Le lecteur et la métaphore « aragonienne »

Dans son ouvrage intitulé La Lecture, Vincent Jouve déclare que « l’œuvre littéraire que, jusque-là, on tentait de comprendre en la rattachant à une époque, à une vie, un inconscient ou une écriture, est soudain envisagée par rapport à celui qui, en dernière instance, lui donne son existence : le lecteur » 507 . En effet, introduire le « lecteur » dans l’étude d’une œuvre renvoie à la théorie de la réception, mise en place, en particulier, par des chercheurs allemands, tels que W. Iser, H.-R. Jauss et H. Weinrich, dont les études et les hypothèses assurent « l’expansion de la pragmatique », en confirmant le rôle primordial de celui qui lit, car il accorde existence au texte littéraire par le fait même de le recevoir, que ce soit en tant que lecteur impliqué dans la poétique des auteurs, ou en tant que lecteur implicite dans les textes. Dans cette optique, « le phénomène de lecture » se métamorphose pour devenir « un acte de communication véritable », qui repose principalement sur « un dialogue, réel ou simulé », installé entre « deux instances allocutives », d’une part, « un émetteur : le narrateur ou l’écrivain », et d’autre part, « un récepteur : le lecteur » 508 . Ceci s’applique également sur le surréalisme, dans la mesure où ce mouvement, en insérant le lecteur dans ces projets, tente d’établir de nouveaux rapports entre celui-ci, l’auteur et le texte, essentiellement basés sur une intervention active de la part de ce récepteur. Par conséquent, « le texte surréaliste devient une impulsion qui veut exciter l’activité créatrice du lecteur », puisque « les mots et les images s’offrent [à lui] comme tremplins (Breton) », dans le but de réaliser « l’accomplissement » d’« un processus créateur de la communication » grâce à « une lecture active » 509 .

D’un autre point de vue, cette idée se justifie principalement au niveau du récit surréaliste, étant donné qu’il se présente tel un « procès de communication entre le donateur et le récepteur du message », plutôt que comme une « suite d’évènements représentés », afin d’« échapper au romanesque », et, par conséquent, d’aboutir à « la constitution d’un univers de fiction plausible ». Ce dernier peut être réalisé en introduisant dans le récit des « signes perturbateurs qui relèvent du discours », tels que les « ruptures des modes et des temps, [les] changements de vision, [l’] irruption immotivée des formes indicielles » 510 . Par ailleurs, il est possible que cette présence soit signalée grâce à des « formules variées […] mais qui toutes sont claires et sans ambiguïté », dans la mesure où « soit que l’auteur s’y adresse directement à son public par l’intermédiaire de la seconde personne, […] soit que le lecteur apparaisse comme tel, sous la forme donc d’une troisième personne, […] soit enfin que l’auteur se joigne à ce lecteur dans un ‘’nous’’ dit inclusif », dans le but d’accorder au lecteur le statut du « destinataire du texte ». Il existe aussi d’autres « formules […] relativement rares », celles qui consistent en « des parenthèses dans le récit, supposant un arrêt de l’histoire, une suspension du temps romanesque ; et leur fonction principale semble être de solliciter une ‘’participation’’ plus active du lecteur, de provoquer de sa part une adhésion plus complète» 511 .

De son côté, Yves Stalloni atteste que « l’analyse moderne des œuvres littéraires » exige nécessairement, « comme donnée opératoire », la prise en considération de « la relation qu’entretient le texte avec son lecteur », d’autant plus que « ce type de rapport aidera à définir la pragmatique », « désign[ant] la relation entre un signe et son utilisateur ». En d’autres termes, il considère que « la ‘’pragmatique’’, appliquée à la littérature, a pour fonction de prendre en compte et d’étudier les divers actes du langage à partir du contexte et du type de relation qu’entretient l’énonciateur avec son public » 512 .

Par ailleurs, C. Fromilhague et A. Sancier assurent, à leur tour, que « projet concerté et rigueur de la part de celui qui le met en œuvre » va de pair avec « l’agrément du lecteur », car ils réalisent à la fois et respectivement « la composition » et « la réussite, c’est-à-dire l’entrée naturelle dans la fiction ». Par conséquent, « l’acte de lecture » s’avère être non seulement « le terme ultime », mais aussi un élément essentiel « du projet » 513 . Toutefois, l’adhésion du lecteur si elle « relève [souvent] d’un pacte implicite fondé sur une attente comblée », elle « peut être différée assez longtemps », surtout dans les textes surréalistes qui reposent sur un « effet de surprise », s’alliant à un « constat de réalité », pour produire principalement, à côté d’un « sentiment du fini, du clos », « le plaisir de la relecture ou de l’interprétation renouvelée ». De ce fait, « la vision du monde du lecteur », ainsi que « son horizon de conscience » 514 se trouvent élargis.

Dans cette perspective, nous essayerons de définir la position du lecteur dans l’œuvre surréaliste d’Aragon et les types de rapports que ce dernier entretient avec le récepteur de son texte, essentiellement parce que cet auteur confirme que :

‘[...] dans la poésie comme dans le roman […] il n’y a pas que le ‘’je’’, que le ‘’moi’’. Or, le grave précisément pour ce qui concerne ma poésie, c’est que si d’une part il n’y a pas d’erreur lorsque les gens la considèrent (comme ils font toutes les poésies) du point de vue ‘’je’’ ou du ‘’moi’’, sachant bien que c’est moi qui parle, et ils ne prêtent à personne des paroles qui sont bien mes paroles, d’autre part ils n’admettent pas l’existence, dans la poésie, d’autres personnes que celui qui devient de ce fait un orateur. Or, dans ma poésie comme dans la plupart des poésies, il y a au moins un autre personnage, celui auquel on s’adresse. 515

Notes
507.

V. JOUVE, La lecture, Paris, Hachette, 1993, p.3.

508.

M. BELLOT-ANTONY, « La Modification, de Michel Butor, ou le lecteur inclus dans l’œuvre », Le Lecteur et la lecture dans l’œuvre, Actes du colloque international de Clermont-Ferrand présentés par Alain MONTANDON, pp.43-44.

509.

H. T. SIEPE, « Le texte surréaliste et la lecture, Aspects d’une esthétique de la communication », Mélusine n°1: Émission-Réception, Lausanne, L’Age d’Homme1979, pp.123-124.

510.

S. GIBS, « L’analyse structurale du récit surréaliste », Mélusine n°1: Émission-Réception, Lausanne, L'Age d'Homme1979, pp.93-94.

511.

Ibidem., M. BELLOT-ANTONY, pp.43-44.

512.

Y. STALLONI, Les genres littéraires, Paris, Nathan 2000, p.20.

513.

C. FROMILHAGUE et A. SANCIER, Analyses stylistiques. Formes et Genres, Paris, Dunod 1999, p.90.

514.

Ibidem., pp.91-92.

515.

ARAGON, Entretiens avec Francis Crémieux, Paris, Gallimard 1964, p.53.