L’écriture automatique

L’écriture surréaliste exerce un pouvoir de fascination ou de répulsion sur un lecteur dont l’instruction est classique et ayant l’habitude de prendre en considération la figure de style comme fonctionnellement ornementale dans le discours littéraire. L’automatisme est avant tout verbal, dans la mesure où l’initiative est accordée aux mots, et où le sujet se dédouble, comme le confirme Abastado en ces termes :

Le vrai problème de l’écriture automatique, n’est pas l’automatisme mais l’écriture. Ce qui peut se lire dans les textes, ce n’est jamais une subjectivité antérieure, mais un sujet qui s’institue dans l’acte d’écrire. 536

De nature énigmatique et automatique, le texte surréaliste semble imposer, de la part du lecteur, une lecture différente, celle qui soit également automatique, faite « de réceptivité, d’abandon, ‘’d’écoute flottante’’» 537 , dans la mesure où « la thèse inhérente à l’automatisme et à la théorie de l’image arbitraire, à savoir que le sens produit par la lecture vient, après coup justifier l’énoncé, donne en bénéfice la jouissance d’un mécanisme à faire fonctionner » 538 . En effet, le recours à l’écriture automatique, à l’inspiration onirique, aux jeux et aux procédés de composition mécanique et collective permet de caractériser les textes surréalistes par l’obscurité, puisqu’ils se différencient catégoriquement des œuvres appartenant à la tradition littéraire dont l’écriture est fondée sur le contrôle conscient et sur l’artifice. Ce projet révolutionnaire est mis en place grâce à un ensemble de mécanismes formels, parmi lesquels l’incompatibilité sémantique entre des éléments du texte, malgré qu’ils s’accordent au niveau grammatical. Incompréhensibles, ces textes sont désormais pourvus d’une détermination ouverte et poly-fonctionnelle, puisqu’ils appellent le lecteur à intervenir pour créer un sens autre que celui supposé fixé par l’auteur. Il est ainsi dans le poème « Une fois pour toutes », constitué par un ensemble de questions auxquelles le poète propose chaque fois une réponse :

Qu’est-ce que parler veut dire ?

Semer des cailloux blancs que les oiseaux mangeront […]

Qu’appelle-t-on vertu ?

Un hamac de plaisir aux branches suprêmes des forêts […]

Honneur ?

Un billet d’aller et retour pour Monte-Carlo.

(Le Mouvement Perpétuel, p.71)

Quoique le poème est grammaticalement correct, fondé sur l’alternance d’une question et d’une réponse, formulées conformément aux règles syntaxiques, nous remarquons un blocage au niveau du sens, dans la mesure où la seconde réplique ne semble pas correspondre à la requête qui la précède. Dans cette perspective, le poète fournit chaque fois une proposition inattendue, qui risque de choquer un lecteur non averti, étant donné qu’elle lui paraît obscure, voire même absurde. Cependant, si nous essayerons d’interpréter ces métaphores en ayant recours à notre imagination, nous parviendrons à déchiffrer certaines équivalences qu’elles mettent en place. Ainsi, « parler » et « semer » sont deux actes identiques, à condition que nous présumions que les « cailloux blancs que les oiseaux mangeront » représentent, par une métaphore in absentia, les mots et les paroles, qui, aussitôt prononcés, se dispersent et disparaissent, car ils sont si éphémères au point qu’ils ne peuvent durer au-delà du moment de leur formulation. Par ailleurs, la « vertu » se métamorphose en « hamac de plaisir aux branches suprêmes des forêts », pour dire qu’elle est inaccessible ou qu’il est difficile de la préserver. En dernier lieu, le poète définit l’« honneur » par « un billet d’aller et retour pour Monte-Carlo », puisqu’un joueur malchanceux et infortuné doit au moins sauver sa dignité en gardant un ticket pour rentrer.

En rapport avec l’automatisme, l’effet de discontinuité contribue d’une manière équivalente à rendre une première lecture d’un texte surréaliste difficile, car ce dernier paraît incohérent, reposant sur le ‘’hasard demeuré aux termes’’ (Mallarmé). Dans ce contexte, l’écriture surréaliste suscite, chez le lecteur, soit une réaction de fascination ou de répulsion, tant elle se distingue des pratiques littéraires. Il est ainsi dans cet extrait :

Demain je ferai mon marché moi-même et je rapporterai la laitue-à-chanter Le plus beau de l’affaire le crime de la rue Balzac – Demeure encore un instant Marie – et l’on ne sait plus que devenir.

(« Au café du commerce », Ecritures Automatiques, p.147)

Dans cette optique, nous constatons que le poète met, sur un même plan, un ensemble d’idées qui ne présentent aucun point commun, en ce sens qu’il commence à exprimer un sujet, pour aussitôt interrompre le cours de sa pensée, et passer à un autre thème. A cet effet, il recourt à des propositions juxtaposées où il est question de « marché », d’un « crime », de « Marie », et finalement d’une interrogation existentielle, « on ne sait plus que devenir ». D’autre part, nous relevons au sein de cette structure discontinue une métaphore qui illustre cette même pratique, dans la mesure où, par le recours à la préposition « à » et aux tirets, le poète invente une nouvelle « espèce » végétale, « la laitue-à-chanter », en associant deux termes incompatibles.

Par ailleurs, les métaphores surréalistes défient en fait le lecteur, par un geste provocateur, celui d’associer des objets éloignés dont la relation n’apparaît dans aucun indice verbal, et peut fort bien n’être claire à l’auteur lui-même, comme la série des « blond comme » qui rappellent les comparaisons sidérantes de Lautréamont et par lesquels Aragon s’amuse en provoquant des réactions diverses chez ses lecteurs, en proposant un ensemble de métaphores qui compliquent davantage ce rapport de couleurs, au lieu de l’éclaircir. Nous citons cet extrait où le « blond » fusionne avec une infinité d’éléments qui lui sont inappropriés :

‘Blond comme l’hystérie, blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser. Sur la palette des blondeurs, je mettrai l’élégance des automobiles, l’odeur des sainfouins, le silence des matinées, les perplexités de l’attente, les ravages des frôlements. Qu’il est blond le bruit de la pluie, qu’il est blond le chant des miroirs !’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, p.51)’

Quoique poétique, cet hymne à la blondeur garde ses secrets, en ce sens qu’il n’est pas évident de deviner le point commun, reliant la couleur dorée à une série hétéroclite d’éléments appartenant à des domaines différents. Ainsi, l’auteur intègre « sur la palette des blondeurs », et contre toute attente, aussi bien des sentiments, tel que « la fatigue, les perplexités de l’attente, les ravages des frôlements », que des éléments naturels, comme « le ciel, l’odeur des sainfouins, le bruit de la pluie », et même des objets fabriqués par l’homme, et métamorphosé au moyen de la métaphore, à savoir « l’élégance des automobiles, le chant des miroirs ». De ce point de vue, nous signalons que ces deux groupes de mots, que nous venons de mentionner, constituent également des métaphores déterminatives qui assemblent le concret à des attributs qui ne lui correspondent pas. En conséquence, nous pensons que l’impertinence des termes utilisés sert à soulever une multitude de questions, auxquelles l’imagination du lecteur doit proposer des réponses, sans pour autant y parvenir chaque fois.

Notes
536.

C. ABASTADO, Introduction au surréalisme, Paris, Bordas 1986, p.*

537.

M.-P. BERRANGER, Le surréalisme, Paris, Hachette 1997, p.145.

538.

Ibidem., p.143.