Une poésie intraduisible

A la suite d’une première lecture, tout lecteur considère un texte surréaliste comme un produit intraduisible, énigmatique et même gratuit, qui n’a pour finalité qu’exercer la langue dans toutes ses possibilités.

Le poème est son propre langage

Dans le Second Manifeste du surréalisme, A. Breton atteste que « le surréalisme s’est mis en devoir de soulever [un problème général] qui est celui de l’expression humaine sous toutes ses formes. Qui dit expression dit, pour commencer langage. Il ne faut pas donc s’étonner de voir le surréalisme se situer tout d’abord presque uniquement sur le plan du langage » 535 .Dès lors, ce dernier se perçoit autrement qu’un moyen de communication, pour devenir un sujet d’étude à part entière. En conséquence, la recherche d’un nouveau langage ou le renouvellement de celui-ci constitue le fondement de ce mouvement, par le biais d’un ensemble d’expériences linguistiques, qui sont aussi celles de la vie, principalement les jeux de mots qui portent soit sur l’élément matériel du langage (signifiant), soit sur l’élément significatif (signifié). A cet effet, les surréalistes remettent en cause la fonction significative du langage, ainsi que son caractère communicatif. Nous citons :

‘Un regard ou la caresse du vent en redingote, escarpins du printemps, farandole des calembours et des charades.’ ‘(« Samedis », Le Mouvement Perpétuel, p.69)’

Suite à une première lecture, nous constatons que le poète emploie deux termes qui se rapportent au langage, et plus précisément aux jeux de mots, que ce soit au niveau phonétique, par les « calembours », ou au niveau du sens, par les « charades ». Il les met en valeur par le recours à une métaphore déterminative, qui les associe à « farandole », dans le but d’exprimer que, grâce aux pratiques surréalistes, les mots sont en perpétuel mouvement, se réorganisant à chaque emploi d’une manière nouvelle. D’ailleurs, les deux premières métaphores, déterminatives aussi, s’inscrivent dans cette même perspective, en ce sens qu’elles illustrent le pouvoir transformateur accordé aux mots, permettant la création d’un univers magique où « le vent en redingote » jette « un regard » ou fait une « caresse », et le « printemps » porte des « escarpins », préparant ainsi la danse effectuée par les mots.

Nous proposons également d’analyser cet extrait du poème « Au café du commerce », où le poète se livre à une énumération de termes dont la terminaison est la même. Il les groupe sous la forme de métaphores appositives, comme pour les identifier les uns aux autres, mais surtout pour créer un effet de sonorités, qui se crée indépendamment du sens :

La beauté de la femme m’émeut davantage que le loup garou l’explosion de grisou le chant du coucou hibou pou genou Je regrette de ne trouver d’autre point de contact avec la réalité ou plutôt des points de comparaison si médiocres.

(Ecritures Automatiques, p.147)

Ainsi, la série des trois termes « hibou pou genou » semble une simple continuation phonique de ce qui précède, par laquelle le poète joue sur les mots, d’autant plus qu’il avoue que ces éléments ne peuvent être que « des points de comparaison si médiocres », voire même sans rapport avec « la réalité », celle de « la beauté féminine ».

Face à un tel traitement du langage, le lecteur est invité à contribuer à cette recherche d’un nouveau sens par un nouveau langage, particulièrement, en essayant de localiser et de déchiffrer les jeux de mots, les réflexions linguistiques et les expériences verbales effectuées par les surréalistes, dans l’intention de rétablir des rapports inédits entre le langage et la pensée, entre le mot et la réalité, comme lorsque le poète présente deux mots sous différentes formes, afin de les éloigner de la réalité qu’ils désignent :

Le vent qui rêve sur la mer

J’ai dit RÊVE

Rê-é-è-ÈVE

Cligne des yeux c’est un bateau

Se penche sur les fleurs de sable

Ssssable indéfinissable.

(« La faim de l’homme», Les Destinées de la poésie, p.138)

Il s’agit d’abord du mot « rêve », employé comme un verbe et qu’Aragon accorde d’une manière inattendue à un sujet inapproprié, « le vent », devenu ainsi humain. Ensuite, le même mot est utilisé en tant que substantif, d’où l’inscription en lettres majuscules, qui seront aussitôt restructurées pour donner lieu à une apparition féminine, celle d’«ÈVE ». En outre, dans les trois derniers vers, le poète recourt à un ensemble de métaphores enrichies par un autre jeu de sonorités. La première est verbale, puisqu’elle attribue au « bateau » une action propre à l’humain. La seconde est déterminative, associant un élément végétal, « fleurs », à un élément minéral, « sable », d’autant plus qu’elle renouvelle l’expression figée « rose de sable », en substituant un terme par un autre. La troisième est adjectivale, vu qu’elle caractérise le « sable », naturel et concret, par une qualité abstraite, « indéfinissable », probablement pour dire qu’il est riche en mystères. Par ailleurs, le choix de cet adjectif semble effectué à cause d’une ressemblance graphique avec le mot « sable », et principalement parce que le poète accentue la première syllabe commune aux deux termes.

En outre, ce langage propre au texte surréaliste est caractérisé également par cette introduction du hasard et de l’automatisme au sein même d’un discours de la raison, pour bouleverser de la sorte les codes qui associent l’écrivain et le lecteur. En outre, mettre en lumière la problématique métaphorique s’inscrit également dans cette perspective, puisque cette figure permet de traiter la question de la dénomination et de l’ordination du réel, en ce sens qu’elle cherche à redécrire le monde pour le réinventer, en associant le percept et le concept. Tel est le cas dans « Une préface à une mythologie moderne » :

‘Raison, Raison, ô fantôme abstrait de la veille, déjà je t’avais chassée de mes rêves, me voici au point où ils vont se confondre avec les réalités d’apparence : il n’y a plus de place ici que pour moi. En vain la raison me dénonce la dictature de la sensualité. En vain elle me met en garde contre l’erreur, que voici reine. Entrez, Madame, ceci est mon corps, ceci est votre trône. Je flatte mon délire comme un joli cheval. Fausse dualité de l’homme, laisse-moi un peu rêver à ton mensonge.’ ‘(Le paysan de Paris, p.13)’

Aragon évoque « la dualité de l’homme », partagé entre la raison et l’erreur, entre la réalité et le rêve, mais il traite ce sujet existentiel, d’abord, d’une manière imagée, dans la mesure où il transforme la « raison », par une métaphore appositive, en un « fantôme abstrait », pour dire qu’elle n’est pas à l’origine de la connaissance qu’il recherche. A cet effet, il identifie l’erreur à une « reine », dont son « corps » est le « trône », parce qu’elle le prédomine et lui permet de percevoir le monde qui l’entoure. Suite à quoi, l’auteur se livre à une divagation imaginaire, essentiellement lorsqu’il compare son « délire » à un « joli cheval », dans l’intention d’exprimer qu’il exalte celui-là, ainsi que le rêve, en tant que source réelle d’un savoir particulier.

Notes
535.

A. BRETON, Manifestes du Surréalisme, Paris, Pauvert 1962, p.183.