La métaphore et le signe arbitraire

Le rapport entre la métaphore et l’arbitraire peut être explicitée de plusieurs manières possibles :

D’abord, c’est Breton qui souligne particulièrement l’arbitraire et la spontanéité qui déterminent l’image surréaliste, dans la mesure où elle repose sur l’association, dans un énoncé, de mots plutôt que d’idées, puisque « c’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles » 553 . Dans cette optique, cet auteur précise que l’activité inconsciente de l’individu mérite davantage d’intérêt que les opérations linguistiques régulières qui permettent au locuteur de réaliser des représentations imaginaires. Nous avons choisi alors d’analyser cet exemple :

‘Moi les casse-noisettes au milieu des tremblements de ’ ‘terre’ ‘Les bris d’essieu à toute allure’ ‘Les ruptures d’anévrisme au sein de l’imagination.’ ‘(« Lettre au commissaire », La Grande Gaité, pp.257-258)’

Le poète relie des mots qui ne présentent aucun lien sémantique, dans la mesure où ils réfèrent à des domaines différents, d’autant plus que nous présumons que le « moi » est un thème métaphorique auquel sont rattachés trois phores pour le définir. Nous retenons que le singulier est représenté par des pluriels qui ne permettent d’aucune façon d’éclaircir la nature de celui-là, étant donné qu’un personnage humain est identifié, d’une part, à un instrument utilitaire, « casse-noisettes », d’autre part, à des effets de mécanique, « bris d’essieu », mais encore à des pathologies artérielles, « ruptures d’anévrisme ». De surcroît, nous mettons en relief des rapports figurés au sein des phores, dans la mesure où chacun des éléments semble incompatible avec le complément circonstanciel, permettant de le situer dans le lieu, tels que « au milieu des tremblements de terre » et « au sein de l’imagination », ou de signaler la manière avec laquelle il est réalisé, comme « à toute allure ».

D’un autre côté, selon C. Détrie, « l’incompatibilité avec l’isotopie dominante du texte qui l’intègre » indique distinctement la métaphore, parce que cette dernière implique une « mise entre parenthèses » ou une « suspension » des éléments de signification inconciliable avec le cotexte, dans le but de mettre en lumière « un processus d’abstraction propre au fonctionnement métaphorique ». Dès lors, « la force de l’image s’accroît » en rapport avec l’importance de la suspension, aussi bien que de « l’importance croissante de la connotation en jeu dans le processus métaphorique» 554 . Nous citons à titre d’exemple :

‘Honnêtes gens […]’ ‘Ils ne respectent que ’ ‘Ce qui est respectable’ ‘Regardez dans leurs doigts les putains qu’ils manient’ ‘Leurs yeux comme des loteries’ ‘Leurs yeux immenses où saute à la corde ’ ‘Un cygne noir devenu fou.’ ‘(« Angélus », La Grande Gaité, p.235)’

Alors que le poète dresse un portrait péjoratif des « Pères » de famille, nous remarquons que pour les décrire, il met l’accent sur « leurs yeux », car ils sont les révélateurs de l’âme. Et après les avoir comparé à des « loteries », dans le sens où ces « honnêtes gens » se livrent à toute sorte de débauche, Aragon les représente par une autre métaphore a priori indéchiffrable. Nous avons distingué, en effet, un rapport figuré, qui semble constituer une rupture par rapport au contexte dans lequel il est intégré, et en conséquence, une discordance avec l’isotopie du texte. Ce lien est établi entre l’antécédent, « leurs yeux immenses », et la relative permettant de le spécifier, en le transformant en un miroir ou une scène où « saute à la corde un cygne noir devenu fou ». L’image nous paraît obscure, en ce sens que nous n’arrivons pas à saisir le motif à l’origine d’un tel rapprochement, à moins que nous supposons que le poète symbolise le comportement « fou », ou en d’autres termes absurde, de ses chefs de famille, qui, même proches de leur fin, s’abandonnent aux jeux de la séduction.

Ensuite, la métaphore pourrait tenir du signe arbitraire à partir du moment où on l’envisage comme la mise en place d’une double articulation des traits sémantiques et figuratifs, dans la mesure où « la force de l’image associée introduite par la métaphore est proportionnelle à l’ampleur de l’abstraction produite sur le plan de l’information logique. On peut exprimer cette corrélation en disant que la puissance de connotation 555 de la métaphore croît à mesure que la précision de la dénotation 556 diminue » 557 . Pour justifier cette idée, nous proposons cet exemple :

‘On apprend plus volontiers l’algèbre noire des plumiers qui regardent avec une méchanceté contenue le jambes rouges des filles et les cheveux embroussaillés des gamins plus tendres que les bancs ou les lunettes de la femme.’ ‘(« L’institutrice », Ecritures Automatiques, p.143)’

Alors que, dans ce poème « automatique », le poète rapporte une journée de classe, nous constatons qu’il met en place une image qui semble sans rapport avec la réalité, d’autant plus qu’elle ne véhicule aucune donnée logique. Au contraire, elle met en valeur une vision fantastique, vu que le poète crée un rapport métaphorique entre l’antécédent, les « plumiers », et la relative développée sur plusieurs lignes et qui renferme à son tour un ensemble de liens figurés. Nous relevons d’abord une première métaphore, à la fois adjectivale et déterminative, au moyen de laquelle nous remarquons qu’un échange de qualité paraît avoir lieu, puisque l’adjectif de couleur, « noire », au lieu de qualifier les « plumiers », il est attribuée à « l’algèbre », sauf si nous supposons que ce terme réfère à la difficulté quant à la compréhension de cette science. Par ailleurs, cette mise en relation de ces deux substantifs par détermination peut être considérée comme ambiguë, dans la mesure où nous ne pouvons concevoir que « l’algèbre » provient des « plumiers ». Ensuite, par une métaphore verbale, le poète se situe à l’opposé du réel, en personnifiant un objet concret et inanimé, les « plumiers », par le recours au verbe « regarder », mais aussi au complément de manière, « avec une méchanceté contenue », qui permet d’assigner un caractère humain à cet accessoire d’écolier. Quant aux deux dernières métaphores adjectivales, elles soulignent davantage ce recours permanent à l’imagination, dans le but de s’éloigner le plus possible des représentations réelles, et écarter une explication possible de ces images. Toutefois, « les jambes des filles » peuvent être « rouges » à cause d’un vêtement de cette couleur, quant aux « cheveux des gamins », il est probable qu’ils soient « embroussaillés », identifiés à des végétations touffues, parce qu’ils sont en désordre.

De surcroît, le rapprochement entre cette figure et le symbole peut justifier ce lien avec l’arbitraire, essentiellement parce que Pierce « définit le symbole comme un signe dont l’existence sémiotique est dépendante d’un interprétant. En ce sens, en reconnaissant le signe linguistique comme un symbole, il prend implicitement la position du caractère arbitraire ou conventionnel du signe linguistique » 558 . Ce rapport à trois est essentiellement mis en valeur lors de l’« ellipse de l’intersection », réalisée par « la juxtaposition brutale ou parataxe du comparé et du comparant », sous la forme « AB ou BA », et qui permettra de « développer, par implication, toute une série de valeurs ou de vertus qui transforment le comparant en symbole » 559 . Pour illustrer cette théorie, nous avons choisi d’interpréter cette métaphore :

‘Les vers luisants les étoiles’ ‘Se sont accrochée dans les voiles ’ ‘De la nuit odorante. ’ ‘(« Nocturne », Les Destinées de la poésie, p.101)’

Le poète a mis en place une figure appositive sous la forme « BA », dans l’intention de mettre en valeur le comparant antéposé, « les vers luisants », d’autant plus que le comparé, « les étoiles », semble mentionné uniquement pour éclaircir l’image. Par ailleurs, grâce à l’adjectif « luisants » et ce rapport figuré avec la « nuit », dotée à son tour de « voiles » et de parfum, les « vers-étoiles » deviennent le symbole de la beauté nocturne, parée de lumières. Dans cette optique, nous pouvons dire que la métaphore aragonienne est loin d’être une image arbitraire, puisque nous réussissons le plus souvent à l’interpréter et lui trouver un sens acceptable.

Toutefois, outre la correspondance analogique sur laquelle reposent aussi bien le symbole que la métaphore, les deux entités présentent un certain nombre de différence que M. Le Guern met en évidence sous la forme d’un système binaire :

‘En fait, la différence essentielle entre le symbole et la métaphore consiste dans la fonction que chacun des deux mécanismes attribue à la représentation mentale qui correspond au signifié habituel du mot utilisé, et que l’on pourra désigner commodément par le terme d’image. Dans la construction symbolique, la perception de l’image est nécessaire à la saisie de l’information logique contenue dans le message […] Au contraire, dans la métaphore, cet intermédiaire n’est pas nécessaire à la transmission de l’information ; à ce niveau, on n’utilise pas le signifié global du mot employé mais seulement les éléments de ce signifié qui sont compatibles avec le contexte. Alors que l’image symbolique doit être saisie intellectuellement pour que le message puisse être interprété, l’image métaphorique n’intervient pas dans la texture logique de l’énoncé, dont le contenu d’information pourra être dégagé sans le secours de cette représentation mentale. Par opposition à l’image symbolique qui est nécessairement intellectualisée, l’image métaphorique pourra ne s’adresser qu’à l’imagination ou à la sensibilité. 560

Notes
553.

A. BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris, Pauvert 1962, p.51.

554.

C. DETRIE, Du sens dans le processus métaphorique, Paris, Champion 2001, p.80.

555.

Connotation : l’ensemble des systèmes signifiants que l’on peut déceler dans un texte outre la dénotation.

556.

Dénotation : le contenu d’information logique du langage, l’ensemble des éléments du langage qui seraient éventuellement traduisible dans une autre langue naturelle par une machine à traduire

557.

M. LE GUERN, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse 1973, p.20.

558.

J. FISETTE, Pour une pragmatique de la signification, XYZ éditeur, Montréal 1996, p.203.

559.

H. MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF 1998, p.705.

560.

M. LE GUERN, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse 2973, pp.43-44.