accéder et de s’enchevêtrer librement dans la vie réelle, de telle sorte que « la résolution future de ces deux états, en apparence contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité » 444 , déjà signalée dans le Premier Manifeste, pourra être accomplie au sein de la prose narrative surréaliste jouant continuellement sur les contrastes. Celle-ci est également assumée par un « je » poétique-lyrique, pour lequel le mot n’a pas de signifié fixe, transformé inlassablement en une combinaison variable, faite de sons et de sens et que le poète exploite à sa guise.

Toutefois, il faut indiquer qu’Aragon a peu pratiqué cette écriture, et s’il lui est arrivé de se livrer à cette activité, ce n’est que rarement et à titre parodique, comme dans « Le Sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », où le narrateur introduit, dans son propre texte, des « petits récits » écrits par l’Ennui personnifié, qui se donne à tout ce qu’il fait « sans curiosité ni plaisir, mais parce qu’il faut faire quelque chose, après tout » (p.158) :

‘[…] L’ennui s’arrêta, me regarda, puis se remit à lire : ‘’Bois en cachette la sournoiserie à paillettes qui sert de costume à ces danseuses de corde suicidées à l’aurore avec des poignards dans les sourires et des catastrophes aux doigts. Tu trouveras sous les soleils endommagés par l’usage des stupéfiants qui m’ont livré à d’énormes scorpions dont je ne peux voir que les pattes mais dont l’ombre totale me révèle la présence au-dessus de ma tête, là où mes cheveux rejoignent les préoccupations nattées à la pensée de la mort. La mort aujourd’hui lundi est une nageuse dont je vois bouger le sexe dans l’argent à la clarté du magnésium […].’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.160)’

Ce texte témoigne de la pratique de l’écriture automatique, étant donné qu’il se rattache le plus au merveilleux et au fantastique, révélés essentiellement au niveau des images employées. Ainsi, la métaphore déterminative, « la sournoiserie à paillettes », relie l’abstrait au concret, conformément à la tendance surréaliste pour la concrétisation, comme le justifie l’emploi du verbe « bois » et la mise en place de l’équivalence entre la « sournoiserie » et le « costume » des « danseuses de corde ». Nous relevons également une autre métaphore qui s’inscrit dans la même perspective, « des catastrophes aux doigts », dans laquelle la cause et la conséquence coexistent au niveau d’un même groupe de mots. L’autre métaphore, « des poignards dans les sourires », établit un rapport inédit entre un élément et son complément de lieu, alors qu’il n’existe aucun motif logique justifiant leur rapprochement. Par ailleurs, pour peupler cet espace imaginaire, « l’Ennui » se permet de réinventer le monde des réalités, en modifiant certains de ces constituants, tel que le « soleil » devenu pluriel, mais encore qualifié par un adjectif, qui d’ordinaire ne lui convient pas, « endommagés », d’autant plus que le complément circonstanciel de cause, « l’usage des stupéfiants », accroît l’étrangeté de l’image, à la suite de ce mélange des éléments et de leurs milieux d’appartenance. Aussi, par un recours à l’exagération, l’auteur de ce texte « automatique » transforme la faune, en accordant aux « scorpions » un adjectif incongru, « énormes », pour les représenter par la suite tels que des géants. Dans la métaphore suivante, adjectivale également, nous retenons une sorte d’échange de qualités entre les éléments, puisqu’au lieu de relier l’adjectif « nattées » aux « cheveux », il a servi à spécifier « les préoccupations », probablement parce que celles-ci sont aussi entrelacés, et donc compliquées et difficiles à assumer. Au surplus, si c’est l’ennui qui s’exprime en évoquant ses « préoccupations », il clôture nécessairement sa réflexion sur l’idée de la mort, identifiée, par une métaphore avec « être », à « une nageuse », éventuellement à cause de la souplesse de cette dernière. D’ailleurs, « l’ennui » évoque la soudaineté de la mort, mais aussi la fascination qu’elle exerce sur les êtres, en accordant de l’intérêt au « sexe » de la nageuse. Il recourt aussi à une métaphore in absentia qui remplace la mer ou l’eau par« l’argent », par référence à l’éclat aquatique, mis en valeur par une autre métaphore, cette fois déterminative, qui associe « clarté » et « magnésium ». Cependant, ce qui intensifie l’étrangeté de cette vision, c’est le choix du temps pendant lequel elle se déroule, « aujourd’hui lundi », dans la mesure où il suggère un changement perpétuel de la scène décrite, en fonction des moments de la journée ou des jours de la semaine. Il ne s’agit alors que d’un instant éphémère, qui refuse d’être figé et admet toutes les modifications possibles.

Dans cette perspective, nous essayerons de commenter cet usage exceptionnel de l’écriture automatique, dans Le Paysan d’Aragon. Employé régulièrement et invariablement, ce procédé se transforme en un système qui codifie en particulier la discordance. Et dès que cette dernière devienne une donnée généralisée, elle ne donne plus lieu à une subversion possible du réel ni du récit réaliste. Cependant, une telle procédure ne convient, en aucun cas, à l’entreprise aragonienne, parce qu’elle est fondée sur le bouleversement des modèles en tout genre, et sur la transgression des systèmes, sans pour autant quitter entièrement le réel ou se désintéresser de lui pour le seul rêve. En effet, à l’opposé de l’écriture automatique qui fait surgir et laisse exprimer uniquement les rêves, Aragon tente de dévoiler la part du songe incluse dans la réalité, au point qu’il exige souvent que le réel soit à la fois un point d’ancrage et de départ. Par conséquent, hormis des associations surprenantes introduites au sein d’une description à dominante réaliste ou des textes sous forme parodique, il n’est pas possible de trouver des séquences « automatiques » qui ne présentent aucune attache avec le monde réel ou avec le concret.

Notes
443.

M.-P. BERRANGER, Le Surréalisme, Pais, Hachette 1997, p.112.

444.

A. BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris, J.J. Pauvert 1962, p.27.