La métaphore et le signe motivé

Au préalable, nous devons rappeler que, selon A.J. Greimas :

‘[…] en tant que signes, c’est-à-dire à l’instance de leur manifestation dans une langue naturelle, les objets poétiques, peuvent être dits motivés, si l’on entend par motivation, dans la tradition saussurienne, l’existence des relations non arbitraires entre le signifiant et le signifié […] la motivation poétique qui peut être définie comme la réalisation des structures parallèles et comparables établissant des corrélations significatives entre les deux plans du langage et donnant, de ce fait, un statut spécifique aux signes-discours ainsi manifestés. 561

L’image surréaliste se caractérise par l’arbitraire du rapprochement, elle n’a pas essentiellement pour but de choquer le lecteur, de le déconcerter et de l’obliger à revoir sa vision de l’univers pour la reconstruire, mais elle l’incite à concevoir de la cohérence au niveau de la texture de signification mise en place à l’intérieur d’une logique poétique 562 . Dans cette optique, la métaphore doit être prise en considération tel un signe complexe, mais cohérent, qui invite l’interprétant à accomplir une mise en parallèle de deux concepts, afin de transformer le poème en un acte par lequel une forme et un sens sont mis en relation. Par conséquent, nous pouvons dire, à la suite de F. Rousset, que cette figure « tient effectivement du signe motivé, dans la mesure où, ne s’inscrivant pas dans un système codé, elle ne donne pas lieu à un passage direct de traduction du signifiant au signifié : le code est à créer » 563 . Et pour appuyer sa pensée, cet auteur donne l’exemple des métaphores déterminatives, car « l’identification que la syntaxe opère entre les deux noms co-présents dans l’énoncé a souvent besoin d’être étayée pour devenir cohérente », surtout dans le cas où elle n’est pas « immédiatement déchiffrable en tant que tel », nécessitant de la sorte d’être justifiée et de « la motiver pour la rendre intelligible ». Il est de même en ce qui concerne les métaphores filées, puisqu’elles « s’intégre[nt] dans un réseau analogique plus ou moins étendu », permettant de saisir les motifs à l’origine des différents rapprochements entre des éléments ou des réalités aussi éloignés que possible. Et quoique, la métaphore surréaliste soit assimilée à «un rébus destiné à solliciter l’imagination du lecteur ou de l’interlocuteur » 564 , elle peut être motivée. Nous donnerons deux exemples, dont l’un comporte une métaphore déterminative, alors que le second affiche une métaphore filée :

‘Le pantin verse des larmes de bois’ ‘Pour prendre Congé’ ‘LOUIS ARAGON*’ ‘Il revient saluer.’ ‘(« Pièce à grand spectacle », Feu de joie, p.48)’

Dans ce cas, le complément du nom, « de bois », indique la matière des « larmes » par référence au sujet de la phrase « pantin», mais, d’un autre côté, pour dire la fausseté de l’émotion, puisqu’elle n’est affichée, que pour une raison particulière, celle de « prendre congé ». Par ailleurs, nous remarquons, dans ce poème, la mention du nom et du prénom de l’auteur, faisant son apparition sur scène, identifié à un acteur jouant le rôle d’une marionnette, mis en valeur dans le cadre du texte grâce à l’inscription en lettres majuscules.

Dans cet autre exemple, nous analyserons une métaphore filée :

‘Le romanesque a pour eux le pas sur tout attrait de ce parc, qui pendant une demi-heure sera pour eux la Mésopotamie. Cette grande oasis dans un quartier populaire, une zone louche où règne un fameux jour d’assassinats, cette aire folle née dans la tête d’un architecte du conflit de Jean-Jacques Rousseau et des conditions économiques de l’existence parisienne, pour les trois promeneurs c’est une éprouvette de la chimie humaine où les précipités ont la parole, et des yeux d’une étrange couleur.’ ‘(« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.165)’

Une identification absolue est mise en place entre le thème primaire, « parc », et l’ensemble des phores le représentant, et avec lesquels ils partagent certaines caractéristiques communes, puisqu’inscrits sous le signe du fantastique à explorer. D’où, le recours à ces groupes de mots : « Mésopotamie » pour dire qu’il s’agit d’un lieu à découvrir, « grande oasis » afin de suggérer l’étendue de cet espace vert quoique situé en ville, « Zone louche » dans le but de suggérer à la fois l’étrangeté et le danger qui règnent dans le jardin, « une aire folle », car issue d’une imagination débridée, et finalement, « éprouvette de la chimie humaine », parce que permettant toutes les divagations dans le cadre spatial comme dans les esprits. Considérablement développée, cette métaphore a pour rôle principal de faire l’éloge de ce lieu de découverte.

Dans cette perspective, il est essentiel d’évoquer le point de vue de M. Le Guern qui voit que, par le recours à « l’image associée », la métaphore dépasse pourtant « ce caractère apparemment arbitraire », en ce sens qu’« elle impose à l’esprit du lecteur, en surimpression par rapport à l’information logique contenue dans l’énoncé, une image associée qui correspond à celle qui s’est formée dans l’esprit de l’auteur au moment où il formulait cet énoncé ». En d’autres termes, nous dirons que cette figure ne peut être arbitraire, car elle vérifie le rapprochement entre un « signifié habituel » d’un mot et « le nouveau signifié imposé par le contexte à l’emploi métaphorique de ce mot », en raison d’une « formulation synthétique de l’ensemble des éléments de signification » communs et compatibles à l’un comme à l’autre. Par conséquent, « elle trouve ainsi sa justification, au niveau du contenu d’information logique de l’énoncé, dans les possibilités d’économie qu’elle offre au langage », d’autant plus que « la possibilité d’inscrire dans le message l’image associée qui accompagne la formulation de ce contenu d’information logique, […] permet à l’auditeur ou au lecteur de la reconstituer sans courir le risque d’attribuer à l’auteur du message des pensées ou des intentions qui lui étaient étrangères » 565 . De ce point de vue, nous examinons cette image :

‘Nous rapprendrons le nom des fées des oiseaux’ ‘d’Amérique’ ‘comme la dame du vestiaire du coiffeur de Madelios’ ‘qui recèle ’ ‘ses étendards de peau dans l’armoire métaphorique de’ ‘ses doigts. ’ ‘(Persécuté Persécuteur, p.207)’

Nous sommes face à un rapport de mise en valeur entre un énoncé initial (le premier vers) et une comparaison l’explicitant et qui renferme une figure métaphorique (les autres vers). En effet, le poète explique un acte d’apparence ordinaire, l’apprentissage à nouveau du « nom », celui « des fées », ainsi que celui « des oiseaux d’Amérique » (et nous signalons à ce niveau l’étrangeté d’une telle union de l’irréel et du réel), par un autre acte aussi commun que le premier (cacher une part de sa peau par ses doigts), quoique présenté d’une manière figurée, grâce à deux métaphores déterminatives, associant des termes habituellement incompatibles. Toutefois, nous remarquons que les deux actes s’explicitent mutuellement, alors qu’ils reposent sur des principes opposés, dans la mesure où « réapprendre » nécessite la netteté, et par conséquent, le fait de montrer, tandis que « recéler » réfère au caché et au secret.

De surcroît, en rappelant la définition de l’image par P. Reverdy, cet auteur a démontré que la figure métaphorique, même si elle « présente […] le plus petit nombre possible d’éléments de signification communs au sens propre du terme et à son emploi métaphorique », est loin d’être apparentée à une « énigme », parce qu’elle est souvent motivée. Autrement dit, tandis que « les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains », mis en place grâce à un « écart entre l’image et l’isotopie du dénoté [qui] soit le plus grand possible », et ayant pour conséquences « l’abstraction métaphorique agit avec la plus grande force, la suspension sémique portant sur le plus grand nombre possible d’éléments, et l’image associée reçoit un relief particulier, en raison de son degré élevé d’imprévisibilité », ils doivent aussi être « justes », dans la mesure où « le sème maintenu dans le terme métaphorique soit compatible avec le contexte d’une manière qui ne soit pas seulement approximative » 566 . Et c’est ce qui permettra de dépasser l’arbitraire que Breton rattache obligatoirement à l’image, quand il déclare que « la plus forte » est « celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé » et « qu’on met le plus longtemps possible à traduire en langage pratique » 567 . Nous citons à titre d’exemple :

‘Vous m’avez appelé par le parfum paupières’ ‘Paupières paupières battez une dernière fois’ ‘Est-il une autre nuit que votre meurtrissure. ’ ‘(« L’enfer fait salle comble », Les Destinées de la poésie, p.135)’

Dans ces vers, le poète établit des liens inédits entre trois éléments différents, et que, généralement rien ne rapproche. D’abord, il s’adresse directement aux « paupières », grâce au pronom personnel « vous », afin de les transformer en protagonistes personnifiés, avec lesquels il dialogue. Par ailleurs, le complément d’agent, que la préposition « par » introduit, sert à relier la partie de l’œil au « parfum », comme si ce dernier était l’un de ses attributs, alors que celle-ci ne dégage habituellement aucune sorte d’odeur qui lui est propre, à moins que le poète fait référence à la fois au regard charmeur d’un être féminin, ainsi qu’au parfum exquis qu’il dégage, ayant pour but de le séduire. D’un autre côté, le « je » identifie métaphoriquement la « meurtrissure » des « paupières » à « une nuit », malgré qu’ils appartiennent chacun à un champ sémantique différent. Ainsi, ce rapport figuré, même s’il assemble des éléments aussi éloignés que possible, peut être interprété, dans le sens où, abîmés par les pleurs et l’insomnie, les « paupières » peuvent devenir aussi noires que la « nuit ». Toutefois, il est possible que cette dernière symbolise la tristesse et l’enfermement qui se reflètent particulièrement dans le regard, et surtout les yeux en tant que miroirs de l’âme.

Par ailleurs, une remotivation du signe d’ordre analogique ou métaphorique se réalise également au niveau de la titraison surréaliste, comme l’a démontré H. Béhar, qui après avoir installé un écart entre le titre et le texte, invite en même temps le lecteur à réduire cet écart, pour produire une cohérenceentre les deux éléments, grâce à « une pratique active de l’imaginaire ». A cet effet, le poète surréaliste, par le biais de cette pratique poétique, poursuit sa principale tâche, celle de reconsidérer le langage conventionnel et de remotiver l’arbitraire du signe. Et pour illustrer cette idée, nous prendrons en considération le titre de l’un des recueils aragoniens, Le Mouvement perpétuel, en raison de son « caractère scientifique », mais encore parce qu’il « trouve […] justification, sur le plan métaphorique, dans le texte qui, ici, s’efforce de désigner les forces déterminantes de la pensée non-surveillée, illustre les rapports complémentaires des régimes diurne et nocturne de la pensée » 568 . En effet, grâce à ce titre, Aragon représente sa volonté constante de transformer le monde, grâce à un rapport continu avec l’évènement, celui qui se déroule dans la rue et qui se modifie inlassablement. Ce mouvement est aussi celui de l’écriture qui se réinvente, en renouvelant ses procédés à l’infini, d’autant plus qu’elle est automatique, dont la coulée aussitôt déclenchée, continue éternellement, par l’association de mots incompatibles et de réalités lointaines. En outre, il s’agit également de la dynamique du processus métaphorique, dans la mesure où « le sens figuré agit progressivement sur le sens propre, à chaque variation de celui-ci devant correspondre une variation de celui-là » 569 .

Notes
561.

A.J. GREIMAS, Essais de sémiotique poétique, Paris, Larousse, 1972, p.23.

562.

H. T. SIEPE, « Le texte surréaliste et la lecture, Aspects d'une esthétique de la communication », Mélusine n°1: Émission-Réception, Lausanne, L'Age d'Homme1979, pp.128-129.

563.

R. FREDERIC, Bases cognitives et sensorielles dans la compréhension des métaphores, p.88.

564.

I. TAMBA-MECZ, Le Sens figuré, PUF 1981, p.173.

565.

M. LE GUERN, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse 1973, p.43.

566.

Ibidem., pp.98-99.

567.

A. BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris, J.J. Pauvert 1962, pp.53-54.

568.

H. BEHAR, « Lieus-dits : Les titres surréalistes », Mélusine n°4 : Le livre surréaliste, Lausanne, L'Age d'Homme, 1979, pp.88-89.

569.

Préface du Mouvement Perpétuel par Alain JOUFFROY, Paris, Gallimard 2002, p.19.