Les formes de présence du lecteur dans le texte aragonien

A côté de leur caractère hermétique, les textes surréalistes offrent souvent une multitude de niveaux de lecture, compte tenu du point de vue de M.-P. Berranger qui assure que ces écrits sont « presque toujours méta-poétique[s] », en ce sens qu’ils englobent « une théorie de la poésie, et parfois du langage », d’autant plus que « le texte […] naît des problèmes vitaux que pose au poète, précisément sa conception de la poésie », sans oublier de noter qu’ « interrogeant l’énigme du sommeil, du rêve et du désir, de la beauté ou de l’absence, certains poèmes remontent les sources de l’inspiration » 516 , sans pour autant appartenir à un genre littéraire. Ils constituent pourtant une poésie surréaliste qui soit « le flux de la pensée, le flux magnétique d’un arrière-monde dont la pensée ordinaire nous sépare, puisque c’est avant l’interprétation, avant le besoin d’expression qu’elle nous fait des signes, qu’elle nous appelle, et comme le dit Breton, ‘’qu’elle cogne la vitre’’» 517 . D’ailleurs, pour cet auteur, la littérature ne doit être en aucun cas « adaptation, mais provocation, agressivité » 518 , en confirmant que « l’approbation du public est à fuir par-dessus tout. Il faut absolument empêcher le public d’entrer si l’on veut éviter la confusion. J’ajoute qu’il faut le tenir exaspéré à la porte par un système de défis et de provocations » 519 .

En conséquence, on assigne au lecteur un nouveau rôle qui dépendra de son attitude face au texte. Ainsi, « celui qui refuse la provocation surréaliste tiendra cette forme d’écriture pour illisible », alors que « celui qui accepte en revanche cette agressivité et se sent interpelé par elle, commencera un travail fort actif, qui est celui de la lecture surréaliste ». Dès lors, une « participation active, attendue et exigée par le lecteur de la poésie moderne » est mise en place, d’autant plus que « tout livre résiste d’une manière ou d’une autre à son lecteur en l’invitant à la relecture, à la répétition qui est à l’image de l’ouverture de l’œuvre engendrant grâce à son lecteur un sens jamais achevé, parce que toujours vivant » 520 . En d’autres termes, chaque lecture nouvelle confirme qu’un texte littéraire n’est qu’une sorte d’interrogation dont la réponse se refait selon les valeurs, le système de pensée et même le langage de chaque lecteur.

Pour le lecteur des œuvres aragoniennes, nous pouvons supposer qu’il rencontre des difficultés, aussi bien au niveau de la compréhension de la totalité du texte, que dans l’identification et l’interprétation des images métaphoriques, puisqu’Aragon lui-même déclare que la « poésie est par essence orageuse, et chaque image doit produire un cataclysme » 521 .

Néanmoins, avant d’entreprendre ce rapport de lecture entre récepteur et figure, nous allons nous intéresser aux formes indiquant la présence de celui-ci, et que nous avons déjà signalées :

D’une part, nous relevons l’emploi de la seconde personne, lorsque l’écrivain s’adresse d’une façon directe à son lecteur, indiqué par Vincent Jouve comme « le «’’narrataire invoqué’’ […], sans identité véritable, apostrophé par le narrateur dans le cours du récit » 522 , et dont la présence le plus souvent passive est au service d’ « une visée parodique, pour mettre en évidence le caractère arbitraire des récits et tourner en dérision les attentes codées du lecteur» 523 . A cet effet, nous signalons qu’Aragon ne s’adresse directement à son lecteur qu’à des occasions rares, parmi lesquelles cet exemple où il recourt au pronom personnel « vous », pour désigner les habitués du « Passage » :

‘Braves gens qui m’écoutez, je tiens mes renseignements du ciel. Les secrets de chacun, comme celui du langage et celui de l’amour, me sont chaque nuit révélés, et il y a des nuits en plein jour […] Votre cœur est une charade que tout le monde connaît.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, pp.106-107)’

D’abord, il est évident que l’auteur met en relief la nature de cet échange qu’il entretient avec ses lecteurs, puisque le verbe « écouter » manifeste qu’il s’agit d’un discours direct, et non pas d’un énoncé écrit qui exige d’être lu. Et c’est ce que l’interpellation, « braves gens », confirme, puisqu’elle exprime un rapport intime entre les deux acteurs. Cependant, Aragon paraît se mettre en position de force face à ses interlocuteurs, dans la mesure où il les considère comme des personnes naïves qui croient le duper, en cherchant absolument à lui cacher leurs secrets, alors qu’il en est déjà au courant. Dès lors, il détient le pouvoir du savoir, qui fait sa supériorité, tel que l’expriment les deux figures métaphoriques que nous avons identifiées. De plus, l’auteur met en place un rapport figuré, étant donné qu’il est fondé sur l’opposition, entre un évènement, « il ya des nuits », et le moment où il se déroule, « en plein jour », dans le but d’insister sur le caractère onirique de la connaissance dont il dispose. Quant à la seconde métaphore avec « être », en identifiant le « cœur » de ces « braves gens » à « une charade » particulière, puisque « tout le monde la connaît », elle confirme le rôle de témoin et de connaisseur que l’auteur joue vis-à-vis de ses lecteurs.

Le recours à la troisième personne indique que le lecteur apparait comme tel. Nous citons alors cet extrait du Paysan de Paris, dans lequel Aragon s’attaque ouvertement à ses « lecteurs » :

‘Il n’appartient pas à moi de tirer de l’ennui ces malades lecteurs. Qu’ils périssent, qu’ils se fanent dans la nuit du silence où de vagues histrions grimacent sans douleur le semblant de la douleur humaine.’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.226)’

En effet, par l’antéposition de l’adjectif « malades », l’auteur insiste à décrire péjorativement ses lecteurs, d’autant plus qu’il déclare ne pas se plier à leur volonté, pour les « tirer de l’ennui ». De surcroît, il les offense et leur souhaite même la mort, d’où, l’emploi du verbe « périr », mais aussi d’une métaphore verbale qui souligne la même idée, en les identifiant implicitement à des fleurs éphémères et vouées à la flétrissure, grâce au verbe « faner » utilisé métaphoriquement, en ce sens qu’il est attribué à l’humain. Par ailleurs, par une inversion dans l’ordre des mots, l’auteur crée une métaphore déterminative, pour mettre en place un cadre particulier, puisqu’il est question de « la nuit du silence », lui permettant de condamner les récepteurs de son œuvre à la solitude. En dernier lieu, il les assimile métaphoriquement à de « vagues histrions », parce qu’il les accuse de simuler maladroitement la souffrance, de manière à ce qu’ils lui demandent ensuite de les soulager.

Finalement, nous remarquons qu’un « nous », dit inclusif, désigne à la fois l’auteur et le lecteur, tel que dans cet exemple où Aragon déclare être accompagné de ses lecteurs, lors de sa promenade dans « le Passage de l’Opéra » :

‘A coté de la loge avec ses charmants rideaux au crochet, nous allons pouvoir faire une petite halte : c’est le cireur, cela ne coûte que douze sous et nous sortirons de là avec des soleils aux pieds […] Et puis les cireurs voyez-vous, quels gens exquis !’ ‘(Le paysan de Paris, p.86)’

Dans cette optique, nous pouvons énoncer que Le Paysan de Paris est un parcours effectué à deux, dans lequel l’auteur guide son lecteur à travers les galeries condamnées à disparaître, pour lui faire découvrir un visage caché, mais fantastique, de la ville de Paris, et essentiellement pour explorer une beauté citadine particulière, car éphémère et toujours renouvelée.

De surcroît, il existe d’autres indices qui signalent une contribution active du lecteur dans le texte, tels que les blancs ou les vides qu’il est censé combler grâce à son imagination et ses compétences, vu qu’ils produisent un « renversement de la relation thème / horizon », et que ce « renversement entraîne les segments de perspective dans un mouvement de bascule : ils peuvent être aperçus sous des aspects continuellement différents et nouveaux. Les blancs apparaissent comme un ensemble de directives parce qu’ils régulent, à travers les renversements de points de vue, les interférences entre les segments. C’est de cette façon que les blancs organisent l’axe syntagmatique de la lecture » 524 . Nous citons à titre d’exemple cet extrait du poème « le ciel brûle » :

‘Sous les grands rideaux blancs ornés de cruauté’ ‘Nous perdons lentement nos visages de plâtre ’ ‘’ ‘Bain de révélateur. ’ ‘(Les Destinées de la poésie, p.100)’

Nous remarquons ici un espace blanc entre la description d’un fait, dans les deux premiers vers, et une récapitulation de ce même fait dans le dernier vers. Dans les deux cas, le poète recourt à la métaphore : il installe en effet un lien figuré entre l’adjectif « ornés » et son complément « cruauté », puisqu’il associe à un élément concret, « les grands rideaux blancs », un attribut abstrait et précisément une caractéristique humaine, la « cruauté ». Par ailleurs, une métaphore déterminative met en place une corrélation particulière entre l’humain, « nos visages », et le matériel, « plâtre », pour dire que les personnages, désignés par le pronom personnel « nous », dissimulent leur sentiment, leur vérité derrière un visage inexpressif, aussi blanc que le gypse. Quant à la métaphore finale, elle établit, grâce à la détermination, un nouveau rapport entre « bain » et « révélateur », rapportant de la sorte le dévoilement d’un secret. Nous pouvons dire, par conséquent, que cette rupture du texte constitue un moment de pause, qui sert à mettre en valeur ce que l’auteur formulera au final, mais encore pour éveiller l’imagination du lecteur, invité à interpréter l’énoncé premier et supposer une suite adéquate.

D’un autre côté, selon Hans T. Siepe, « ces marges blanches sont des éléments structuraux du poème », en ce sens que « l’espace blanc et aussi la chaîne d’associations, de réflexions – cachée au lecteur – dont les mots sont le point de départ et d’arrivée. Elles sont un appel au lecteur qui l’engage à compléter le texte par ses propres efforts ; une partie des tâches de l’auteur est donc transmise au lecteur. La lecture devient l’acte final de la constitution de sens» 525 . En effet, le texte, « en décidant des éléments qu’il abandonne à la créativité du lecteur », transforme le processus de lecture, car « l’absence réfléchie d’une notation » devient « un moyen efficace de programmer la coopération du lecteur » 526 . Dès lors, « l’imagination » de ce dernier « sera d’autant plus productive que le nombre des blancs est élevé » 527 . Toutefois, ces interruptions ou omissions ne sont qu’apparentes, parce qu’en réalité le sens est déjà établi par le narrateur qui ne fait que conduire son lecteur vers ce qu’il a décidé d’exprimer. En outre, souvent effacé de son propre texte, le narrateur semble pousser son lecteur à assumer entièrement la responsabilité des jugements à formuler, alors que les projets de ce dernier sont toujours faussés et ses attentes trompées, puisque les codes établis dans et par le texte entre ces deux éléments sont régulièrement enfreints.

Il est également possible de relever un indice signalant une certaine complicité entre ces deux constituants du texte (auteur et lecteur), à savoir le recours à l’ironie, dans la mesure où l’auteur, tout en référant implicitement à une vérité commune, il la modifie aussitôt par dérision, comme dans cet extrait :

‘L’amour, voilà le seul sentiment qui ait assez de grandeur pour que nous le prêtions aux infiniment petits. Mais concevons une fois vos luttes d’intérêts, microbes, pensons à vos fureurs domestiques […] Remuez, remuez désespérément, vibrions tragiques entraînés dans une aventure complexe où l’observateur n’aperçoit que le jeu satisfaisant et raisonnable des immuables lois de la biologie !’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.43)’

En évoquant l’amour, l’auteur saisit l’occasion pour attaquer ses semblables, incapables d’apprécier et même d’éprouver un tel sentiment. Ils sont des « infiniment petits », mais aussi, par une métaphore in absentia, des « microbes », pour insister sur leur infériorité, et surtout sur leur insensibilité, car ils accordent de l’intérêt aux « luttes domestiques » plus qu’à l’amour. Dans cette même perspective, ils sont représentés métaphoriquement comme des « vibrions », essentiellement parce qu’ils sont des personnages agités. Par ailleurs, nous relevons un rapport figuré entre ce substantif et l’adjectif, « tragiques », qui lui est accordé et qui manifeste la moquerie avec laquelle l’auteur traite les « autres », d’autant plus qu’ils sont commandés par les « lois de la biologie », celles du corps, au lieu de se laisser guider par celles de l’imagination ou du rêve. Mais, cette connivence n’est pas durablement fixée, parce que l’ironie est aussi passagère, dans le sens où les « autres » ne sont que les lecteurs à la fois complices et rivaux.

A cet effet, nous pouvons confirmer, comme l’a déjà exprimé A. Montandon, que « l’intégration du lecteur dans l’œuvre, par tous les moyens possibles (et ils sont fort nombreux), tant rhétoriques que par le biais de ‘’relais’’ […] est l’une des finalités les plus assurées du texte littéraire, puisqu’elle a pour fonction d’en assurer la lisibilité » 528 .

Notes
516.

M.-P. BERRANGER, Le surréalisme, Paris, Hachette 1997, p.142.

517.

J. LAUDE et A. JOUFFROY, « Surréalisme et poésie », Entretiens de Cerisy sur le surréalisme, Mouton 1978, p.138).

518.

A. MONTANDON, Le lecteur et la lecture dans l’œuvre, Actes du colloque international de Clermont-Ferrand (1982), Association des publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1982, p.7.

519.

A. MONTANDON cite A. BRETON, Ibidem., p.7.

520.

Ibidem,pp.7-8.

521.

L. ARAGON, Traité de style, Paris, Gallimard 1928, p.140.

522.

V. JOUVE, La lecture, Paris, Hachette, 1993, p.27.

523.

Ibidem., p.28.

524.

W. ISER, L’acte de lecture, Théorie de l'effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1976, p.365.

525.

H. T. SIEPE, « Le texte surréaliste et la lecture, Aspects d'une esthétique de la communication », Mélusine n°1: Émission-Réception, Lausanne, L'Age d'Homme1979, pp.128-129.

526.

V. JOUVE, La lecture, Paris, Hachette, 1993, p.51.

527.

W. ISER, L’acte de lecture, Théorie de l'effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1976, p.324.

528.

Le Lecteur et la lecture dans l’œuvre, Actes du colloque international de Clermont-Ferrand, Associations des publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1982, p.6.