Les métaphores optiques

Dans cette partie, nous prendrons en considération un article de Luc Vigier, intitulé « La métaphore optique dans quelques romans d’Aragon » 469 , essentiellement parce que cet auteur a associé, tel que nous aspirons, la figure métaphorique et les écrits narratifs d’Aragon, même s’il s’est limité à l’étude d’un type particulier de la métaphore. Ainsi, les métaphores optiques, spécifiques à « l’œuvre romanesque » d’Aragon, aussi bien des « textes de la ’’période surréaliste’’ », sont « les figures étranges du miroir, du microscope ou du kaléidoscope » et qui « apparaissent régulièrement lorsqu’il s’agit d’illustrer les rapports inouïs (ou plutôt invus) de l’artiste au monde » 470 . C’est encore un « rapprochement de deux réalités unies par un sème commun, ce dernier est ici optique, c’est-à-dire qu’il a trait à l’ensemble du système de la vue : l’organe lui-même, en tout ou partie (iris, pupille, œil bleu, œil noir) ; ensuite les éléments susceptibles de s’interposer entre l’organe et la réalité (le miroir simple, triple, déformant, sans tain, brisé, les vitres, les loupes, le kaléidoscope, le microscope). Enfin, nous parlons de métaphore optique lorsque Aragon isole, dans une peinture, un dessin, une photographie ou un film, une posture particulière de l’œil, un choix de lumière, de couleur ou de perspective » 471 .

D’un autre côté, L. Vigier justifie cette association, qu’il établit entre la figure et le « roman », par le fait qu’elle permet de mettre en valeur « un rapport problématique d’un personnage, ou de l’auteur lui-même, à la réalité » 472 . De plus, ces figures semblent particulières, parce qu’il est possible qu’elles « se combin[ent] entre elles », se caractérisant par « l’extrême densité de leurs réseaux de sens qui s’infiltrent au plus profond des thèmes majeurs de l’œuvre romanesque d’Aragon » 473 .

Par la suite, L. Vigier nous éclaire sur ce lien possible et significatif, non seulement entre la métaphore et le roman, mais entre « l’œil et la plume, entre le voir et l’écrire », que ce soit dans « le texte critique » ou dans « le texte romanesque », en ce sens qu’Aragon cherche, dans cette perspective, à accéder à des « potentiels poétiques des nouveaux modes d’appréhension du monde » 474 . Nous citons à titre d’exemple :

Je crois voir de trop prés ma main qui écrit et ma plume est une enfilée de brouillard.

(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.42)

Nous constatons que le narrateur a associé les deux verbes « voir » et « écrire », d’autant plus qu’il met en place une image métaphorique en rapport avec ce dernier, celle de la « plume », identifiée à « une enfilée de brouillard ». Toutefois, nous pouvons supposer que le rapprochement de ces deux éléments établit une remise en cause de cette pratique, étant donné que le premier renvoie à une réalité concrète, alors que le second est insaisissable.

Conformément à la symbolique surréaliste, Le Paysan de Paris est enrichi par « les figures de la lumière, du microscope, du miroir déformant […] » 475 . Toutefois, même si Aragon partage avec les autres surréalistes « l’intérêt […] pour les arts visuels, les possibilités d’illusion sensorielle et l’exploitation des capacités fantasmatiques de l’esprit », il se singularise à ce niveau parce qu’il détient « une cohérence qui lui est propre et qui dépasse les enjeux du surréalisme pour s’inscrire dans la construction d’un code personnel à l’échelle de l’œuvre tout entière » 476 . Dans cette perspective, cette métaphore optique ou visuelle ne peut être prise en considération comme un simple ornement du texte aragonien, mais au contraire, elle s’avère être un constituant primordial de l’œuvre où elle s’inscrit, car pouvant « infiltrer les thèmes principaux » de celle-ci, et, par conséquent, « elle intervient, évidente ou secrète, dans les réseaux de signification et de connotation du texte » 477 , dans le but de déterminer, développer et mettre en place une représentation moderne du monde.

Pour parvenir à réaliser ce dessein, Aragon formule, dès l’incipit, considéré comme « une première phrase plus ou moins arbitraire […] que l’histoire s’évertuera à vérifier » 478 , aussi bien son projet que les principes et les outils essentiels, d’où, le choix significatif du titre, « Préface à une mythologie moderne », qui annonce que la suite du texte sera une élaboration de cette mythologie, par opposition à la logique. Dans cette optique, l’auteur rédige Le Paysan de façon à ce qu’il accomplit essentiellement « le renversement du cliché ancestral de la raison-lumière », en mettant en cause cette dernière, ainsi que « sa prétention à tout élucider, à faire reculer les zones d’ombre » 479 .

Dès lors, Aragon offre une nouvelle conception du regard, réformée par l’exaltation d’une lumière singulière, différente de celle de la raison. Il s’agit de « celle de l’imagination de l’illusion, zone miraculeuse où sont certifiées les erreurs des sens » 480 , et à laquelle on ne peut accéder que par le rejet des « préjugés et [des] frayeurs primitives de l’homme raisonnable », afin de découvrir d’autres vérités exceptionnelles. Par ailleurs, cet éclairage insolite émane de « l’Illusion » rattachée à « l’atmosphère érotique qu’elle dégage ou dont elle émane » 481 , ce qui aura pour résultat la modification de « la perception du monde », puisque « les petits détails de la vie quotidienne […] apparaissent soudain lumineux, déformés, énormes ou observés d’incroyablement près » 482 .

Dans une seconde partie de son article, L. Vigier développe sa pensée en présentant certaines métaphores optiques :

D’abord, la figure du microscope réfère à « l’œil de l’observateur écrivain » 483 , parce que ce dernier transforme radicalement « l’objet optique » par une technique d’agrandissement, capable de rendre compte de tout détail, même infiniment minime. Cet objet ne représente plus le réel pour se placer du côté de la surréalité. Et aussitôt, se justifie « une lecture de l’optique comme chiffre de la vision surréaliste » 484 , car elle permet de saisir le monde des réalités à travers « toutes les erreurs fructifiantes des sens ». Nous citons alors :

Je quitte un peu mon microscope. On a beau dire, écrire l’œil à l’objectif même avec l’aide d’une chambre blanche fatigue véritablement la vue […] le moindre objet que j’aperçois m’apparaît de proportions gigantesques, une carafe et un encrier me rappellent Notre-Dame et la Morgue.

(« Le passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.42)

Il existe aussi la figure du kaléidoscope, considérée par L. Vigier comme « une sorte de substitut à la technique cubiste de représentation de la réalité » 485 , à l’époque et spécialement dans Le paysan de Paris, étant donné qu’elle « ouvre sur une perception éclatée de la conscience et du monde extérieur » 486 , comme le justifie Aragon dans cet extrait :

ça ne fait rien, quand je songe à ce que vous pensez, tous, petits à mes pieds pour l’instant, et moi dans ma grandeur, le ciel comme couronne, mon caléidoscope renversé, les naufrages dans la poche, un peu de prairie entre les dents, tout l’univers, le vaste univers où les poneys courent sans brides, les fumées s’amusent à oublier la ligne droite, et les regards ! les regards n’ont pas de raison pour leurs haltes, et pourtant s’arrêtent […].

(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.210)

Cette image accorde au narrateur une dimension grandiose, dans la mesure où elle l’identifie à un dieu qui refait l’univers, et qui commande la métamorphose de ses différents constituants, d’autant plus qu’il use d’un « caléidoscope » un peu particulier, car « renversé ». Par conséquent, cet instrument produit non seulement une infinité de combinaisons d’images aux multiples couleurs, mais encore dans un ordre opposé à l’organisation habituelle.

En outre, l’image du « miroir » suggère à la fois un effet de transparence et de reflet, aussi bien de disparition et de dédoublement :

Il y a des mots qui sont des miroirs, des lacs optiques vers lesquels les mains se tendent en vain.(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.111)

Dans cet exemple, les « mots » sont identifiés, par une métaphore avec « être », d’abord, à des « miroirs », et ensuite, par juxtaposition, à « des lacs optiques ». Ils sont « miroirs », en ce sens qu’ils offrent souvent des images renversées, pour aboutir à un retournement ou à une inversion dans la représentation de la réalité, mais cette fois-ci réalisés par le biais des mots. Ensuite, ce sont des « lacs optiques », parce qu’une surface aquatique peut aussi reproduire les même effets perçus dans une glace, essentiellement par un effet d’illusion, justifiant de la sorte l’incapacité des mains à saisir aussi bien les mots que les réalités qu’ils représentent. Par ailleurs, cette association métaphorique entre le miroir et l’élément liquide renvoie au mythe de Narcisse, redécouvert par les surréalistes. En effet, la surface de l’eau, tel un miroir, renvoie l’image du double et, par conséquent, du contraire, à la suite d’une métamorphose réalisée principalement grâce au regard. De ce fait, nous dirons que celui qui se regarde dans le miroir découvre autre chose que ce qu’il est censé voir, c’est-à-dire que cette surface lui permet de saisir ses pensées secrètes et inavouées. Néanmoins, cette entreprise demeure difficile à réaliser, puisque le miroir renferme une autre réalité souvent inaccessible, celle située au niveau de l’inconscient et que les surréalistes tentent d’atteindre.

Nous relevons également l’image du « tunnel-aquarium […] où s’élabore une sorte d’esthétique du défilement et de l’éphémère, l’optique sature l’espace des perceptions » 487 . Il s’agit plus exactement de « ces sortes de galeries couvertes », des « passages » mis en lumière, tel un intervalle de liberté pour l’homme, affranchi de ses idées reçues, de ses principes et de ses coutumes, ayant pour finalité la découverte du domaine de l’inconscient, d’accéder à un au-delà de la réalité vécue. Nous citons alors :

‘La lumière moderne de l’insolite […] Elle règne bizarrement dans ces sortes de galeries couvertes qui sont nombreuses à Paris aux alentours des grands boulevards et que l’on nomme d’une façon troublante des passages […] Lueur glauque, en quelque manière abyssale, qui tient de la clarté soudaine sous une jupe qu’on relève d’une jambe qui se découvre. Le grand instinct américain […] va bientôt rendre impossible le maintien de ces aquariums humains déjà morts à leur vie primitive, et qui méritent pourtant d’être regardés comme les recéleurs de plusieurs mythes modernes, car c’est aujourd’hui que la pioche les menace, qu’ils sont effectivement devenus les sanctuaires d’un culte de l’éphémère, qu’ils sont devenus le paysage fantomatique des plaisirs et des professions maudites, incompréhensibles hier et que demain ne connaîtra jamais.’ ‘(« Le passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.21)’

Par une métaphore in absentia, « lueur glauque », le narrateur évoque à nouveau « la lumière moderne de l’insolite », dans laquelle baigne le Paris du paysan, en lui accordant mystère et magie. De surcroît, si le terme « lueur » désigne une lumière faible et éphémère, il et relié, grâce à l’adjectif « glauque », à la mer, d’autant plus que cette eau abyssale symbolise, dans l’imaginaire surréaliste, les profondeurs de l’inconscient, en tant qu’espace privilégié d’une quête permanente. Par ailleurs, ce rapport avec le milieu aquatique rend possible l’apparition fascinante et inquiétante d’un être hybride et fantastique, la sirène ou Mélusine, représentant la prostituée, dont le corps est désirable, alors que le baiser est mortel. Aragon associe la lueur du passage à « la clarté soudaine sous une jupe qu’on relève d’une jambe qui se découvre », pour insinuer l’attrait dangereux de cette créature, que le haut de son corps est celui d’une femme-enfant, tandis que le bas est celui d’un serpent.

D’un autre côté, ce rapport établi entre les « passages » citadins et l’élément aquatique ne se limite pas uniquement à la mer, mais aussi à cette eau enclose, celle des aquariums. En d’autres termes, les galeries se métamorphosent, sous le regard de l’observateur en des « aquariums humains », par le biais d’une métaphore in absentia, parce qu’elles signalent la fluidité du désir, jusqu’à inonder le passant, même si elles sont aménagées pour le protéger de la pluie. D’où, le recours aux deux dernières métaphores qui assemblent « éphémère » et « plaisirs » pour dire le caractère équivoque des passages, lieu d’attente où tout peut arriver.

En somme, la métaphore du kaléidoscope puise de l’importance parce qu’elle « fait basculer celui qui s’y penche dans un vortex optique où l’œil, tout en fixant le centre, le point où les miroirs se rencontrent, est contraint d’apercevoir les facettes toujours changeantes de figures hasardeuses » 488 .

Plus généralement, cette modification de la nature du regard, qui conduit vers une transformation de la conception du monde réel, s’inscrit dans le cadre d’un traitement particulier et propre à Aragon de la question du réalisme dans la littérature. Selon Vigier toujours, l’auteur du Paysan de Paris opte pour un recours au fantastique, lui permettant à la fois d’ouvrir « une fenêtre vers l’imaginaire » et « de traiter le réalisme par le conflit du subjectif et de l’objectif, conflit pensé (et c’est cela qui est particulier) principalement à travers les figures de l’œil objectif et de l’œil subjectif » 489 .

Cette prise en considération du réalisme par le fantastique s’effectue essentiellement par l’intermédiaire de l’imagination, d’autant plus qu’elle contribue à donner lieu à un autre type de métaphores pouvant être caractéristiques du « genre romanesque » : il est question, selon Nathalie Piégay-Gros, de ces « images mythiques, disséminées en tous lieux » et qui « fondent une poétique nouvelle qui, en son centre, place l’imagination, force créatrice, mais aussi principe de connaissance », dans la mesure où  « elle laisse se profiler à l’horizon du surréalisme la résolution du conflit ancestral de la raison et du sensible, du concept et de l’image, de la philosophie et de la poésie » 490 . Néanmoins, la mythologie célébrée dans Le Paysan de Paris est moderne, vu qu’elle est composée par un ensemble de mythes, caractérisés essentiellement par « l’éphémère », qui s’oppose à « la durée et la suspension du temps historique » déterminant « la mythologie antique ».

De ce fait, Aragon rappelle certains mythes antiques, mais aussitôt pour les modifier en s’appuyant sur son imagination, tel que celui d’Œdipe et du sphinx :

‘Là où se poursuit l’activité la plus équivoque des vivants, l’inanimé prend parfois un reflet de leurs plus secrets mobiles : nos cités sont ainsi peuplées de sphinx méconnus qui n’arrêtent pas le passant rêveur, s’il ne tourne vers eux sa distraction méditative, qui ne lui posent pas de questions mortelles. Mais s’il sait les deviner, ce sage, alors, que lui les interroge, ce sont encore ses propres abîmes que grâce à ces monstres sans figure il va de nouveau sonder. La lumière moderne de l’insolite, voilà désormais ce qui va le retenir.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.20)’

En effet, si les surréalistes ont retenu le mythe œdipien, ils ont voulu manifesté leur refus de tout autoritarisme, en se révoltant contre l’ordre établi par le père, le clergé, le gouvernement ou par les institutions. Toutefois, l’Œdipe s’est métamorphosé, au point de devenir ce « passant  rêveur », désigné métaphoriquement à l’image d’un « sage », d’autant plus que les rôles sont échangés, en ce sens qu’il se transforme lui-même en poseur d’énigmes et se charge d’interroger à son tour les sphinx, en leur posant, selon Breton, trois questions principales (d’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ?), lui permettant de « sonder » son inconscient, désigné par une expression métaphorique, « ses propres abîmes ». Quant aux sphinx, ils ne sont maintenus que parce qu’ils signalent, chez les surréalistes, une fascination considérable pour l’énigme et les mystères à percer. Et puisqu’ils sont « méconnus », le narrateur les représente, par le biais d’une métaphore in absentia, tels que des « monstres sans figure », car le mythe, dans lequel ils jouent le rôle principal, va être aussitôt substitué par un nouveau, celui de la modernité, que pourrait symboliser le sphinx à son tour interrogé.

De même, les anciennes divinités sont détrônées, pour que s’élèvent de nouveaux dieux, caractérisés par une dimension concrète et matérielle, telles que « les publicités [qui] s’opposent aux anciennes statues qui désignaient et figeaient, tel un ‘’fantôme de pierre’’, le sacré en le soustrayant au temps » 491 . Il en est ainsi dans ce passage :

‘Devant qui s’arrêtera-t-elle donc, la pensée contemporaine, le long de ces routes où des dangers nouveaux la limitent, devant qui humiliera-t-elle la vitesse acquise et le sentiment de sa fatalité ? Ce sont de grands dieux rouges, de grands dieux jaunes, de grands dieux verts, fichés sur le bord des pistes spéculatives que l’esprit emprunte d’un sentiment à l’autre, d’une idée à sa conséquence dans sa course à l’accomplissement. Une étrange statuaire préside à la naissance de ces simulacres […] Bariolés de mots anglais et de mots de création nouvelle, avec un seul bras long et souple, une tête lumineuse sans visage à la roue chiffrée, les distributeurs d’essence ont parfois l’allure des divinités de l’Egypte ou de celles des peuplades anthropophages qui n’adorent que la guerre. O Texaco motor oil, Eco, Shell, grandes inscriptions du potentiel humain !’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, pp.144-145)’

Les panneaux publicitaires se métamorphosent, d’abord, grâce à une métaphore in absentia, en « des dangers nouveaux », ceux qui menacent « la pensée contemporaine », vu leur caractère équivoque qui donne lieu à plusieurs interprétations. Ensuite, par le biais d’un ensemble de métaphores juxtaposées avec « être », mentionné uniquement dans la première, le narrateur étale une palette de couleurs (dieux rouges, jaunes, verts) qui rappelle celle des affiches de publicité, tout en insistant sur leur grandeur (grands ×3), ainsi que sur leur ambigüité laissant libre cours à l’esprit pour saisir leur signification cachée derrière les apparences, d’où, la métaphore adjectivale, « pistes spéculatives ». Par ailleurs, ces nouveaux dieux sont identifiés métaphoriquement à des « simulacres », car ils permettent des illusions optiques et des visions, comme celle développée autour des « distributeurs d’essence ». Ces derniers sont représentés, telles que des créatures fantastiques ou des monstres surnaturels, sous le regard de l’observateur, qui se charge de modifier l’univers des réalités en le peuplant d’autres divinités, se substituant à celles de « l’Egypteou de celles des peuplades anthropophages ». Ainsi, le narrateur rend hommage aux enseignes pour les distributeurs d’essence les plus connus, en les interpelant par l’interjection « O »,dans le but de dire sa fascination quoique ironique. Il emploie également une métaphore appositive, « grandes inscriptions du potentiel humain », afin de dénoncer les fondements de la société capitaliste, dans laquelle les possesseurs des nouvelles énergies détiennent le commandement.

En effet, « les objets mythiques que recèle le passage et que tente de saisir l’écriture résistent à toute durée : tarifs, coupures de presse, timbres, publicités, ils n’ont qu’une valeur temporaire, variable au fil du temps », constituent ainsi, par leur éphémère, « la modernité d’une ‘’mythologie en marche’’ (p.143) qui chaque jour ‘’se noue et se dénoue’’ (p.15). Les mythologies sont, comme les civilisations, mortelles » 492 .

Par ailleurs, N. Piégay-Gros évoque une autre notion en rapport avec « le sens mythique », défini comme « une sorte d’exacerbation de la conscience qui perçoit ce qui d’ordinaire demeure inconscient », parce qu’il donne lieu à certaines métaphores particulières dans Le Paysan de Paris, celles « de la serrure et du frisson, qui traduisent la sensation suscitée par la subite révélation d’un monde auparavant opaque et muet » 493 . D’abord, la métaphore de la serrure :

‘La porte du mystère, une défaillance humaine l’ouvre, et nous voilà dans les royaumes de l’ombre […] Il y a dans le trouble des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l’infini.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », p.20)’

Nous avons souvent signalé que le projet primordial des surréalistes était de percer les mystères de l’existence humaine, essentiellement au niveau de l’inconscient signalé, dans cet exemple, par une métaphore in absentia, « les royaumes de l’ombre », qui signifie la difficulté d’accès, mais encore le manque d’éclairage de ces régions enfouies de l’esprit humain. D’où, la récurrence de l’image d’une « porte » qui s’ouvre, pour révéler finalement ce qui se dissimule derrière. Cependant, pour y parvenir, il est indispensable de surpasser les obstacles qui s’y opposent, représentés ici par les « serrures ». Par ailleurs, le narrateur met en doute l’accomplissement de cette action, en ce sens que franchir l’espace intermédiaire entre la réalité et le mystère ne s’est fait que par pur hasard, à cause d’« une défaillance humaine » et des « serrures qui ferment mal sur l’infini ». Néanmoins, cette métaphore de la « serrure » acquiert de l’importance parce qu’elle indique qu’il existe une limite à dépasser, car séparant le réel et l’inconscient, dans l’intention de réaliser une zone où les contraires se complètent, et qu’il est possible de baptiser « la surréalité ».

Ensuite, en ce qui concerne la métaphore du frisson, nous remarquons qu’elle est plus employée que celle de la serrure, dans la mesure où elle signale, d’une part, selon N. Piégay « l’apparition fugace de l’inconscient à la conscience », vu que « soudain le merveilleux se révèle au sujet, dans un frémissement de l’être qui frôle la perte de soi et risque de se dissoudre dans l’instant même » pour qu’il se transforme et « devient pur éclair, pur instant » 494 , mais encore parce qu’elle contribue à exprimer, selon Suzanne Ravis 495 , l’expérience de l’instant, sur laquelle repose Le Paysan de Paris en tant que « royaume de l’instantané ». En effet, cette pratique recouvre trois domaines : en premier lieu, « l’éclair » ou les « créations imprévisibles » de l’image poétique, en second lieu, l’instant érotique, et en troisième lieu, « l’émotion sensible », révélant à l’homme un lien obscur avec le monde, et signalée par un « frisson ». Tel est le cas dans cette métaphore avec « être » qui associe l’éclair et le frisson :

Le monde moderne est celui qui épouse mes manières d’être […] ce qui me traverse est un éclair moi-même […] l’onde apparente d’un frisson ».

(« Le Passage de l’Opéra », pp.135-136)

Thème récurrent, le frisson est « la concrétion de l’émoi sensible, l’instant éphémère et divin […] phénomène de contact, interface du monde et de l’homme » 496  :

Ainsi sollicité par moi-même d’intégrer l’infini sous les apparences finies de l’univers, je prenaisconstamment l’habitude d’en référer à une sorte de frisson, lequel m’assurait de la justesse de cette opération incertaine.

(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », p.143)

Par conséquent, « le sens mythique », en tant que « nécessité intrinsèque de l’esprit et processus inhérent à la conscience elle-même », est essentiellement exprimé par le biais de la métaphore, qui recourt à son tour non au concept, mais au concret, pour le mettre en valeur. Toutefois, il est possible que cette association entre le mythe et le concret mette en place et nie à la fois l’existence des objets « mythiques » inventés par l’auteur, en raison d’abord, de leur emplacement, dans un passage, et aussi à cause de leur résistance à toute durée temporelle, éphémères et variables qu’ils sont. Nous citons :

Je n’avais pas compris que le mythe est avant tout une réalité, et une nécessité de l’esprit, qu’il est le chemin de la conscience, son tapis roulant.

(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.140)

Dans le surréalisme, le mythe acquiert une nouvelle définition qui diffère de celle du Mythe au sens classique, parce qu’il découle d’une thématique collective ou personnelle. Il est aussi important, parce qu’« il est symbolique, où il signifie l’aveu d’impuissance de la raison à faire saisir par la logique des mystères cosmogoniques, il procède par raisonnement analogique, rejoignant ainsi la pensée primitive et la quête surréaliste d’un décryptage universel et par sa forme et par son contenu », essentiellement « pour tenter une explication et un déchiffrage du mystère universel – action sur l’inconscient collectif en orientant son désir vers la réalisation de ce mythe – changement des structures sociales et mentales par leur adaptation à cette fin » 497 . Dans cette optique, nous rappelons qu’Aragon était le premier à ouvrir la voie pour une mythologie moderne, par la transformation du mythe en une présence vivante, introduite dans la vie, ainsi que dans la ville de Paris. En conséquence, et à la suite d’une révélation, le narrateur offre une définition du « mythe », qu’il exprime essentiellement grâce à des images métaphoriques qui établissent une équivalence totale entre l’élément légendaire, d’un côté, « la réalité », et de l’autre, « l’esprit » et « la conscience ». Il est « une réalité », car il est relié au concret, et, par conséquent acquiert une consistance tangible et surtout modifiable. Il est aussi « une nécessité de l’esprit », puisqu’il permet, au moyen d’un raisonnement analogique, d’accéder à une forme de connaissance fondée sur un déchiffrement des mystères. Et finalement, il est « le chemin de la conscience, son tapis roulant », en ce sens qu’il constitue une voie qui conduit vers la découverte de l’inconscient. En outre, en tant que mode de création, le mythe constitue un mode de libération de l’homme, d’autant plus que le narrateur reprend, comme souvent, une légende pour aussitôt la modifier :

‘Douce femme du vent, faneuse de lumières, toi dont les cheveux purs par un chemin rayé de comètes parviennent en fraude à mes yeux, encore une fois Alcyone, charmante Alcyone aux cils de soie, laisse-moi rénover le mythe de Moedler. Que le dard figuré des pesanteurs, blonde arborescence des abîmes du ciel, vienne encore une fois frapper ton sein, qu’il te pénètre, nudité d’amiante, encore une fois qu’il te pâme. Ainsi de temps en temps au cœur du carrousel la main qui groupe les attractions planétaires laisse échapper le nœud des ballons du soleil. Les lignes de force alors tombent en pleines pléiades, et sous cette pluie Alcyone sourit. La clarté de ses dents illumine un instant la terre.’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.157)’

Nous constatons, en premier lieu, un changement du nom du personnage féminin, noté Alcyone, alors qu’il est réellement Alcyoné, fille d’Eole (le maître des vents), femme de Céyx, métamorphosés ensemble en alcyons (oiseaux marins fabuleux, dont la rencontre était un présage de calme et de paix), parce qu’ils ont prétendu être plus heureux que Zeus (dieu de la lumière céleste) et Héra (protectrice du mariage et des femmes mariées). Toutefois, le narrateur garde certains éléments en rapport avec le mythe, essentiellement par le biais de métaphores appositives, représentant Alcyone. Elle est d’abord « douce femme du vent », pour rappeler son lien de parenté avec Eole, et une « faneuse de lumières » pour signaler son opposition au dieu Zeus. Par ailleurs, en accordant plus d’importance à un personnage secondaire, le « je » offre une nouvelle perception de cette histoire légendaire, d’où, la multitude des images métaphoriques, que nous proposons d’analyser une à une :

D’abord, le lien entre « les cheveux purs » et « un chemin rayé de comètes », en ce sens que le narrateur insiste sur l’aspect humain d’Alcyone, tout en l’élevant à une position divine et céleste, puisque sa chevelure se trouve parée par les « comètes ». Nous relevons également un rapport inédit entre les substantifs et les adjectifs qui leur sont attribués, ainsi qu’une certaine musicalité entre les deux groupes de mots. Dans la seconde métaphore, le narrateur a eu recours à un cliché, « Alcyone aux cils de soie », vu que l’on a employé depuis toujours cette image pour dire la douceur des cils. Il est de même pour « La clarté de ses dents », qui met en valeur la blancheur et la brillance des dents, jusqu’à l’exagération. Par l’image métaphorique suivante, « Que le dard figuré des pesanteurs, blonde arborescence des abîmes du ciel », le « je » souligne sur le caractère divin du personnage féminin. Cependant, il se montre contradictoire, en menaçant la déesse, pour ensuite espérer qu’elle échappe au danger. Il rappelle alors le châtiment de Zeus, évoqué implicitement par le « dard », d’autant plus que ce dernier est en rapport avec les « pesanteurs » et les « abîmes du ciel », assimilé à « une blonde arborescence », dans le but de signifier son éclat, mais aussi pour représenter les foudres par lesquels Zeus détruisaient ses ennemis. La métaphore appositive « nudité d’amiante » permet de célébrer la blancheur lumineuse de cet être féminin. Et au final, l’expression « le nœud des ballons du soleil » offre l’image d’une ascension et d’une libération.

Notes
469.

L. VIGIER, « La métaphore optique dans quelques romans d’Aragon », Recherches croisées Aragon / Elsa, n°5, Paris, Les belles Lettres, 1994. pp.131-148.

470.

Ibidem., p.131.

471.

Ibidem., p.131.

472.

Ibidem., pp.131-132.

473.

Ibidem., p.132.

474.

Ibidem., p.132.

475.

Ibidem., p.134.

476.

Ibidem., p.138.

477.

Ibidem., p.134.

478.

M.-P. BERRANGER, Le Surréalisme, Pais, Hachette 1997, p.110.

479.

Ibidem., L. VIGIER, p.134.

480.

Ibidem., p.135.

481.

Idem.

482.

Ibidem., p.136.

483.

Idem.

484.

Ibidem., p.138.

485.

Ibidem., p.141.

486.

Ibidem., p.132.

487.

Ibidem., p.137.

488.

Ibidem., p.142.

489.

Ibidem., p.146.

490.

N. PIEGAY-GROS, « Philosophie de l’image », Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet n°5, Paris, Les Belles Lettres 1994, p.149.

491.

Ibidem., p.150.

492.

N. PIEGAY-GROS, « Philosophie de l’image », Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet n°5, Paris, Les Belles Lettres 1994, p.151.

493.

Ibidem., pp.154-155.

494.

Ibidem., p.155.

495.

S. RAVIS, « L’instantané et le temps », Une tornade d’énigmes – Le Paysan de Paris, Paris, L’improviste 2003, p.15.

496.

J. LEENHARDT, « Frontières et passages dans la mythologie du Paysan de Paris », Lendemains, n°35, Pahl Rugenstein Verlug, 1984, p.45.

497.

G. DUROZOI et B. LECHERBONNIER, Le Surréalisme, Paris, Larousse 1972, p.147.