Une nouvelle grammaire

La poésie moderne cherche généralement à supprimer la syntaxe, dans le but de réduire le plus possible le nombre de messages fonctionnels qu’elle pourrait transmettre. Dans cette perspective, le langage poétique surréaliste n’est en aucun cas conforme aux règles du discours, puisque les idées ne s’y enchaînent pas logiquement, n’ayant recours ni aux subordinations ni aux coordinations. Un poème surréaliste typique se manifeste alors comme une succession de propositions juxtaposées, dont chacune renferme une image, ou même comme une suite de mots, qui forment une image, sans qu’un outil logique les relie. Toutefois, même si les marques de subordination et de coordination sont exprimées, elles ne s’accordent pas véritablement aux articulations du discours qu’elles paraissent composer. Par conséquent, une discordance entre le sens et la syntaxe s’établit. De ce point de vue, nous avons choisi d’analyser cet exemple :

Je suis poursuivi par les carafes

Une arche en diamant dans le manteau de petit gris

Le baiser s’écorche aux lumières.

(« L’enfer fait salle comble », Les Destinées de la poésie, p.135)

Chacun de ces trois vers est délimité à une proposition indépendante de celle qui la suit, et qui constitue une image différente par rapport aux deux autres. Juxtaposées donc, elles ne présentent aucun lien, soit grammatical ou sémantique, sauf si nous signalons que les images, qu’elles établissent, servent à exposer un univers onirique. Dans le premier vers, le lien figuré est placé entre le verbe « poursuivre » et son sujet réel, « les carafes », d’autant plus que le retardement de ce dernier permet de tenir le lecteur en suspens et accentue davantage l’étrangeté de cette apparition. Dans le second vers, le poète met en place un rapport métaphorique entre un objet fastueusement décrit, « une arche en diamant », et le lieu dans lequel il se manifeste, « le manteau de petit gris ». Toutefois, nous n’avons pas réussi à interpréter cette image qui situe une voûte, faite d’une matière précieuse, au niveau de la mantelure d’un animal. Quant au troisième vers, il est constitué par une métaphore complexe, étant donné qu’elle accorde à un élément abstrait, « le baiser », un verbe qui ne lui convient pas, « s’écorche », propre à des entités concrètes, généralement pourvues d’une peau, pour qu’ensuite, elle explique cet évènement exceptionnel par une cause aussi particulière, puisqu’il s’agit d’une exposition « aux lumières ».

En outre, cette discontinuité au niveau du discours est également soulignée par l’effacement de la ponctuation, une pratique mise en place par Apollinaire et Cendrars, et que le surréalisme a répandu. Néanmoins, cette absence de la ponctuation joue un rôle opposé, dans la mesure où elle contribue à restituer la continuité de la parole poétique, de sorte que l’homogénéité de la coulée verbale importe plus que la discontinuité du sens et de l’expression, tel que le confirme Breton en ces termes :

Toujours est-il que la ponctuation s’oppose sans doute à la continuité absolue de la coulée qui nous occupe, bien qu’elle paraisse aussi nécessaire que la distribution des nœuds sur une corde vibrante. 539

Chez Aragon, cette absence s’affiche principalement dans les poèmes « automatiques », comme celui duquel nous avons sélectionné cet extrait, pourtant difficilement limité :

Aquarium des chansons et des courses monde plus fuyant que le mercure nous laissons s’écouler nos vies comme des larmes trop faciles ou la lave charmante des volcans Fera-t-on de notre histoire des broches pour les jeunesses et les rires de bonne famille Qu’une seule martre me prenne ce front d’éclair pour en faire un tapis ou une pendule je ne veux rien qu’abandonner mon destin à l’eau courante des caprices.

(« Les étoiles à mille branches », Ecritures Automatiques, pp.151-152)

Il est vrai que le non emploi de la ponctuation accorde à l’énoncé un enchainement sans interruption, et qui sert à apparenter l’écriture aragonienne à celle automatique, alternant continuellement les mots, les propositions et les images. Dans cette optique, nous nous intéresserons particulièrement aux métaphores employées et à la manière avec laquelle elles sont reliées les unes aux autres. Dans une première figure, nous constatons que le comparant est mentionné avant le comparé, afin qu’il soit mis en valeur, en ce sens que le poète est parvenu, grâce à celui-là, à capter un aperçu éphémère de ce « monde plus fuyant que le mercure », comme si le temps s’est arrêté pour un instant. En outre, l’univers réel est identifié à un « aquarium des chansons et des courses », d’abord, parce qu’il est fait de sons et de mouvements, mais encore parce qu’il offre des visions changeantes et aussi floues que celles qu’on perçoit derrière les parois de verre d’un aquarium. Nous relevons également une autre image métaphorique sans rapport avec la première, et qui sert à effectuer la transformation d’un élément abstrait, « notre histoire », en un élément concret, « des broches », dans la mesure où le poète tente de faire passer l’expérience déjà acquise aux générations suivantes, « les jeunesses », mais qui sera rejetée par les précédentes, désignées par « le rire de bonne famille », en tant que signe de répulsion et de moquerie. En ce qui concerne la dernière figure métaphorique, nous remarquons qu’Aragon associe un ensemble de termes ordinairement incompatibles, dans le sens où il accorde à un animal, « une martre », un acte qu’elle effectue de plus sur un humain. Ce dernier est doté, par une métaphore déterminative, d’un « front d’éclair », suite à quoi l’humain et le céleste fusionnent, pour ensuite se transformer en un objet usuel, « tapis » ou « pendule ». Par conséquent, le « je » se livre à une métamorphose continuelle, ayant pour origine « l’eau courante des caprices », mise en valeur à son tour par une dernière métaphore déterminative, reliant comme souvent le concret et l’abstrait.

Cependant, nous constatons que la ponctuation, même si elle permet une coulée verbale sans ruptures, elle est signalée indirectement grâce aux majuscules qui précisent les limites de chaque proposition, et donc, de chaque image à interpréter séparément.

Pour interpréter un énoncé agrammatical, le lecteur tentera d’envisager et d’élaborer un modèle syntaxique qui soit spécifique au texte, lui permettant de le lire comme un tout et de lui accorder un sens probable, mais il doit, dans ce cas, tenir compte de la conformation syntaxique de l’environnement. En reconstituant la syntaxe d’un texte, le récepteur participe alors d’une manière active dans la reconstruction de celui-ci, tel que le confirment Delas et Filliolet, en énonçant que « le fonctionnement de la grammaire poétique est indissociable des règles d’engendrement de la langue », dans la mesure où « une construction est ‘’normale’’ dès qu’elle est ‘’reconnue’’ comme nécessaire à la production du texte manifesté, même si elle présente sur le plan de la langue des caractères aberrants : agrammaticalité plus ou moins prononcée, inachèvement, répétition ». Dès lors, « le lecteur, appréhendant intuitivement les mécanismes des productions du texte, le produit à son tour » 540 . Nous illustrons cette théorie en analysant cet exemple où le poète rompt la structure grammaticale de son texte par la répétition de trois termes dont l’emploi paraît absurde :

La beauté de la femme m’émeut davantage que le loup garou l’explosion de grisou le chant du coucou hibou pou genou […] La dame du comptoir sourit molle à Arthur et relève ses bas J’ai vu ses genoux hiboux poux 541 .

(« Au café du commerce », Ecritures Automatiques, p.147)

Il est donc nécessaire de restructurer cet extrait dans le but d’obtenir un sens qui puisse être valable. Si nous considérons alors les trois mots comme une continuation de la série des éléments déjà énumérés, d’autant plus qu’ils partagent le même son [u], et qui servent à rendre compte de « la beauté de la femme », nous pensons que le poète s’exprime par antiphrase, en disant le contraire de ce qu’il pense, en ce sens qu’il nie aussitôt la magnificence féminine, dans la mesure où les termes en question (hibou, pou, genou) ont une connotation péjorative, car reliés à la laideur. De surcroît, le second emploi, dans un ordre différent, nous permet de supposer qu’il s’agit d’une métaphore appositive, qui met en place une correspondance entre la partie du corps féminin, les « genoux », et d’une part, « les hiboux », en raison de leur couleur noire, par référence à celle de l’oiseau nocturne, mais encore, pour insinuer leur forme osseuse qui rappelle celle des aigrettes de ce rapace, et d’autre part, les « poux » en raison de leur saleté excessive. De la sorte, nous avons essayé de reconstruire ces deux phrases, selon un modèle syntaxique que nous avons élaboré, par référence à l’ensemble du poème.

Cependant, la question de la grammaticalité demeure difficile à cerner, parce qu’elle englobe des implications considérables et formule le problème de l’indistinction de fait entre la syntaxe et la sémantique, mais nous pouvons confirmer que même si Aragon met en place un réseau d’images exceptionnelles, il ne rejette pas totalement une syntaxe « normale ».

Notes
539.

A. BRETON, Manifeste du surréalisme (1924), Paris, J.J. Pauvert 1962, p.45.

540.

D. DELAS et J. FILLIOLET, Linguistique et poétique, Paris, Larousse 1973, pp.84-85.

541.

C’est nous qui soulignons.