Les métaphores concrètes

Si Aragon admettait absolument la domination de l’imagination, il exclut l’abstraction, et précisément le concept, pour les substituer par un recours constant au concret, et, par conséquent, à l’image en tant qu’« exigence poétique et éthique du concret » 498 . En d’autres termes, « l’entreprise [aragonienne] qui vise à instaurer le règne de l’image et à récuser le totalitarisme de la raison remet en cause l’abstraction » 499 . Pour accomplir et justifier ce projet, Aragon procède par « l’inscription sur la surface du texte d’images et de ‘’collages’’, préférée à la représentation qui implique un passage par l’abstrait » 500 , tout en formulant aussi souvent « l’apologie du concret », dans le but d’ « explique[r] également que l’argumentation conceptuelle soit toujours délaissée au profit d’un discours imagé » 501 . En conséquence, il établit un lien de réciprocité entre la poésie et le concret, dans la mesure où « il n’y a de poésie que du concret », surtout que« le concret n’a d’autre expression que la poésie » 502 . Par ailleurs, cette conception du concret dépasse le cadre poétique, pour permettre un accès à « l’infini », auquel Aragon attribue un « visage » et l’inscrit du côté du matériel :

Puis, sans peine désormais, je me mis à découvrir le visage de l’infini sous les formes concrètes qui m’escortaient, marchant le long des allées de la terre.

(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.142)

De ce fait, il recourt aux « formes concrètes » pour accéder à l’infini, essentiellement parce que ces formes sont mises en valeur par le biais des métaphores verbales, afin de les doter de plus d’un caractère animé. Dans cette optique, le concret constitue un moyen d’exploration, qui participe à percer à jour des secrets universels.

D’un autre côté, Aragon présente également le concret telle une voie vers la connaissance, parce qu’il contribue à transformer l’idée considérée auparavant comme une «noix vide », vide parce qu’elle est insaisissable :

Toute idée est susceptible de passer de l’abstrait au concret, d’atteindre son développement le plus particulier, et de ne plus être cette noix vide, dont les esprits vulgaires se contentent.

(« Le songe du Paysan », Le paysan de Paris, p.232)

Par ailleurs, « l’image poétique », et particulièrement la métaphore, « est ce qu’il y a de plus concret : elle est le réel en tant qu’il est enrichi et travaillé par l’Imagination, le désir et le délire » 503 . Ainsi, « elle n’apparaît pas dans ce réel abstrait qui juge de l’existence d’une chose à l’aune de la perception normative, contrôlée par la raison » 504 , surtout qu’elle « ne produit ni ne tolère aucun contrôle », présentée essentiellement comme « une puissance de dérèglement » 505 . L’image est aussi un « moyen de connaissance du concret, outil pour une fusion de la vérité et de la poésie, de l’image et du concret », mais encore « l’expression de la surréalité en devenir » 506 , tel que l’exprime Aragon dans cet extrait :

‘Car où prend-on que le concret soit le réel ? N’est-il pas au contraire tout ce qui est hors du réel, le réel n’est-il pas le jugement abstrait, que le concret ne présuppose que dans la dialectique ? Et l’image n’a-t-elle pas, en tant que telle, sa réalité qui est son application, sa substitution à la connaissance ? Sans doute l’image n’est-elle pas le concret, mais la conscience possible, la plus grande conscience possible du concret.’ ‘(« Le songe du Paysan », Le paysan de Paris, p.244)’

A ce rapport entre image et concret, s’ajoute un autre constituant, le réel. Pourtant, ce dernier forme avec l’abstrait une dualité qui s’oppose à la première. La métaphore avec « être », confirmée par la négation, établit un rapprochement étroit entre le « réel » et « le jugement abstrait ». Néanmoins, l’image est à son tour associée à la réalité, d’autant plus qu’elle est particulière, définie comme « l’application » imagée qui impose une nouvelle forme de connaissance, figurée et donc concrète, par opposition à celle de nature abstraite. A la fin de cet exemple, le narrateur a eu recours à un même procédé, celui de confirmer ces propos par le biais de la négation, dans le but d’insister davantage sur l’identification totale entre l’image et le concret, mise en place sous la forme d’une gradation, puisque nous passons d’une définition qui allie « image » et « conscience possible », vers une plus développée par l’introduction de l’adverbe « plus », de l’adjectif « grande » et aussi du complément « du concret », pour plus de précision.

Pour conclure ce second chapitre, consacré également au contexte de la métaphore, nous dirons que celle-ci participe à la construction d’un énoncé global et spécifique, dans lequel elle est insérée, en ce sens qu’elle contribue dans la mise en place des caractéristiques primordiales du genre auquel cet énoncé appartient.

Cependant, nous rappelons que le surréalisme s’est chargé de remettre en cause les genres littéraires, par référence à Lautréamont, et particulièrement grâce à l’invention de l’écriture automatique, dans la mesure où elle favorise la soudaineté de l’inspiration qui va à l’encontre de toute distinction systématique des genres. Par conséquent, toutes les classifications se trouvent substituées par une catégorie unique globale, que Breton baptise « le Poétique », devenu le fondement aussi bien du récit que du poème en vers ou en prose. Dès lors, un « texte surréaliste », qu’il soit lyrique ou narratif, est obligatoirement poétique. Et si Jakobson désigne la métaphore telle que la figure éminente de la poésie, il est envisageable de traiter l’ensemble de l’œuvre surréaliste, et en particulier l’œuvre d’Aragon, par le biais de ce procédé, qui, dans son principe, est transgénérique.

Toutefois, il nous a paru difficile d’analyser chacune des œuvres du corpus en tenant compte de l’intégralité des principes relatifs à l’ensemble des catégories. Ainsi, nous avons choisi de dépasser l’hétérogénéité des textes, constitués de séquences très différentes, pour les subordonner à une catégorie englobante, en s’appuyant particulièrement sur un concept baptisé la « dominante », et accolé surtout au nom de Jakobson. Dans cette perspective, nous sommes parvenue à dégager une présence suffisamment prépondérante de caractères propres au genre lyrique dans Le Mouvement Perpétuel et Feu de joie, et d’aspects spécifiques au genre narratif dans Le Paysan de Paris.

Par ailleurs, le « poétique » est étroitement associé à l’écriture automatique, et c’est ce que nous avons démontré suite à l’étude des « Ecritures Automatiques » d’Aragon, au moyen de la métaphore, dans la mesure où un texte automatique est principalement caractérisé par la multiplicité des images le constituant. En effet, l’image poétique est à considérer comme la marque, ainsi que la preuve de l’automatisme, d’où, la valeur qu’on lui accorde dans la poétique surréaliste. Dans cette perspective, nous pouvons avancer qu’Aragon a pratiqué l’écriture automatique, du moins parce que les textes que nous avons analysés sont remarquablement riches en images métaphoriques. Néanmoins, en exerçant ce type d’écriture, Aragon procède par un style qui lui est propre, à la fois adéquat à la dictée surréaliste, mais qui s’écarte des pastiches et des poncifs.

En conséquence, son texte, même s’il est « automatique », repose sur une certaine logique, dans la mesure où il n’est pas le produit d’une dictée pure de l’esprit, mais d’un travail d’écriture réfléchi et raisonnablement structuré, au point que nous avons réussi, pour la plupart des cas, d’expliquer les métaphores que renferment ces « Ecritures automatiques », qui ne reposent pas uniquement sur un exercice sur la langage, mais qui prennent en considération la construction d’un sens compréhensible et déchiffrable.

De surcroît, l’automatisme chez Aragon repose sur un processus qui lui est particulier, celui qui combine écriture-lecture, afin d’équilibrer les manifestations instantanées de ce procédé et de remplacer les emportements premiers par des représentations métaphoriques, qui exaltent un imaginaire personnel.

Pour les recueils Le Mouvement Perpétuel et Feu de joie, nous avons justifié qu’ils sont « lyriques », vu que la métaphore illustre les trois composantes du genre lyrique, à savoir, en premier lieu, la composante thématique, lorsqu’elle permet de développer un ensemble de thèmes propres à ce type de discours, parmi lesquels l’amour, la mort et la nature. En second lieu, elle contribue dans la mise en place de la composante formelle, en ce sens que la poésie aragonienne est fondée principalement sur deux procédés primordiaux : d’une part, « l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image », et, d’autre part, les associations systématiques des sonorités, qui reflètent les associations d’idées, caractérisant la « rapide écriture » automatique. En troisième lieu, la figure métaphorique installe la composante structurale, dans la mesure où elle établit un rapport étroit entre l’énonciateur et l’énoncé, en permettant à celui-là de se représenter, de se reconnaître et de se redécouvrir.

Ces textes sont également « lyriques », parce qu’ils paraissent subjectifs, reflétant l’image du poète, d’un « je » qui se présente selon plusieurs facettes, qui se dévoile, fait ses confidences, révèle ses émotions et expose les différentes expériences qu’il a vécues.

Toutefois, Aragon exerce un lyrisme moderne, puisqu’il repose sur un bouleversement des rapports des mots avec d’autres, et des liens qu’ils entretiennent avec les objets, grâce à la figure de la métaphore. Celle-ci est réalisée par des enchaînements syntaxiques et logiques inscrits sous le signe de l’opposition, du contraste, et de l’équivoque, pour couper tout pont avec l’idéal classique, fondé sur un ordre précis et des relations préétablies. De surcroît, les alliances inédites de mots coexistent avec des assemblages de corps et de caractères composites qui brisent le lyrisme traditionnel et valorisent le mot, pour que celui-ci devienne plus intelligible, même si on admet son effacement derrière le sens.

Le lyrisme classique est également remis en cause suite à l’introduction du prosaïsme dans la poésie, surtout lorsqu’Aragon introduit dans ces poèmes des faits divers, des tableaux du quotidien, des commentaires de dérision qu’il s’adresse à lui-même, mais à qui il accorde une nuance poétique, au moyen de la métaphore. En somme, nous pouvons signaler que les œuvres surréalistes, et même celles d’Aragon durant cette période, présentent un trait commun : la remise en cause d’un certain héritage lyrique, en pratiquant à la fois un usage strict et un bouleversement des modèles, de sorte que la transgression de la norme se transforme en un principe fondamental d’une nouvelle écriture lyrique.

Quant au Paysan de Paris, il est à la fois poétique, puisque son auteur l’a placé dans L’Œuvre poétique, et narratif, car il le déclare « un roman, à condition de ne rien en dire ». Et si nous avons estimé qu’il serait plus judicieux de le traiter en tant que discours à dominante narrative, c’est parce que nous avons remarqué un emploi particulier du descriptif que la métaphore met en valeur. En outre, cette figure illustre les  trois procédés fondamentaux de l’écriture romanesque d’Aragon : d’abord, l’alignement de la diégèse sur le temps réel, ensuite, le « mentir-vrai », et finalement, la méthode du miroir.

D’une autre part, la métaphore permet à Aragon de « se livrer à un certain excès verbal », dans le but de choquer ces lecteurs et de les désorienter, mais aussi pour exprimer une révolte déchaînée contre lui-même et la société de son temps, tout en alternant humour et sérieux, et surtout en exerçant, par la contradiction, la langue française.

En outre, au moyen de la métaphore, Aragon remet en cause les conventions fondamentales du roman, à savoir les indications de la vraisemblance, de la psychologie des personnages et du déroulement de l’action romanesque. Toutefois, alors que Breton conteste le recours des romanciers à la description, Aragon agit par opposition au parti-pris des surréalistes, dans la mesure où il construit son texte sur un ensemble infini de séquences descriptives, suspendues de temps à autre par des épisodes narratifs. D’ailleurs, les descriptions constituent la substance même du Paysan de Paris.

Au surplus, nous avons relevé de cette œuvre un ensemble de métaphores que L. Vigier et N. Piégay-Gros considèrent comme spécifiques au texte narratif. Il s’agit des métaphores optiques, concrètes et mythiques et que nous avons tenté d’analyser, dans le but de justifier cette association d’un type de texte avec un type de figure.

Pour Aragon, la notion de genre est annulée, dès qu’il rend similaires l’accès en poésie et l’accès en roman, d’autant plus que la position du créateur est particulièrement onirique, permettant l’entrecroisement des différents types de registres, mais également du fictif et du vrai. Il exerce une « poétique de l’éclatement » mise en lumière par la composition même de l’ouvrage, dans la mesure où la trame narrative est caractérisée par la suspension et les ruptures, relatée dans des séquences hétérogènes composant le récit.

Notes
498.

N. PIEGAY-GROS, « Philosophie de l’image », Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet n°5, Paris, Les Belles Lettres 1994, p.150.

499.

Ibidem., p.161.

500.

Idem.

501.

Idem.

502.

« Le songe du Paysan », pp.245-246.

503.

N. PIEGAY-GROS, « Philosophie de l’image », Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet n°5, Paris, Les Belles Lettres 1994, p.167.

504.

Idem.

505.

Ibidem, p.164.

506.

Ibidem., p.167.