La métaphore et la subjectivité

Dans Subjectivité et modernité, A.J. Cascardi évoque « une conception du moi en tant qu’agent de transformation du monde extérieur », dans le sens où « le sujet tend à manipuler le monde en vue d’assurer son bonheur personnel et la satisfaction de ses fins » 570 . Dans cette optique, une « sphère de l’individualisme subjectif de la modernité » s’installe pour dévoiler « l’appropriation de tous les aspects ‘’extérieurs’’ de la forme, y compris de la nature, en tant que caractéristiques du moi » 571 , d’où, le recours aux relations d’analogie qui comportent nécessairement une part de subjectivité, même si dans certaines figures de sens (métonymie et synecdoque), « le rapport entre signifié 1 et signifié 2 est d’ordre logique ».

Du point de vue de C. Fromilhague et A. Sancier, « dans la métaphore, le rapport entre les deux est d’ordre analogique, et met en jeu beaucoup plus nettement la subjectivité de l’énonciateur. Il y a introduction d’une isotopie étrangère au discours» 572 . Ainsi, marquée de subjectivité, la métaphore doit être surtout inventive, nécessitant la présence du locuteur ou de l’interlocuteur, tel que le suggère M. Mahmoudian en ces termes :

‘[...] le texte n’a pas de sens en soi. La signification lui est attribuée en vertu de ce qu’ont fait le locuteur ou l’interlocuteur. C’est donc dans et par le sujet parlant qu’on doit chercher le ou les sens de l’énoncé. 573

Dans ce cadre, la métaphore, considérée comme un signe mimétique, permet au scripteur de représenter le monde réel, pour ensuite le transformer, conformément aux règles esthétiques du surréalisme, qui, par un transfert implicite de sens introduit dans l’instance du discours des images et des rapprochements subjectifs, renfermant des connotations du scripteur et se fondant « sur des relations qui surgissent dans l’intuition même qui lance la métaphore en question » 574 . Cette figure fournit donc une nouvelle vision du monde qui n’est pas nécessairement partagée, et par laquelle le locuteur cherche à communiquer ses sensations, ses impressions ou ses perceptions et qui révèlent son appropriation du réel qui demeure inaccessible sans les mots. Ces derniers exposent, en particulier, un rapport spécifique entre le réel et le sujet, dans la mesure où, d’une part, ils signalent une réalité linguistique et plus exactement une représentation du monde, et d’autre part, en ce qui concerne le sujet, ils expriment sa représentation du monde. En d’autres termes, C. Détrie déclare que « bien davantage qu’une figure de l’analogie, la métaphore […] exprime un point de vue sur le monde, ou mieux encore elle crée de toutes pièces une représentation linguistique à partir d’une perception personnelle, et qui, pour la métaphore vive, entre en tension avec la perception commune » 575 .

Nous choisissons alors d’examiner cet extrait, où nous remarquons que l’auteur recourt à la métaphore, dans l’intention de mettre en place une représentation originale de la femme aimée et tant recherchée :

‘Maintenant prêt à tout croire, les fleurs pourraient pousser à ses pas, elle ferait de la nuit le grand jour, et toutes les fantasmagories de l’ivresse et de l’imagination, que cela n’aurait rien d’extraordinaire. S’ils n’aiment pas c’est qu’ils ignorent. Moi j’ai vu sortir de la crypte le grand fantôme blanc à la chaîne brisée. Mais eux n’ont pas senti le divin de cette femme.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.215)’

Après avoir énuméré les pouvoirs fantastiques de cet être, capable de modifier le cours naturel de l’univers, et de faire surgir autant de visions inimaginables, il l’assimile, par une métaphore in absentia, à « un grand fantôme blanc à la chaîne brisée », tout en insistant sur le fait que cette image est de sa propre création, d’autant plus que personne n’a pu percevoir la réalité cachée de cette femme géante, par référence à l’adjectif « grand », insaisissable parce qu’il s’agit d’un « fantôme », innocente en raison de la couleur blanche, quant à l’attribut «chaîne brisée », il reste énigmatique.

De surcroît, la figure métaphorique est caractérisée par « son potentiel imaginaire » et par « sa dimension subjective, due à la grande liberté qu’elle donne aux locuteurs pour s’investir dans le sens de leurs énoncés ». Ainsi, Marc Bonhomme voit, dans « la métaphore », « l’une des zones sensibles du langage où se concentrent les valeurs », en ce sens que « métaphoriser, c’est non seulement activer des propriétés analogiques, mais c’est orienter qualitativement le discours, suggérer des évaluations et chercher à les imposer ». Ce qui démontre le caractère subjectif de cette figure, puisque « les recatégorisations sémantiques » qu’elle établit « se doublent d’investissements appréciatifs qui créent des transvalorisations entre l’univers-phore et l’univers-thème de la figure » 576 . En outre, cette classification nouvelle, que la figure expose, est à son tour « subjective et [donc] imaginaire (on parle de recatégorisation lorsqu’un humain peut être assimilé à un animal, une réalité abstraite à un objet concret…), en abolissant les frontières entre les catégories sémantiques et référentielles que notre entendement présupposait les plus stables » 577 .

Dans cette optique, nous avons choisi une figure métaphorique où l’auteur transforme une entité abstraite, « une phrase » faite de « mots », et qui doit être, par conséquent lue, en un animal, « serpent sonore », doué de vie, mais surtout d’un son. De plus, par une autre métaphore verbale, il accorde à ces mêmes « mots » deux attributs inédits : d’une part, une «inflexion heureuse », et d’autre part, un « poids » :

‘Tu exiges que je parle, alors moi. Mais ce que tu veux, ce que tu aimes, ce serpent sonore, c’est une phrase où les mots épris de tout toi-même aient l’inflexion heureuse, et le poids du baiser.’ ‘(« Le Sentiment de la Nature aux Buttes-Chaumont », Le paysan de Paris, p.212)’

Subjective, la métaphore l’est parce qu’elle repose également sur « des rapports personnels de sensibilité, valables pour un nombre de personnes dont il reste à souhaiter qu’elles forment une majorité » 578 . Elle l’est aussi parce qu’il s’agit d’« une image à double référence : référence à l’objet comparé, référence à l’âme dont elle émane », dans la mesure où en formulant une métaphore, « l’écrivain […] nous livre le secret d’une préférence, il dévoile un goût personnel » 579 . Le procédé métaphorique met en valeur ce caractère personnel de plusieurs manières :

D’abord, dans la structure « B de A », « le recoupement d’un abstrait et d’un concret représente une approche de la métaphore subjective » 580 , tel est le cas de cette métaphore, où une partie du visage humain, le « front », est associée à un élément céleste et insaisissable, « l’azur » :

‘Le dormeur éveillé regarde la vie avec des yeux de petit enfant’ ‘Dormeur quel nuage obscurcit l’azur de ton front.’ ‘(« Sommeil de plomb », Le Mouvement perpétuel, p.65)’

L’humain (dormeur) acquiert l’étendue du firmament et son « front » est aussi grand et large, à tel point que « l’azur », en fait partie. Ce dernier pouvant être troublé par un « nuage », référant aux soucis qui bouleversent les sommeils les plus profonds, même ceux « de plomb », par opposition au vers précédent, qui décrit un état premier où la vie est différente, joyeuse, parce que contemplée « avec des yeux de petit enfant », mais qui perd aussitôt ses illusions, et découvre un visage obscur de l’existence humaine.

Ensuite, selon Hans Adank, en modifiant le comparant et en le faisant passer d’un « concept intellectuel », comme « château », en une « expression de valeur », « château sans âge », tel que dans ces vers que nous allons citer et analyser :

‘Sous la mitre du ciel château sans âge ’ ‘Appuie ce corps à l’échelle des sens. ’ ‘(« Le soleil d’Austerlitz », Le Mouvement Perpétuel, p.81)’

Aragon débute ce poème en choisissant de situer l’action qu’il va rapporter dans un lieu féerique et imaginaire, puisqu’elle se déroule « sous la mitre du ciel », et nous remarquons le recours à une métaphore déterminative, rapprochant un élément concret à un autre abstrait qui ne lui convient pas, car « la mitre » est un accessoire propre à l’humain, et ne peut être relié au règne céleste. En outre, ce choix d’un endroit particulier va en se précisant, en ce sens qu’il est question de « château », et, dans cette perspective, nous rappelons que celui-ci fait partie des « hauts lieux » surréalistes, considéré comme « un lieu initiatique […] d’où surgit la parole poétique » 581 . Par ailleurs, le groupe prépositionnel, « sans âge », modifie notre conception de ce cadre légendaire, parce qu’il permet de le représenter tel un « lieu clos mais ouvert sur autre chose, […] propice à une remontée dans le temps et une nouvelle appréhension de l’histoire » 582 . La dernière indication spatiale, « à l’échelle des sens » s’inscrit dans ce même point de vue, d’autant plus que le poète établit un rapport métaphorique entre le sujet, « château sans âge », et l’acte qu’il est censé réaliser, « appuie ce corps », mais aussi entre celui-ci et le lieu de son accomplissement, dans le but de dire que le château est également le cadre propice pour l’épanouissement de l’imagination.

Par ailleurs, le verbe « nommer »« peut introduire le comparant dans la fonction d’attribut de l’objet direct » et « insiste sur le caractère subjectif de la métaphore, dont la création est attribuée à un sujet particulier » 583 , comme lorsque le poète identifie le « soleil » à « la cassolette » :

‘Passionnément tous les deux ’ ‘Au-dessous de la cassolette’ ‘Qu’on nomme pour plus de commodité’ ‘Soleil dans les conversations générales’ ‘Nous avons dansé jusqu’au matin.’ ‘(« Souvenir de notre jeunesse », Ecritures Automatiques, p.105)’

Le verbe « nommer » permet de transformer un élément en un autre, et par conséquent, d’établir une équivalence entre les deux. Si le « soleil » est identifié à une « cassolette », c’est qu’ils ont pour point commun d’être tous les deux une source de chaleur, celle du feu qui fait brûler les parfums ou cuire les mets pour le plaisir des sens, mais encore celui qui procure la vie et la vitalité.

Pour ce qui est des métaphores « vives », elles permettent, d’un côté, à l’énonciateur de créer un sens qui lui autorise d’accéder à un réel et, par conséquent, de le faire exister et saisir à partir de son propre champ subjectif. D’un autre côté, elles se spécifient au niveau de la réception, dans la mesure où elles établissent une vision particulière du monde des réalités, mise en place par une entité subjective, et qui ne correspond pas, dans son intégralité, à celle de l’énonciataire, en ce sens que le degré de culture ou de complicité de celui-ci participent à ce que cette non-coïncidence varie interminablement. Par ailleurs, le récepteur acquiert de l’importance du moment qu’il discerne une métaphore en tant que figure vive, dès qu’il prend conscience qu’elle est détachée de son expérience de sujet, relatant une expérience différente de la sienne, comme dans celles que nous proposons d’étudier, et où le poète offre une représentation particulière du « cœur » :

‘Tu prends ton cœur pour un instrument de musique’ ‘Délicat corps du délit’ ‘Poids mort’ ‘Qu’ai-je à faire de ce fardeau’ ‘Fard des sentiments. ’ ‘(« Poésie », Le Mouvement Perpétuel, p.76)’

Ce siège des émotions est mis en valeur d’une manière inédite, grâce à un ensemble de figures métaphoriques qui le font autre. Il est identifié, en premier lieu, à un « instrument de musique », parce qu’il permet d’exprimer les plus belles passions, tel un chant. Toutefois, cette image féerique est aussitôt reniée, dans la mesure où le « cœur » est transformé en un « délicat corps du délit », en ce sens que la passion incite à transgresser l’interdit. Il est également devenu un « poids mort », un « fardeau » parce que l’amour peut être la source d’une souffrance insupportable, et difficile à endurer. Et finalement, il est assimilé à un « fard des sentiments », car il est capable de déguiser la réalité des sensations qu’on pourrait éprouver.

En outre, la notion de subjectivité est en rapport étroit avec celle de connotation, définie en tant que « signifié dérivé et second, c’est-à-dire une ‘’valeur ajoutée au signifié de dénotation’’ » ou un « ensemble de références identifiables, des signifiés de connotation où se repère l’engagement subjectif de l’émetteur », et lesquels reliés principalement à « quatre grands ensembles interprétatifs », dont celui qui nous intéresse est « l’engagement affectif », présenté comme « le signifié de connotation le plus général retenu, celui qui est traduit par les métaphores […] A travers lui, se lit ‘’l’engagement émotionnel de l’énonciateur dans l’énoncé’’ [Orecchioni, p.106], c’est-à-dire sa réaction vis-à-vis d’un objet perçu comme agréable ou désagréable : le mouvement affectif va de l’euphorique au dysphorique » 584 , comme lorsque l’auteur s’exprime face à l’amour qu’il identifie métaphoriquement à une « forêt enchantée », parce qu’il le fascine extrêmement, étant la « source » de « l’esprit métaphysique » :

‘L’esprit métaphysique pour moi renaissait de l’amour. L’amour était sa source, et je ne veux plus sortir de cette forêt enchantée.’ ‘(« Le Songe du Paysan », Le paysan de Paris, p.242)’

Ou quand il célèbre la « philatélie » :

‘O philatélie, philatélie : tu es une bien étrange déesse, une fée un peu folle, et c’est toi qui prends par la main l’enfant qui sort de la forêt enchantée où se sont finalement endormis côte à côté le Petit Poucet, l’Oiseau Bleu, le Chaperon Rouge et le Loup, c’est toi qui illustres alors Jules Verne et qui transportes par-delà les mers avec tes papillons de couleur les cœurs les moins préparés au voyage.’ ‘(« Le Passage de l’Opéra », Le paysan de Paris, pp.89-90)’

Il représente métaphoriquement un art de collection, en le métamorphosant sous plusieurs formes fantastiques, et surtout en un interlocuteur féminin à qui il s’adresse directement, d’où, le pronom personnel « tu ». Par une métaphore avec « être », la philatélie est définie telle « une étrange déesse », dans le but d’exprimer son pouvoir attrayant qu’elle exerce sur ses passionnés, lui vouant fidélité et adoration. Elle est également « une fée un peu folle », parce qu’elle nourrit l’imaginaire humain, en lui permettant de parcourir les lieux les plus merveilleux, sans pour autant se déplacer dans l’espace réel, comme l’indiquent l’énumération des contes et la mention de Jules Verne.

Pour l’essentiel, il faut dire que la valeur des métaphores est en rapport de conformité avec le degré de sensibilité et d’affectivité créatrice, en ce sens qu’elles ne peuvent exister en l’absence d’imagination et d’intuition. Il s’ensuit que la figure métaphorique soit catégorisée telle « une régulation subjective, en rejet de la régulation objectivante instaurée par l’usage (une subjectivité partagée): le locuteur rejoue par là même la catégorisation que la régulation sociale, en rapport avec une expérience collective, a articulée au mot, se pose comme conscience critique, en contestant la reconduction systématique des significations intersubjectivement stables » 585 .

Notes
570.

A. J. CASCARDI, Subjectivité et modernité, Paris, PUF 1995, p.77.

571.

Ibidem., p.81.

572.

C. FROMILHAGUE et A. SANCIER, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Bordas 1991, p.134.

573.

M. MAHMOUDIAN, Le contexte en sémantique, Paris, Peeters 1997, p.3.

574.

A. HENRY, Métonymie et métaphore, Paris, Klincksieck 1971, p.63.

575.

C. DETRIE, Du sens dans le processus métaphorique, Paris, Champion 2001, pp.244-245.

576.

M. BONHOMME, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion 2005, p.222.

577.

C. FROMILHAGUE, les figures de style, Paris, Nathan 1995, p.60.

578.

H. MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF 1998, p.711.

579.

Ibidem., p.759 et p.761.

580.

Ibidem., p.704.

581.

J.-P. CLEBERT, Dictionnaire du Surréalisme, Paris, Seuil 1996, pp.145-147.

582.

Idem.

583.

F. HALLYN, Formes métaphoriques dans la poésie lyrique de l’âge baroque en France, Genève, Librairie Droz 1975, p.64.

584.

C. FROMILHAGUE et A. SANCIER, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Bordas 1991, p.85.

585.

C. DETRIE, Du sens dans le processus métaphorique, Paris, Champion 2001, pp.181-182.