Difficultés d’identification des métaphores et problèmes d’interprétation

Elément constitutif du texte littéraire, le lecteur est pourtant confronté à des difficultés d’identification et des problèmes d’interprétation, d’abord, parce qu’« une œuvre […] dit souvent autre chose que ce qu’elle semble dire » et « le destinataire se doit de déchiffrer son langage symbolique. Il lui faut, pour cela, tenir compte des processus de déplacement métaphoriques et métonymiques » 529 . Ensuite, parce que, dans notre cas, la métaphoresurréaliste, prise en considération tel un collage verbal, est difficile à discerner à la suite d’une première lecture, ce qui nécessite, donc, le recours au modèle proposé par M. Turner (1988) et que G. Kleiber reprend dans son ouvrage Nominales, Essais de sémantique référentielle. En effet, il est possible, en premier lieu, de « reconnaître une métaphore simplement en reconnaissant que les deux modèles mentaux mis en équation présentent un contraste ou conflit d’attributs » ; et en second lieu, nous admettons que certains termes « peuvent donner une interprétation métaphorique, parce qu’au niveau de base la distinction catégorielle est maximale  » 530 . De ce point de vue, nous avons choisi d’analyser cet extrait :

‘Pour moi que me quittent enfin ces corps étrangers qui me retiennent, que mes doigts, mes os, mes mots et leur ciment m’abandonnent, que je me défasse dans le magnétisme bleu de l’amour !’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.209)’

Dans ce cas, nous parvenons à reconnaître la métaphore, parce qu’elle représente un énoncé différent du contexte dans lequel elle est insérée, et de plus, elle associe des termes distincts, que rien ne rapproche. Nous relevons alors un lien métaphorique entre le verbe « se défaire » et le complément circonstanciel, « dans le magnétisme bleu de l’amour », qui constitue un cadre spatial particulier, où se déroule cette action de cesser d’être, et par conséquent, de délivrance. En conséquence, nous pouvons dire que, grâce à l’amour, le « je » retrouve sa liberté, en s’affranchissant des exigences de la vie sociale, mais aussi de celles qu’il impose à lui-même, car il aspire à délaisser l’écriture, dans le but d’accomplir sa libération complète. En outre, si nous réussissons à interpréter la métaphore déterminative, « le magnétisme de l’amour », mise en place par l’auteur pour exprimer le pouvoir d’attraction et le charme qu’exerce cette passion, nous ne comprenons pas le motif qui pourrait expliciter le lien entre une propriété physique abstraite, « le magnétisme », et un adjectif de couleur, « bleu », généralement associé à un élément qui peut être perçu par le regard.

Etant donné la complexité de reconnaître un emploi métaphorique, le lecteur est invité nécessairement à marquer une pause pour réfléchir et prendre conscience qu’il s’agit correctement d’une métaphore. Ce moment d’arrêt représente la première étape dans l’interprétation de la métaphore, celle de l’identification, durant laquelle le lecteur doit s’apercevoir qu’une interprétation littérale représente un échec ou conduit vers un malentendu, d’où, il est préférable d’opter pour un emploi métaphorique. Tel est le cas suite à la lecture de cet extrait :

‘Et le silence est un manteau qui se dénoue.’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.206)’

Nous relevons, dans un premier temps, une métaphore avec « être », parce que littéralement nous ne pouvons pas concevoir une identification entre le « silence », abstrait et insaisissable, et le « manteau », en tant que vêtement humain, à moins que nous supposons que les deux éléments représentent deux unités compactes qui commencent à se disperser. Ainsi, comme le « manteau » qui s’effiloche, probablement à cause de l’usure, le « silence » est interrompu, essentiellement grâce à la parole, et précisément à l’écriture.

Néanmoins, identifiée, la métaphore est souvent difficile à interpréter, parce que Breton a déjà signalé, dans Le Premier Manifeste, que :

‘la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, […] ; celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. 531

Ces rapports conflictuels entre le surréalisme et son public sont mis en place au moyen d’un écart entre l’horizon d’attente et l’horizon produit, ayant pour but de montrer que ce mouvement cherche à être considéré autrement qu’un processus esthétique, parce qu’il aspire en particulier à changer l’homme et à transformer le monde. Il est ainsi dans cet extrait du poème automatique, « Les étoiles à mille branches » :

‘Ainsi l’immense espoir que je nourris de maïs dans une petite cage dorée retrouve l’illusion de l’amour et le mirage abominable des fatigues.’ ‘(Ecritures Automatiques, p.152)’

Effectivement, le poète décrit une entité abstraite, « l’immense espoir », d’une manière exceptionnelle et imprévue, puisqu’il la métamorphose, par le biais d’une métaphore in absentia, en une créature ailée, d’où, le recours à la subordonnée relative, « que je nourris de maïs », et le complément circonstanciel de lieu, « dans une petite cage dorée », dans l’intention de dire que garder l’espérance est si difficile, au point que le poète se sent obligé de l’entretenir et de la maintenir enfermée pour la conserver. En outre, l’« espoir » se transforme également en un être animé capable de ressentir, aussi bien « l’illusion de l’amour » que « le mirage abominable des fatigues ». Dans cette optique, il est possible d’affirmer que le poète ne répond pas aux attentes du récepteur, mais il les détourne pour choquer celui-ci et le dérouter, en lui offrant une nouvelle vision du monde réel, et même des sentiments humains accordés à d’autres éléments.

Or, « la nécessité de l’interprétation » s’avère « indispensable à la perception du texte dans son ensemble » 532 . Néanmoins, le lecteur ne peut pas traduire la totalité des images qu’ils rencontrent, en ce sens que certaines demeurent opaques, ou bien, parce qu’il ne trouve aucune explication valable, ou parce qu’il peut produire un ensemble d’explications qui se trouvent aussitôt réfutées, obligé, de la sorte, de fournir continuellement un sens que tout détruit et qui doit être renouvelé sans cesse. Par conséquent, pour parvenir à déchiffrer une image métaphorique, celle qui laisse ouvert le champ des interprétations variables d’un individu à l’autre, le lecteur doit être doté d’une « faculté de découverte » et d’une « compétence interprétative » particulières et fiables, dans la mesure où certains procédés peuvent compliquer tout effort d’interprétation, et dont quelques uns sont énumérés par C. Fromilhague.

En premier, l’« antéposition du ca, qui fait attendre la désignation du référent », rend plus difficile la compréhension, et par la suite l’interprétation d’une métaphore, tel que dans le poème « Eclairage à perte de vue » :

Je tiens ce nuage or et mauve au bout d’un jonc

L’ombrelle ou l’oiselle ou la fleur.

(Feu de joie, p.40)

Par cette inversion dans l’ordre d’apparition des deux constituants de la métaphore, le poète met en valeur le comparant, d’autant plus qu’il associe l’humain et le céleste (« je tiens un nuage »), en intervertissant leurs grandeurs, puisque c’est le premier qui détient le second. En outre, il rapproche le haut et le bas (nuage / jonc), dans le but de surprendre le récepteur par une telle représentation imagée. Par ailleurs, mentionner le comparé en deuxième position accentue, même pour un bref moment, le caractère énigmatique du comparant, et donne, par conséquent, au lecteur la possibilité d’imaginer ce que peut être « ce nuage ». Il est possible que ce dernier soit « l’ombrelle », « l’oiselle » ou « la fleur », d’abord, en raison des couleurs « or et mauve » et de la forme qui peuvent être communes à ces quatre éléments, mais aussi parce qu’ils se maintiennent tous « au bout d’un jonc », qui représente métaphoriquement le manche de l’ombrelle, la branche sur laquelle repose l’oiselle ou la tige de la fleur.

Une métaphore peut être également difficile à expliquer en raison de la « non-expression du cé : métaphore in absentia ». Nous citons à titre d’exemple :

Je danse au milieu des miracles

Mille soleils peints sur le sol

Mille amis Mille yeux ou monocles

M’illuminent de leurs regards.

(Feu de joie, p.42)

A première vue, nous supposons que le poète ne représente qu’un seul élément sous plusieurs facettes, vu qu’il emploie à trois reprises l’adjectif numéral « mille » pour établir une équivalence entre « soleils », « yeux » et « monocles », probablement en raison de leur forme circulaire. Toutefois, en tant que lecteur, nous n’avons pas pu deviner de quoi il est question, puisque le « je » n’a pas mentionné le comparé. Mais, en se référant au contexte, nous découvrons qu’il s’agit des obus lancés sur le sol au temps de la guerre. Et comme l’indiquent les deux vers suivants,

Pleurs du pétrole sur la route

Sang perdu depuis les hangars.

nous pouvons dire que le poète rapporte une scène de guerre, en mettant l’accent sur les dégâts qu’elle peut causer, en ce sens que les véhicules bombardés laisse couler des sillons du « pétrole », identifiés métaphoriquement au « pleurs », de même que le « sang » des innocents se répand en flots, même des abris, dans l’intention d’exprimer l’atrocité des combats. Ainsi, ces bombes sont représentées tels que des « miracles », parce qu’elles sont choses étonnantes, mais péjorativement. Elles sont aussi « soleils peint sur le sol », car elles percent des trous en flammes sur le sol et font tomber « mille amis ». Elles sont encore des « yeux ou monocles » qui « m’illuminent de leurs regards », en ce sens que le poète, impuissant à réprimer l’agression de l’ennemi, il s’est réduit à être un simple témoin qui observe le paysage enflammé.

Par ailleurs, l’« absence ou le retardement du motif » peut être un obstacle à l’interprétation métaphorique, en ce sens que la figure semble absurde et nous ne parvenons pas à l’expliquer :

J’arriverais dans un havre d’hystérie

Où le prix de la vie est affiché chaque matin sur un mur

convulsif.

(« Lettre au commissaire », La Grande Gaité, p.257)

Nous observons d’abord que le poète se livre à une sorte de rêverie étrange, où suite à un long voyage, il accède finalement à une destination ultime. Toutefois, le recours à une métaphore déterminative, « un havre d’hystérie », et à une métaphore adjectivale, « un mur convulsif », fait basculer la vision dans l’incompréhensible, parce que nous ne trouvons pas un point commun, pouvant rattacher les termes employés, d’autant plus que le concret et l’abstrait fusionnent.

En outre, une métaphore semble parfois énigmatique à cause de la « non-pertinence du motif », dans le sens où le terme intermédiaire demeure introuvable, comme dans ce cas :

  Sur l’amour on avait écrit

Sortie de secours interdite en cas d’incendie.

(« Le phénix renaît de ses cendres », Les Destinées de la poésie, p.131)

Par le biais de l’écriture, le poète constitue une équivalence inédite entre un sentiment abstrait, « l’amour », et un lieu concret, « une sortie de secours », représentée paradoxalement, car « interdite en cas d’incendie ». Néanmoins, nous n’arrivons pas à trouver le motif à l’origine de cette identification.

De plus, l’« éloignement cé-ca » 533 contribue à ce qu’une métaphore demeure obscure malgré les efforts fournis par le lecteur dans le but de la déchiffrer, comme lorsqu’il s’agit d’interpréter l’image suivante :

‘Or il est un royaume noir, et que les yeux de l’homme évitent, parce que ce paysage ne les flatte point. Cette ombre, de laquelle il prétend se passer pour décrire la lumière, c’est l’erreur [...].’ ‘(« Préface à une mythologie moderne », Le paysan de Paris, p.11)’

Au premier abord, nous remarquons que le comparé n’est mentionné qu’à la fin de cet extrait, probablement pour le mettre en valeur, mais surtout pour attirer l’attention et attiser la curiosité du lecteur. Ce dernier est appelé, en même temps, à lire et à réfléchir pour découvrir de quoi il est question, comme si la métaphore est construite sous la forme d’une devinette, dont la solution est donnée en dernier lieu. Ainsi, nous nous apercevons, après avoir lu la totalité de l’énoncé, que les métaphores inventées par l’auteur réfèrent à un seul thème, « l’erreur », identifiée, d’abord, à « un royaume noir », parce qu’elle ne permet pas d’accéder aux illuminations de la vérité, ensuite, à un « paysage » qui « ne flatte point », dans la mesure où elle dévoile la bêtise humaine, et enfin, à une « ombre » qui prétend s’opposer à la « lumière » de la raison, afin de la valoriser. De surcroît, nous constatons que l’auteur insiste à relier « l’erreur » à l’idée d’obscurité, dans le but de dire qu’il s’agit d’un élément nécessaire, quant à la découverte de la vérité, grâce à un effet de contraste.

D’un autre côté, la fusion du cé-ca est également considérée par C. Fromilhague comme l’un des motifs pour qu’un lecteur croise des difficultés quant à l’interprétation d’une métaphore. Nous citons ces vers :

Un matin lune

Il y avait des chandeliers

Qui faisaient des confidences

Aux géants blonds de l’escalier.

(« Sonnette de l’entracte, Le Mouvement Perpétuel, p.86)

Dans ces vers, le poète recourt à une métaphore appositive, qui met en relation deux éléments, pourtant opposés (« matin » et « lune », mais qui contribuent à la création d’une nouvelle unité les englobant. En conséquence, l’image demeure obscure, et nous n’arrivons pas à formuler une interprétation qui soit valable, puisqu’« un matin lune » nous semble inimaginable, sauf si nous prenons en considération l’indication liminaire, « Le Bébé parle », celle qui introduit le poème, en indiquant l’énonciateur. De ce fait, nous présumons que cette jonction d’éléments disparates est une caractéristique propre au discours enfantin, permettant les plus curieuses des représentations, comme le justifie la suite du poème, où quelques objets du décor (« chandeliers » et statues de « géants ») échangent des « confidences ».

La métaphore surréaliste exige une lecture active, ayant pour finalité de choquer le lecteur et de le dérouter, dans la mesure où elle contribue à mettre en place de nouvelles relations insolites et des rapports inattendus, car elle consiste, comme le dit Breton, à :

comparer deux objets aussi éloignés que possible l’un de l’autre, ou, par toute autre méthode, les mettre en présence d’une manière brusque et saisissante, [ce qui] demeure la tâche la plus haute à laquelle la poésie puisse prétendre. 534

Nous proposons alors d’analyser cet exemple :

La belle colère

Couleur du sang des songes

Se caresse et respire et voilà qu’il fait nuit.

(« L’enfer fait salle comble », Les Destinées de la poésie, p.136)

Alors que l’expression « couleur du sang » est d’un emploi ordinaire, référant au rouge intense, celui d’un visage empourpré à cause d’un violent sentiment de mécontentement, le poète la fait aussitôt basculer vers l’étrange, en lui rajoutant inexplicablement le terme « songes », sauf si nous présumons qu’il existe un rouge spécifique aux rêves, mais que nous ne réussissons pas à concevoir, lecteurs éveillés que nous sommes.

Le lecteur est appelé à dépasser son état premier de surprise, à intervenir dans le texte, afin de saisir le motif du rapprochement des « deux réalités » ou des « deux objets ». En effet, le « stupéfiant image », en tant que principe surréaliste primordial, impose une nouvelle logique des mots, de même qu’une vision inédite du monde, que le lecteur doit absolument rétablir. Toutefois, la métaphore surréaliste, « cet instrument merveilleux », n’a pas uniquement pour but de pousser le lecteur à réviser l’univers et à le recréer, par le recours aux assemblages arbitraires, mais encore, elle cherche à l’engager pour qu’il mette en place une texture de signification cohérente, à l’intérieur d’une logique poétique. Cependant, si les théories du lecteur visent, d’une part, réserver à celui-ci l’entière responsabilité du sens, elles limitent, d’autre part, cet engagement en soulignant les structures d’appel et les prescriptions de lecture du texte.

Par ailleurs, pour parvenir à interpréter aussi bien la figure que l’œuvre, le lecteur est invité à prendre en considération la composition du texte, ou, en d’autres termes, le jeu de ses relations internes, afin de rétablir le contexte indispensable à la compréhension de l’œuvre. Il doit également disposer d’informations extra-textuelles et il lui faut attribuer ces éléments à leurs domaines respectifs, puisque la lecture, loin d’être une réception passive, se présente comme une interaction productive entre le texte et le lecteur.

Notes
529.

V. JOUVE, La lecture, Paris, Hachette, 1993, p.45.

530.

G. KLEIBER, Nominales, Essais de sémantique référentielle, Paris, Armand Colin 1994, p.195.

531.

A. BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris, Pauvert, 1962, pp.53-54.

532.

W. ISER, L’acte de lecture, Théorie de l’effet esthétique, Pierre Mardaga Editeur1976, p.41.

533.

C. FROMILHAGUE, Les figures de style, Paris, Nathan 1995, p.93.

534.

A. BRETON, Les Vases Communicants, Paris, Gallimard 1970, p.129.